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Les enseignants qui vont se retrouver en septembre face aux élèves, jeunes et moins jeunes, vont avoir fort à faire. Si au cours de l’année scolaire ils ont été confrontés aux faits et à l’émotion à chaud, à la rentrée ils vont devoir faire avec le temps qui sépare les faits d’une analyse en contexte scolaire. Que ce sera-t-il passé entre temps ? Parents, médias, réseaux, amis, la « construction du réel » aura déjà eu lieu au travers de ces environnements, de ces interactions. 

De manière très différente d’un jeune à l’autre, d’un enfant à l’autre, les faits à chaud seront devenus des informations refroidies et reconstruites à partir de prismes si variés qu’il sera difficile à l’éducateur de faire le travail de déconstruction nécessaire pour mener une analyse apaisée. Certes la distance enlève l’émotion (on est souvent moins impressionné par un attentat à Kaboul ou à Peshawar qui tue pourtant plusieurs dizaines ou centaines de personnes que par un évènement plus proche géographiquement moins meurtrier), mais elle ajoute le temps de la transformation au travers de filtres multiples et d’interactions variées.

La parution en juin 2016 du numéro 1104 de la revue (rénovée) TDC (Textes et Documents pour la Classe – CANOPE) consacrée aux « discours médiatiques » peut-être un bon support pour que chaque adulte, chaque enseignant fasse pour lui ce travail d’analyse avant d’être en présence des élèves. Certes ce n’est qu’un des aspects du travail à mener, cela donne quelques grilles de lecture utiles, au-delà des médias. Toutefois ce qui est important dans ce travail à mener c’est justement le traitement médiatique qui est fait des évènements et qui demande à être analysé de manière critique, c’est à dire en tentant de contextualiser le propos avant d’en faire une lecture approfondie. Mais très rapidement va venir la question du discours, au-delà des médias, de tous les discours qu’ils viennent de chacun ou de quelques personnalités en vue.

Il est difficile de parler des médias de manière globale (un peu comme quand on parle des jeunes ou de l’école) tant les contextes sont divers. Ayant eu la chance de rencontrer et d’entendre Laurent Jullier il y a quelques semaines, j’ai découvert son approche qui m’a semblée particulièrement intéressante. On trouvera dans ses livre « qu’est-ce qu’un bon film ? » (2è édition remaniée, Editions la Dispute, 2012) et « Analyser un film, De l’émotion à l’interprétation » (Editions Champs Flammarion 2012) de quoi aussi avancer dans la réflexion.

En introduction de ce deuxième ouvrage on peut lire : « L’analyse de films n’existe pas. Il n’y a que des analyses et qui plus est des analyses de certains éléments dans un film ». Ce qui m’a particulièrement intéressé dans son propos c’est son respect du spectateur, du lecteur, de l’auditeur, mais aussi du contexte de réception et de l’usage que chacun veut faire de cette analyse. C’est aussi le respect du discours de chacun et le refus d’un discours normé ou d’un discours qui se veut supérieur et qui imposerait son analyse aux autres. Indirectement son propos interroge tout éducateur et surtout propose des outils d’analyse qui prennent en compte cette approche et non pas des analyses qui s’imposeraient d’elles-mêmes du fait du champ de spécialité de l’auteur.


Or c’est l’un des problèmes essentiels des discours des médias et des discours dans les médias. Récemment au cours d’une table ronde organisée sur une radio de service publique, on pouvait entendre un vif débat sur la manière dont la population réagit aux évènements graves qui se sont produits.

Il est particulièrement étonnant d’entendre des personnes invitées parler au nom « des français » ou de la « population française » et d’asséner ce qui est simplement un regard personnel (parfois un peu étayé) sur un fait. Les échanges sont vifs, mais l’important n’est pas l’échange de point de vue, mais la prise de parole (cf. « je vous ai laissé parler, ne m’interrompez pas ! ») et son effet d’amplification par le média interposé. Comme jadis Pierre Bourdieu l’avait montré dans son ouvrage « Télévision » la spectacularisation du débat ne sert pas l’analyse mais uniquement l’émotion qui elle-même est censée produire de l’audience.

La surenchère verbale semble devenir un sport qui n’est plus réservé à quelques athlètes du discours souvent convoqués dans les médias (les fameux autorisés de Coluche), mais de devenir une norme de l’interaction humaine. Bref Jean Marie Gourio (et Jean Michel Ribes) et ses « brèves de comptoir » renvoie assez bien la manière dont chacun de nous, parfois, se comporte. On énonce de manière éloquente une analyse dont la forme est plus importante que le fond, le contredisant parfois.

Parmi ces formes de prise de parole et de discours, un procédé rhétorique est connu : « Je dénigre et attaque la personne plutôt que les faits dont elle parle ».

Ces petites phrases qui disqualifient la personne en entête de discours ou de texte, n’ont d’autre objectif que d’induire un regard négatif sur le propos. Si j’écris, par exemple, « madame truc dont on connait bien la légèreté de comportement » ou « monsieur machin qui oublie trop souvent ses origines », j’induis chez le lecteur un prisme de lecture qui fait que je ne lirai pas la même chose que si j’écris « ce remarquable auteur qu’est madame truc » ou encore « cet homme d’expérience qu’est monsieur machin ».

Voici un procédé qui précède le suivant : l’injure, le dénigrement, presque la diffamation.

La violence des échanges sur les réseaux sociaux, même si elle n’est pas bien différentes que celle du quotidien, est néanmoins très visible et lisible. Or c’est cette lisibilité nouvelle pour chacun de nous qui pose question. Chaque enfant, jeune ou adulte, est confronté directement à la violence verbale, appelant parfois à la violence physique dans une sorte de sentiment d’inconséquence de la parole.

Si cette violence n’est pas nouvelle dans les institutions (cf. la lecture du livre de Pierre Merle, L’élève humilié : l’école un espace de non droit. Paris : PUF, 2005. – 214 p. Éducation et formation) elle semble désormais devenir ordinaire (comme dans nombre de films grand public) elle est en train s’essaimer dans une sorte de posture de dédoublement entre l’énoncé et l’énonciateur : « j’ai dit ça pour rire ».

Deux faits confirment cela en pleine été : d’une part un commentaire d’une élue brestoise sur twitter (https://francais.rt.com/france/24519-colere-incomprehension-apres-tweet-hamel) et d’autre part une polémique québécoise à propos d’un humoriste en procès et de la réaction d’une enseignante (https://m.facebook.com/JJJjulie/posts/10154414568938593) à propos de l’éducation des jeunes contre le harcèlement et le dénigrement.

La déconstruction des discours sur les évènements de l’été suppose non seulement l’analyse des faits, mais aussi l’analyse du processus de transformation des « informations » (comprises comme mise en mots de faits que l’on transmet).

Or ce processus est complexe et souterrain ou plutôt implicite. La construction que chacun de nous fait de la réalité est une transformation qui associe de nombreux paramètres intrinsèques et extrinsèques. Au premier rang de cela, cette tendance bien analysée par les psychologues à préférer l’information qui conforte ce que je sais que l’information opposée ou différente. Chacun de nous tend à regarder ce qui lui procure un sentiment d’appartenance, de partage avant d’écouter ce qui est gênant, différent voire contraire.

A cette attitude s’ajoute la difficulté de chacun de nous à écouter, avant même que le sens des propos tenus ne soit perçu. Cette attitude se trouve aussi dans le fait de parler au-dessus de l’autre. Cette première difficulté rassemblée dans ces trois attitudes (préférence, non écoute, parole) est difficile à dépasser car elle nous met en cause, pensons-nous personnellement.

C’est là qu’un travail intéressant peut-être fait pour distinguer ce que l’on dit et la personne qui le dit. Certes il faut assumer ses paroles. Mais quand on veut travailler l’interaction verbale, il est essentiel de ne pas constamment réduire l’un à l’autre. Cet exercice est aussi une posture de respect de l’autre dont il faut tenter de trouver la réciprocité.

Lorsque l’on peut faire « tenir » parole dans la salle de classe, alors peut commencer la déconstruction.

Cela peut s’appuyer sur diverses méthodes. Certains utilisent des inter-médiations : travail théâtrale, improvisation, concours d’orateur, travail sur l’écriture papier ou numérique. D’autres utilisent le travail de distanciation par l’analyse de documents complétée d’une présentation de ces documents, seul ou en groupe. En tout cas, cela se prépare et doit inclure l’inattendu, l’imprévu. Car l’une des difficultés que chacun de « nous » va rencontrer face au groupe des élèves ou des étudiants, c’est le risque de la rupture, soudaine, parfois imprévisible de l’interaction maîtrisée. Car tenter de travailler sur ces sujets aussi difficiles c’est aussi accepter le refus de certains, voire sa propre difficulté, à ne plus pouvoir entendre l’autre dès lors qu’un dépassement nous fait passer de l’analyse à l’émotion, voir l’affect.

On peut aussi considérer que tout cela ne doit pas entrer dans l’espace de la classe, dans l’espace scolaire. Malheureusement si l’on peut le concevoir comme pari éducatif, il n’est pas certain que chacun de nous, enseignants, élèves, étudiants, soyons capables de tenir à distance la réalité sociale quand elle prend des dimensions aussi fortes et dramatiques que celles vues et ressenties pendant l’été.

A suivre et à débattre.

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 Bruno Devauchelle

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Dernière modification le jeudi, 06 octobre 2016
Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.