Ici, il aborde la question de l’horizontalité renforcée par les réseaux numériques. L’horizontalité n’est plus limitée par la « proximité » physique et s’éclate dans le virtuel.
Cela dit, mais c’est une hypothèse toute personnelle, j’ai le sentiment que les échanges des enseignants (pour ceux qui échangent) se font surtout dans le monde virtuel et beaucoup moins dans la proximité de l’établissement. B.D.
Il y a circulaire et circulaire : certaines circulaires de « mise en place » ont une portée pratique en termes d’organisation et laissent peu de marges d’interprétation (en nous rappelant qu’il y un ministre de l’Éducation nationale, et non trente, cent, voire davantage). Dans d’autres cas, notamment les textes à finalité ou contenu pédagogique, la complexité même de la matière quand bien même les textes sont d’une adamantine clarté nécessite de ces lectures interprétatives qu’évoquait Bernard Desclaux, avec, comme en musique, des interprétations différentes mais légitimes ou des interprétations fallacieuses qui dénaturent l’esprit, parfois la lettre de la partition.
Du BO « papier » au changement de paradigme (l’autonomie)
J’ai connu l’époque où le Bulletin officiel de l’Éducation nationale (BOEN ou BO pour les intimes) arrivait au format papier, généralement au courrier du jeudi. Il était rarissime que l’enseignant de base s’y précipitât goulûment. II était censé — notamment — permettre au ministre, depuis le 110 rue de Grenelle, 75007 Paris, de donner ses instructions à chaque enseignante ou enseignant de terrain pris isolément et agissant sous l’œil à la fois vigilant et sagace d’autorités intermédiaires dont la vigilance et la sagacité sont des vertus premières (on ne saurait dire ici cardinales) dont l’absence leur serait reprochées à la fois en haut et en bas.
Jadis ou naguère, en dernière instance après toutes les couches et sous-couches interprétatives sur les textes et instructions, une enseignante ou un enseignant pratiquait SA lecture dans « SA » classe (même si elle est partagée entre enseignants de plusieurs disciplines). Qu’il y ait des variations est logique et normal (on est humain ; chacun a son style et, surtout, est attaché à sonautonomie professionnelle), mais que le même texte soit pratiqué de manière contradictoire, parfois dans la même école ou le même établissement, est un problème. Il ne s’agit pas de passer à un fonctionnement soviétisé, mais plutôt d’articuler la nécessité de la cohérence collective et de l’autonomie de l’exercice professionnel.
Le modèle traditionnel (du ministre à chaque enseignant via la hiérarchie intermédiaire) est pourtant mort, quand bien même tout le monde ne s’en rendrait pas compte. L’éducation est plus encore qu’hier (et bien moins que demain !) un système lié à d’autres systèmes. Après bien des épisodes, il y a — malgré quelques réfractaires qui restent de pierre — une double prise de conscience progressive et pas encore achevée :
1° L’École a sa mission propre, mais agit dans un environnement donné sur des enfants et adolescents qui ne se réduisent pas à leur statut d’élève. Il y a des logiques de partenariat (notamment via les programmes éducatifs de territoire) qui peuvent contribuer à la réussite éducative s’ils sont pensés, articulés, organisés sans confusion des rôles mais dans le respect du rôle de tous — sans oublier que les écoles et établissements sont institutionnellement et en pratique souvent des partenaires de collectivités territoriales qui ne sont plus de simples dispensateurs passifs de crédits (voir le rôle des régions qui se dessine actuellement en matière de formation professionnelle ou d’orientation).
2° En découle nécessairement la question de l’autonomie des établissements. Elle n’est pas l’indépendance (et c’est pourquoi les circulaires ministérielles, mais aussi rectorales ou infra-rectorales restent nécessaires), mais elle ne peut s’exercer « en l’air » sans capacité à actionner des leviers (sauf à se réunir pour se réunir et écrire des projets pour développer sa pratique du traitement de textes, ce qui lasse). Au-delà même des effets « territoire » (géographiques, sociologiques…), des effets « architecture scolaire » (qu’on ignore trop), deux établissements ne sont jamais identiques : ce sont deux communautés humaines différentes travaillant avec des élèves vivants et de la matière inerte, avec les interrogations didactiques, épistémologiques, déontologiques que se posent et traitent ses membres… ou pas.
La capacité à déterminer localement des leviers utiles pour l’application d’un dispositif dont les objectifs (y compris de contenu) restent nationaux implique d’ailleurs que les établissements disposent de marges réelles d’autonomie, indépendamment des dotations permettant de compenser les inégalités (éducation prioritaire), voire de traiter spécifiquement les établissements en très grande difficulté. Cela suppose évidemment que l’on rende compte de l’exercice de l’autonomie, qu’on l’accompagne (formation, méthodologie, évaluation interne/externe) pour ne pas retomber dans les « ornières spontanées » (groupes de niveau permanents) mais en sortant de la paralysie des contrôles à priori. Cela n’interdit donc d’ailleurs au ministère de donner ses cadres (il n’y a qu’un ministère, rappelons-le) et de donner des cadres à ses cadres. C’est même nécessaire pour faciliter le travail utile des équipes. Tout cela concourt à ce que le processus traditionnel de descente passive et individuée des textes (voir l’article précédent) soit remise en cause.
Vie réelle, numérique : utiliser les réseaux d’échanges
La question de la « lecture collective » (lire, c’est choisir !) évoquée par Bernard Desclaux est donc plus encore qu’hier une nécessité. Pour filer la métaphore, je dirai même qu’elle doit être une lecture active… et même interactive. Cette lecture doit permettre une re/lecture à tous les niveaux. J’ai personnellement apprécié comme enseignant de terrain les allers-retours terrain-circonscriptions d’IEN-ministère dans la confection des programmes pour l’École élémentaire en 2002. Selon moi, cela a constitué une des conditions de leur appropriation, dans tous les sens du terme, par le terrain. L’enjeu d’une circulaire n’est pas seulement qu’elle arrive et soit connue, mais de permettre la mise en œuvre effective des orientations arrêtées par l’autorité républicaine (les questions de dialogue constructif ou de conflit avec le terrain prennent des formes historiquement variables, mais nous sortons ici du cadre… de ce billet).
C’est de même nature que la différence entre (penser) faire cours et faire classe que Jean-Louis Auduc a explicitée à plusieurs reprises. La réception individuelle passive de la circulaire n’équivaut pas à son assimilation et encore moins à sa mise en pratique réfléchie (à la fois pensée et pensée sur/pour soi-même, le soi étant ici l’individu dans l’équipe, l’équipe avec ses constituants). C’est d’ailleurs ce qui explique que le changement en éducation, pour diverses raisons dont celle-ci, est nécessairement une entreprise au long cours.
Mais les modalités de ces lectures et relectures changent, de fait, dans une société qui est devenue « numérique ». Le contact se limitait jadis aux collègues de proximité, parfois à ceux qu’on pouvait retrouver lors de tel regroupement (institutionnel ou pas) ; les sources d’information-papier étaient descendantes (presse syndicale comprise). Ce monde n’est plus.
Les distances ont explosé comme ont explosé les compartimentations étanches. Cela ne veut pas dire que les séparations n’existent plus. Mais sur tel ou tel sujet, telle ou telle lecture, je puis échanger de pair à pair avec telle ou telle personne (collègue ou pas) que je n’aurais jamais rencontrée parce qu’elle n’est pas dans mon environnement géographique ou professionnel immédiat… à commencer par tel ou tel directeur honoraire de centre d’information et d’orientation. Certes Il y a des réseaux qui ne croiseront pas les miens, mais l’intérêt de ces réseaux (les miens et ceux des autres) est de nourrir directement ou indirectement la réflexion de l’ensemble des acteurs, d’enrichir les échanges « dans la vraie vie » avec les collègues et/ou l’encadrement pédagogique. Inversement ceux-ci peuvent permettre d’alimenter les débats dématérialisés qu’on mène, plaisamment parfois, parfois moins plaisamment, sur les réseaux. Les dispositifs numériques permettent d’élargir les ressources en qualité et en quantité — d’abord parce qu’ils permettent des ouvertures inattendues (On peut sur ce point tirer profit de cet Éloge du latéral par Marie-Anne Paveau même s’il semble et parce qu’il est éloigné de notre objet).
Pour un « bon usage » des circulaires
Pour autant, les décideurs ne sauraient se borner se contenter de froncer le sourcil pour espérer être obéis (Perinde ac cadaver n’est pas un principe historiquement enseigné dans les séminaires laïques que furent écoles normales, qu’elles fussent primaires ou supérieures). Au reste, cette « beauté de l’obéissance passive » qu’évoquait Hugo à propos du deux-décembre ne saurait avoir de résultat probant sur un terrain qui a, quant à lui, une longue pratique historique de la résistance passive.
Ils ont d’ailleurs intérêt à ces lectures (c’est comme au Parlement : une seule lecture — au sens d’analyse interprétative — ne suffit pas), et il est bon que ces lectures s’effectuent dans des cadres différents. La question ne se pose pas seulement pour la formation continue (des personnels), mais elle s’y pose tout particulièrement. Et les formateurs, et les formateurs avec les « formés » ne sont plus dans un modèle de transmission descendante (sur le mode cours ou conférence). C’est d’ailleurs en ces matières qu’on pourrait utiliser la technique de la pédagogie inversée, qu’on puisse s’expliquer sur les marges, sur les choix, sur les interprétations (possibles ou pas, souhaitables ou pas). La « formation-exégèse » dans laquelle l’interprétation de la parole sacrée est le fait de l’officiant (fît-il appel à un jeu de questions-réponses) n’est plus, me semble-t-il, une option : il serait à propos que le ministère de l’Éducation nationale s’appliquât à lui-même quelques unes des idées pédagogiques novatrices qu’il ambitionne de voir mettre en pratique un peu partout.
L’échange institutionnel — notamment en formation — doit être une respiration avec la liberté que cela requiert dans l’esprit, diraient les universitaires, de la discussion académique. Elle implique qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre les personnes (le formateur n’est pas l’exégète). Cela n’exclut pas in fine — et la règle du jeu l’implique expressément — que personne n’oublie ou ne nie, l’échange étant clos, ses propres responsabilités comme celles des autres, au sens où l’on exerce des responsabilités en fonction des missions relevant de son statut et de l’emploi ou de la fonction qu’on occupe : nous sommes dans le cadre de la Fonction publique de l’État, pas dans l’abbaye de Thélème autogérée et fonctionnant à la demande à la manière du Collège de France.
Cela peut permettre d’ailleurs de laisser vivre sa vie à la circulaire (les réajustements de textes sont autant d’occasions de déstabilisations) en faisant le bilan (effet — et non étude — d’impact) de sa portée réelle (et le cas échéant des difficultés de tous ordres que cela révèle — y compris parfois les distorsions de « lectures »). Il n’est pas besoin d’organiser un système (trop) compliqué de remontées. Une bonne observation des réseaux sociaux — et plus encore un emploi proactif de ceux-ci de la part de l’institution — peut faciliter ce dialogue devenu nécessaire entre un ministre porteur d’une politique de développement de l’École républicaine (cette formulation n’a évidemment pas de validité absolue, en particulier rétroactivement) et ceux qui, individuellement comme collectivement, ont à cœur d’assumer leur mission de service public.
Au fond on conçoit bien que, pour que notre système éducatif soit plus efficace et moins inégalitaire, il faut repenser l’usage (mais non le principe) de la circulaire en s’appuyant sur le développement de pratiques innovantes remettant en cause la confusion ancienne entre exposition au savoir etappropriation de celui-ci. L’enjeu est, au bout du bout, d’éviter les contresens nuisibles, d’abord et avant tout, au bon fonctionnement du système éducatif et donc à ses premiers intéressés : les élèves et les étudiants.
Luc Bentz