La question de Jérôme Martin
Commençons par la reprise de la question dans son intégralité, titrée « Et les acteurs ? ».
« Reste une dernière question, la plus importante mais aussi la plus délicate que l’auteur n’aborde pas vraiment. Elle concerne les motivations des conduites adoptées par les élèves et les familles. Dans les représentations dominantes, fortement ancrées chez les élites et les classes moyennes, l’aspiration à la mobilité sociale et à la mobilité ascendante, est une valeur en soi. Le modèle des classes préparatoires et des grandes écoles dispose ainsi d’une légitimité incontestable. Ce modèle dominant entre en contradiction avec l’absence supposée d’ambition scolaire et sociale qui caractériserait les classes populaires. Comme souvent, c’est en termes de défaillance, de manque, d’insuffisance que les conduites des classes populaires sont décrites. Cette approche n’est pas sans rappeler les accusations d’imprévoyance lancées par les philanthropes, les réformateurs sociaux au XIXe siècle et les conseillers d’orientation au XXe siècle. A l’inverse, rares sont ceux qui interrogent le modèle dominant des parents et élève stratèges des classes moyennes. Les débats sur l’orientation éludent ce problème alors qu’il est central. Il ne s’agit évidemment pas de légitimer les inégalités sociales d’orientation, ni d’invoquer un « refus de parvenir » mais d’envisager la question au-delà des approches statistiques, souvent surplombantes, afin d’entrer pleinement dans le débat sur l’orientation comme enjeu démocratique. »
Une remarque préalable. En effet, j’ai peu parlé des acteurs « réels » et de la motivation des élèves et des familles, pour une raison simple : mon propos essayait de se concentrer sur l’évolution de la procédure, d’une règlementation institutionnelle, en remarquant tout de même qu’elle était très peu discutée ou remise en question. J’y reviendrais.
Le partage du modèle de la mobilité sociale
L’orientation scolaire se présente comme un outil dont doit se saisir (est obligé de se saisir) l’élève et sa famille pour non seulement circuler et progresser dans le système scolaire mais aussi pour atteindre un but, son insertion sociale. L’école, au sens large est présentée comme une utilisation sociale obligatoire. On voit en ce moment même les débats concernant ce paradoxe à l’occasion de la discussion du projet de la loi, anciennement dénommée « contre les séparatisme », et renommée aujourd’hui « loi confortant les principes républicains ».
Mais outre ce paradoxe, il y a une sorte de présupposé comme le signale Jérôme Martin, celui de l’accord supposé sur le bienfondé de la mobilité sociale. Or ce partage est peu réel. Benoît Coquard, sociologue, vient déclarer dans un article du Monde : « Dans certains milieux ruraux, la culture anti-études reste très forte ». Il s’appuie sur sa thèse[1] présentée en 2016 et publiée en 2019.
Une particularité française
Au cours de quelques recherches sur le net j’ai découvert l’article de Charles-Henry Cuin : La sociologie et la mobilité sociale : les énigmes du cas français[2]. Il y indique que la mobilité sociale devient un objet sociologique très tard, dans les années 70 avec les travaux de Daniel Bertaux et surtout Raymond Boudon.
« Au cours de l’entre-deux-guerres, quelques réformes assez superficielles (18) permirent au système scolaire français de renforcer son image démocratique – avec des bénéfices idéologiques considérables. En prétendant fonder la distribution sociale sur le seul mérite scolaire, et le mérite scolaire sur la seule distribution naturelle des aptitudes et des goûts, il justifiait démocratiquement une structure sociale fortement inégalitaire mais reflétant fidèlement les différences existant entre les divers niveaux d’enseignement. Il légitimait donc la notion de «barrière» chère à la culture bourgeoise en apportant la démonstration que ces barrières étaient scolairement et donc (par le jeu de l’égalité des chances scolaires) non socialement déterminées – et en faisant accepter que, comme le souligne E. Goblot (1967), si ces barrières étaient franchissables, leur franchissement ne les supprimait pas pour autant (19). » p 14
En fait le système scolaire français est figé en deux ordres qui séparent les publics scolaires, et cela jusqu’à la seconde guerre mondiale. C’est avec la réforme Berthoin de 1959 que le système unique s’organise pour recevoir « de la même manière » l’ensemble du public scolaire. Jusque-là, la méritocratie s’appliquait dans chacun des ordres sans renverser les barrières. Si le système se réorganise, ce n’est pas pour des raisons démocratiques ou de réponse à une demande sociale de scolarité longue (on en est aux prémisses), mais pour des raisons de développements économiques et de compétences professionnelles de plus en plus importantes.
La conception française de l’école est qu’elle est un dispositif contrôlant et qui applique les objectifs politiques de l’état. La « liberté » individuelle n’a qu’à « profiter » de ces dispositifs en s’y conformant. C’est le projet politique qui est premier et non la liberté individuelle comme dans la tradition anglo-saxonne. Avec la création des nouvelles procédures d’orientation (NPO) en 1973 c’est la rencontre conflictuelle qui se trouve organisée entre les objectifs politiques et la liberté individuelle.
L’orientation scolaire
Il faut comprendre que l’orientation scolaire qui s’organise avec les NPO après les événements de 68 est un construit social qui se fait par conflit feutré, organisé, entre des acteurs aux logiques différentes.
Il y a un fond préalable, c’est la gestion de la circulation dans le secondaire se fait par le principe du passage en classe supérieure (cf. circulaire de 1890) signalée par André Caroff et que je reprends souvent[3]. Dans cette organisation de la circulation des élèves, il n’est aucunement question d’orientation (qui suppose notamment une projection dans le temps, une prospective, une pensée développementale vers le futur au-delà de l’école). Le passage en classe supérieur est un problème institutionnel avec une conception très claire d’un pouvoir absolu sur les élèves et les familles. La décision est basée sur une « évaluation » scolaire, sur une mesure de la performance scolaire et non pas de ce que serait la personne. A cette période du début du siècle s’élabore l’orientation professionnelle notamment autour de la notion d’aptitude, c’est-à-dire de caractéristiques du sujet, observées scientifiquement.
L’introduction de l’orientation dans le système scolaire repose sur une toute autre conception qui vient en effet, de celle des aptitudes et du « choix » (avec une ambiguïté sur qui exerce ce choix…). Même s’il y a des experts, qui mesurent, qui objectivisent, l’orientation est conçue du côté de la personne qui, comme on dirait aujourd’hui, élabore son parcours. L’orientation scolaire, de ce point de vue, suppose une orientation professionnelle, c’est le choix d’une profession, ou d’une formation professionnelle, ou d’une formation dont l’horizon est une profession. L’orientation repose sur ce qu’est la personne (on dirait aujourd’hui la compétence).
Aptitude, motivation, compétence, envie, désir… représentation, tous ces arguments sont du côté du sujet. Mais bien entendu, ils viennent s’opposer à la logique méritocratique scolaire reposant sur l’épreuve scolaire. Les procédures d’orientation mettent en scène une forme de rencontres, de compromis entre les désirs des sujets sous la forme de la demande et du choix d’orientation, et le jugement professoral s’appuyant sur l’évaluation scolaire. Ce faisant on a la transformation, très difficile d’une institution totale au sens goffmanien, en une organisation en relation avec un environnement ayant sa propre logique.
Mais tout ceci ne répond pas à la question de Jérôme Martin. Il me faudra d’autres posts.
Bernard Desclaux
http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/19/reponse-a-jerome-martin-i/
[1] Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, coll. « L’envers des faits », 2019, 211 p., ISBN : 978-2-348-04447-2. https://www.editionsladecouverte.fr/ceux_qui_restent-9782348044472
Une recension de ce livre : Kevin Diter, « Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 juin 2020, consulté le 18 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/lectures/39690 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.39690 https://journals.openedition.org/lectures/39690
[2] In: Revue française de sociologie, 1995,36-1. Mobilité sociale. Histoire, outils d’analyse et connaissance de la société française. Etudes réunies et présentées par Mohamed Cherkaoui et Louis-André Vallet. pp. 33-60 ; doi : 10.2307/3322310 https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_1_4394
[3] Bernard Desclaux, La procédure d’orientation scolaire : une évidence bien française, in TransFormations n° 3 mars 2010, pp. 77-96 https://www.semanticscholar.org/paper/La-proc%C3%A9dure-d%27orientation-scolaire-%3A-une-%C3%A9vidence-Desclaux/5f6f45a0ccb83c10f2a03311a8e3adedb3d915d3 et Bernard Desclaux, Questionner l’histoire de l’orientation et des conseillers en France (IV) évolution des procédures d’orientation http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2015/10/01/questionner-lhistoire-de-lorientation-et-des-conseillers-en-france-iv-evolution-des-procedures-dorientation/
Dernière modification le jeudi, 21 janvier 2021