Avec ce même regard relativiste, on la retrouverait aussi en arrière-plan de l’égalité qu’elle rend possible par la neutralité postulée de l’Etat en matière de religion : annulant toute distinction confessionnelle entre les citoyens devant le service public. On la reconnaîtrait aisément, enfin, dans le panorama ouvert par l’exigence de fraternité : où les hommes doivent s’associer et se respecter indépendamment de tout communautarisme affiché. Ainsi comprise, la laïcité serait bien un avatar des valeurs républicaines : un prolongement parmi d’autres de leur mise en œuvre, la conséquence indirecte d’une réalité sociale advenue en dehors d’elle.
Mais de manière plus fondamentale, il est possible de penser autrement sa place et son importance. Car en libérant historiquement le pouvoir politique de son emprise religieuse, c’est bien par la laïcité et à travers elle que la république a tout simplement pu s’imposer dans les faits comme dans les idées.
C’est parce qu’une telle exigence s’est faite une place dans l’Histoire qu’à la monarchie de droit divin s’est substitué l’idéal du peuple souverain ; au sacre catholique du pouvoir s’est vu préférer celui du suffrage et de la volonté générale. Sur un tout autre registre, la laïcité est également ce qui assure une cohérence comme un sens global aux trois valeurs cardinales de la république : leur conférant une cohésion à laquelle elles ne pourraient prétendre sans son étayage conceptuel. Ainsi comprise et pour ces deux raisons essentielles, elle serait cause plutôt que conséquence de l’exigence républicaine, génératrice de sens plus que destinatrice d’effets induits.
Le concept laïc à l’origine historique de la république moderne
Le combat historique pour l’avènement de la république fut d’abord celui de la laïcité : ou plus exactement celui d’une laïcisation de l’autorité légitime. Combat politique au sens fort, il s’inscrit dans l’affirmation par les philosophes du droit naturel – Grotius et Pufendorf, d’abord, Rousseau ensuite… - d’un fondement non religieux de la souveraineté. La théorie du droit divin se justifiait essentiellement par la formule de Saint Paul selon laquelle : « il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu et c’est lui qui a ordonné toutes celles qui sont sur la terre. Celui donc qui résiste aux puissances résiste à l’ordre de Dieu » [1]
Ce postulat installa à la fois le pouvoir monarchique dans son origine – celle d’une volonté divine incontestable – comme dans sa pérennisation – puisque tout droit de révolte est ici condamné a priori à la fois par la puissance publique et par l’Eglise. Envisager un autre ordre politique, c’est donc établir ailleurs que dans la volonté divine une source possible de souveraineté légitime. La référence à la « nature » sera alors utilisée par les penseurs humanistes – qui s’inspireront notamment de la phusis des grecs puis des latins – pour concevoir cet autre fondement. Le droit naturel permet ainsi de se représenter la puissance légale du peuple souverain, à travers sa volonté, comme cause et effet de l’ordre politique juste. Et Rousseau sera bien évidemment celui qui achèvera cet édifice de construction d’une république moderne et posera les bases d’une révolution à venir [2] : « toute puissance vient de Dieu, je l’avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin ? [3]
C’est donc bien de manière profonde et centrale que l’exigence de laïcisation du droit politique a rendu possible la république moderne. Il existe à ce titre une relation de cause à effet entre la conceptualisation, par les philosophes du droit naturel, d’un Etat laïque – à savoir non soumis à une puissance religieuse – et celle d’une société républicaine. Si la laïcité est ensuite – dans un second temps – l’expression de cette liberté retrouvée du citoyen face à la religion, c’est parce qu’elle a été dans un premier temps le socle conceptuel d’une nouvelle représentation du pouvoir. Bouclant ainsi historiquement un cercle vertueux, la laïcité a donc dégagé le principe de la souveraineté de sa gangue confessionnelle, elle a sécularisé la conception même du pouvoir politique et de l’autorité, pour ensuite offrir aux citoyens le trésor d’une liberté initialement postulée. La souveraineté, par elle, n’appartient plus au clergé. La république, par elle, est bien « chose » d’essence publique et non plus divine.
La laïcité comme résultante des valeurs républicaines
Comment, sur cette base historique et conceptuelle, envisager alors les corrélations entre la laïcité et les autres valeurs de la république ?
La première approche, celle du jugement spontané, consiste d’abord à voir en elle une conséquence parmi d’autres de ces principes cardinaux. La liberté proclamée engendre la liberté d’expression, elle-même produisant la liberté de conscience comme l’un des points d’aboutissement de ce principe initial. De la même manière, l’égalité générale décrétée pour tous les citoyens induit que l’Etat ne favorise aucune confession, ne discrimine en aucune manière telle ou telle obédience au sein de l’espace social. Là encore, la laïcité est bien un effet parmi d’autres de cette égalité républicaine qui s’oppose à toute prise en compte publique des croyances privées. Enfin, l’exigence de fraternité s’impose comme la plus évidente des valeurs liées à la laïcité : les citoyens sont en effet « frères » non parce qu’ils partagent une quelconque conviction religieuse, mais parce qu’ils appartiennent tous au même espace social et sont unis dans une identité républicaine qui dépasse leurs éventuels conflits sur la foi.
La laïcité est, ainsi comprise, un effet global de la liberté parce qu’elle se définit fondamentalement par la liberté de croyance. Elle est ensuite une résultante de l’égalité parce que cette liberté de croyance est la conséquence de la neutralité de l’Etat : elle-même engendrant l’égalité de statut entre les citoyens du point de vue de leurs confessions. Elle est enfin l’expression aboutie de la fraternité républicaine au sein d’un espace social pacifié où les identités individuelles ne peuvent se réduire en aucun cas à des appartenances confessionnelles.
La laïcité, siège des valeurs républicaines
Si cette représentation des choses est exacte et sur le fond indiscutable, elle peut tout aussi valablement autoriser une inversion des causes et des effets. C’est tout d’abord parce que la laïcité est postulée que chaque citoyen ne se réduit pas à son identité communautariste. C’est bien parce que la force publique libère l’individu de ce qui le nie en tant que tel – que ce soit une caste ou une confession publiquement affichée… - qu’il peut alors advenir en tant que personne.
La laïcité signe d’une certaine manière son avènement dans le monde : la « nudité » de sa croyance privée – qu’elle soit effective ou pas – préserve toutes les virtualités de son identité personnelle, affirmée dans un même temps comme pleinement libre et indéfectiblement égale à toute autre. Littéralement, laïc – laos en grec - signifie le peuple uni, l’homme génériquement postulé dans le triple élan d’une fraternité de départ, d’une égalité absolue et d’une liberté originelle. Il y a donc dans le concept même de laïcité l’essence profonde des valeurs républicaines : cette notion d’unité pour une communauté d’égaux qui possèdent en eux-mêmes le siège de toute autorité – la laïcité, c’est le peuple uni. Loin d’être générée par elles à titre d’illustrations secondes et de conséquences, c’est bien au contraire la laïcité qui donne sens et profondeur aux autres valeurs.
Car considérées individuellement et sans l’assise qu’elle leur confère – encore une fois celle du « peuple uni » -, les trois valeurs républicaines sont potentiellement conflictuelles et porteuses de contradictions.
La liberté individuelle livrée à elle-même produit mécaniquement des inégalités : ce que la Déclaration de 1789 reconnait d’ailleurs et justifie sous la condition qu’elles soient le fruit de « l’utilité commune ». L’égalité trop fortement proclamée, à l’inverse, engendre des restrictions sur la liberté. Et ces tensions entre liberté et égalité affectent la compréhension de la fraternité, inévitablement fragilisée par une liberté excessive ou compromise par une égalité trop directive. Seule une conception en amont de peuple uni, de valeur générique, est susceptible de donner sens et cohérence à un tel triptyque.
Plutôt qu’une conséquence ou un épiphénomène, la laïcité est donc bien la pierre angulaire des valeurs de la république. C’est elle et elle seule qui les a rendues historiquement et conceptuellement possibles. C’est elle encore qui assure leur intelligibilité et permet de les penser toutes ensembles sans que les excès de l’une ne viennent à contredire les exigences de l’autre. La république se fonde d’abord sur la représentation d’une unité du peuple : la res publica est essentiellement une vision d’un bien partagé et d’une identité de citoyens. L’abolition des différences confessionnelles, la prise en compte de chaque homme dans l’exclusive affirmation de son individualité au-delà de toute appartenance confessionnelle constituent bien le socle de toute vision du monde authentiquement commune.
Et la laïcité est d’abord cela, elle est surtout cela : la conception d’un individu mis à nu, débarrassé de toute stigmatisation identitaire, expurgé de tout enracinement communautariste, apparaissant aux autres et au sein de l’espace public dans l’exclusive expression de ses virtualités à devenir et à choisir, à croire ou à ne pas croire, à adhérer ou à refuser. C’est cet homme général et générique que nous donne en creux l’exigence laïque.
Rousseau le désignait d’une caractéristique : la perfectibilité. L’homme laïque rejoint finalement cette conception rousseauiste d’un homme postulé de droit comme susceptible de tout recevoir et de tout devenir, arraché à toute tradition et expurgé de ses appartenances culturelles. L’homme laïque est de ce point de vue la plus vivante et parlante incarnation de cet « homme des droits de l’homme » que cherchait si désespérément Joseph de Maistre [4]. Je suis d’abord homme avant d’être croyant ou non croyant, je suis pleinement citoyen avant d’être « fidèle » ou pas, je suis une personne avant d’être un sujet ou un pécheur : tel est, au final, l’unique credo de la laïcité, l’ultime fondement de l’ordre républicain.
[1] Bossuet, Défense de la Déclaration du Clergé de France de 1682.
[2] Le Contrat social était le livre de chevet de Robespierre.
[3] Rousseau, Du contrat social.
[4] « J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être persan ; mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu. », Joseph de Maistre, Considérations sur la révolution.