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Cette somme est le produit d’études menées dans les quatre pays francophones du Nord que sont la Belgique, la France, le Québec et la Suisse. L’ensemble présente ainsi un historique des traditions didactiques dans chaque pays et les constantes dans ce domaine. A ce titre, il constitue un outil de référence pour les différents protagonistes de l’enseignement du français, qu’il s’agisse des formateurs, des stagiaires, des enseignants… 

Un cadre libéral-individualiste vs interculturel-anthropologie-ethno-critique littéraire

Comme toute publication en sciences sociales, il participe d’un courant idéologique. Celui-ci s’inscrit dans le cadre du libéralisme moral et individualiste qui influence les pays occidentaux, notamment dans leur composante éducationnelle. Le triangle didactique est décliné en fonction de ses trois pôles –savoir, enseignant, apprenant-, ce qui donne à l’enseignement-apprentissage un aspect relativement équilibré. Cela dit, les perspectives d’avenir valorisées dans l’ouvrage sont plutôt du côté du pôle de l’apprenant. En témoigne l’apport des études, toutes légitimes au demeurant, sur la lecture subjective, notamment des textes littéraires,  sur le sujet lecteur….Ce courant s’inscrit davantage dans le cadre de la psycho-pédagogie que de la didactique, le contexte socio-institutionnel validant l’objectif des « compétences » à acquérir dans les activités de lecture-écriture notamment.  

Cette confrontation des élèves aux textes et à leurs productions est appréhendée sous l’angle de l’expressivité individuelle, plutôt que du dialogisme et du partage en altérité. Ainsi, si l’outil informatique fait l’objet d’une étude pour son usage raisonné dans le cadre de la classe, tel n’est pas le cas du contexte de la mondialisation (cadre relationnel objectif) et de la médiatisation (cadre subjectif, celui des représentations), dans lesquels évoluent également les publics. Et dont ceux-ci sont des acteurs privilégiés puisqu’issus de différentes origines, qu’elles soient du Sud global, d’Europe ou d’Amérique du Nord. 

En dépit de quelques déclarations de principe, cet enfermement dans le cadre ethno-national est notable dans la limitation au cadre sociologique de la réflexion et dans le choix des références littéraires, qui sont strictement françaises pour la plupart. Peu ou pas de référence à la littérature francophone, étonnamment des pays du Nord (Belgique, Québec, Suisse) mais aussi des Suds anciennement colonisés.

Du côté de la langue française, une position d’ouverture est heureusement formulée dans le chapitre « Le français et les autres langues en présence » :


  «  L’existence de plusieurs langues sur un même territoire est une réalité qu’on ne peut ignorer dans l’enseignement de la langue première. Le monolinguisme, y compris dans les contextes où le français est clairement la langue dominante, est plutôt une exception. Les formes de bilinguisme et de plurilinguisme sont diverses. (…)

A ces réalités sociolinguistiques déjà complexes, il faut ajouter la multiplication de langues et de cultures associées aux mouvements migratoires. (…) La situation actuelle se distingue par le fait que l’ampleur et la diversité d’origine des mouvements migratoires augmentent l’hétérogénéité culturelle et linguistique des élèves. (…) Certaines de ces langues (de l’immigration) sont des langues internationales très répandues comme l’espagnol, l’arabe ou le chinois. (…)

De nouveaux moyens pédagogiques ont été créés pour articuler l’enseignement du français à l’enseignement des autres langues. Par exemple, les propositions contenues dans « Education et ouverture aux langues à l’école » (EOLE) cherchent à faire découvrir les langues en présence dans le but de créer des attitudes positives tout en développant des capacités métalinguistiques par la comparaison et l’analyse des langues observées.» (p 375-377) 

Cet institut, dont les objectifs sont très louables, est suisse : existe-t-il la même démarche en France ? [1] Autre démarche inclusive, mais qui n’est pas appliquée non plus au système scolaire français :

 «  Dans l’organisation du curriculum, les cours de langue et de culture d’origine peuvent être reliés au cours de français. Le curriculum peut être plus ambitieux et proposer une planification de tous les enseignements en plusieurs langues. (…) Un exemple de ce type de coordination est celui des programmes d’études des écoles plurilingues d’Andorre qui combinent depuis les premiers niveaux un enseignement immersif en français, en catalan et en espagnol. » (p 377)

La seule préconisation qui cadre avec le système français, porte sur un comparatisme littéraire et linguistique européen :

 « L’enseignement intégré des langues est vu par les spécialistes comme l’approche la plus prometteuse  pour traiter le plurilinguisme comme objet de programmation scolaire. (…) Un exemple s’insère dans le cadre d’un cours de littérature au secondaire. Le sonnet, forme poétique marquante de la littérature européenne, peut faire l’objet d’un travail de littérature comparée qui met à profit des œuvres appartenant à diverses langues. Par exemple, à partir  de la poésie italienne de la Renaissance (Dante et Pétrarque), de sonnets shakespeariens, de sonnets du baroque espagnol et portugais, de sonnets baudelairiens… » (p 378)

Dans cette perspective programmatique, pourquoi ne pas avoir inclus le comparatisme interrégional [2]? Ainsi que la composante francophone, ce comparatisme présentant l’avantage d’une langue commune en partage, dont les variables langagières et stylistiques peuvent être étudiées avec profit ? Pour mémoire, la réforme en lycée de 2001, pilotée en particulier par Alain Boissinot et Alain Viala, a mis à l’ordre du jour l’initiation aux littératures francophone et européenne, respectivement en classes de seconde et première. Faute d’accompagnement et de formation, cette avancée significative est jusqu’à présent restée lettre morte…

A partir des publications de Claude Clanet, de Martine Abdallah-Pretceille[3], spécialistes de l’interculturel et du transculturel, des spécialistes du comparatisme littéraire[4] et de l’intersectionnalité également, de l’ethnocritique (Jean-Marie Privat[5]), de la dynamique et inclusive didactique du FLE-FLS[6]…, il eût été fructueux d’avancer sur la voie de l’anthropologie (inter) culturelle, et de la didactisation de fondamentaux en matière de diversité, d’altérité, de respect des différences, qu’elles soient de genre, d’origine, de classe sociale, de religion ou de spiritualité….

Au vu de la grave crise de transmission des repères et des valeurs qui prévaut dans les systèmes scolaires français et occidentaux, et qui se traduit par la montée des violences et des individualismes de repli, il s’avère nécessaire d’actualiser et de compléter le paradigme idéologique. Et, ce faisant en France, de mettre la discipline français-Lettres en phase avec l’EMC (Enseignement moral et citoyen) et l’ECJS (Enseignement civique, juridique et social), enseignements mis en place respectivement en collège et en lycée avec la loi de Refondation (loi Peillon, 2013)[7].                

Minoration cognitive vs grammaire du discours et du sens/ sémiotique… 

Le pôle « Savoir » du triangle didactique est minoré également dans la mesure où n’est pas envisagée une progressivité des enseignements-apprentissages, qui tienne compte de la spécificité des classes littéraires en fin d’études en lycée. A titre de comparaison, la discipline Mathématiques bénéficie d’un soutien institutionnel, spécialement en France, qui lui permet de cultiver un niveau d’excellence, en particulier dans ses classes de spécialité[8].

Un cas emblématique de minoration scientifique est celui de l’analyse du discours qui, grâce à des équipes de linguistes de la communication et de didacticiens, s’est pourtant traduite par l’édification d’une grammaire du discours complétant la grammaire de phrase (via l’enseignement des systèmes de communication, de diverses typologies de discours et de textes…).

Au motif, par ailleurs légitime de la critique d’un certain formalisme ou technicisme, qui peut être amendé en fait, s’est instauré un courant déconstructionniste[9] qu’a consacré la réforme sous le mandat du ministre Xavier Darcos en 2008. Sur ces bases, l’institution a renoncé à formaliser et à modéliser les enseignements dans ce domaine. En témoigne, en écho dans cet ouvrage, l’absence de pièces maîtresses de l’analyse du discours, Le dictionnaire d'analyse du discours (Charaudeau-Maingueneau)[10], la collection Mémo du Seuil (Plantin, Kerbrat-Orecchioni, Maingueneau...), les publications de R Jakobson, de C Kerbrat-Orecchioni[11], de G Genette, de B Combettes…

De même que la pragmatique et l’analyse conversationnelle, la grammaire du sens et de l’expression dont P Charaudeau est spécialiste[12], la sémiotique –pensons aux publications de V Propp, de A Greimas, de Courtés[13]…- est absente des prospectives.

Dans l’ouvrage, l’étude de la langue est peu ou prou réduite à la grammaire de phrase, qu’elle soit traditionnelle ou structurale. Cette composante, étant décontextualisée, ne peut répondre à elle seule aux enjeux communicationnels et en termes de signifiance. Or, ces enjeux sont toujours davantage prégnants, dans la société du multimédia et de l’information, dans laquelle sont immergés les publics.

Pour conclure, il est de l’intérêt de nos corporations de poursuivre et d’alimenter le débat interne, pour que les enseignements-apprentissages en français langue première puissent s’adapter à des contextes en rapide évolution, que ce soit sur le terrain des relations inter-communautaires donc interculturelles, ou bien de la médiatisation de la communication. 

Martine BOUDET

Les langues-cultures moteurs de démocratie et de développement (direction, Le Croquant, 2019) - Participation de la DGLFLF/ Direction de la langue française et des langues de France
https://editions-croquant.org/sociologie-historique/550-les-langues-cultures.html

Essai de méthodologie de lecture-écriture  (Presses universitaires des Antilles, à paraître en  novembre 2024)


[1] « Education et ouverture aux langues à l’école » (EOLE) https://eole.irdp.ch/eole/

[2]  « Pour une vraie place des littératures régionales dans les programmes scolaires », pétition adressée au ministre de    l’Education nationale (2022)
https://www.mesopinions.com/petition/art-culture/vraie-place-litteratures-langues-regionales-programmes/193595

[3] Abdallah-Pretceille Martine, L’éducation interculturelle, Paris, Que sais-je ?, 1999

   Baumgratz Gangl Gisèle, Compétence transculturelle, Paris, Hachette, 1993

[4] Colles Luc, Islam-Occident. Pour un dialogue interculturel à travers des littératures francophones, Bruxelles, EME, coll. Proximités, 2010.

[5]Cnockaert Véronique, Privat Jean-Marie, Scarpa Marie, L' ethnocritique de la littérature, Presses de l’université du Québec,  2011

[6] L’une des seules évolutions disciplinaires de la dernière période réside dans la création de l'option FLE au Capes de Lettres modernes en 2013. https://www.fle.fr/Reconnaissance-et-statuts-des-enseignants-de-FLE-FLS

[7] Martine Boudet, « Esprit de vérité, conscience des normes et diversité culturelle » CICUR 3e séminaire 2023 https://curriculum.hypotheses.org/4364

[8] Voir le système des IREM/ Instituts de recherche sur l'enseignement du français, créés en 1968 : https://www.univ-irem.fr/

[9] Jean-François Halté, Didactique du français, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1992. Voir sa critique du système jakobsonien de la communication. Alors que Catherine Kerbrat-Orecchioni proposait une version plus complexe du schéma.
      Le positionnement de Todorov a alimenté aussi le courant déconstructionniste.

[10] Chareaudeau Patrick et Maingueneau Dominique (dir), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002

[11] Kerbrat-Orecchioni Catherine, L’énonciation–De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1980.
                                                     La conversation, Paris, Mémo-Seuil, 1996.

[12] Chareaudeau Patrick, Grammaire du sens et de l’expression, Limoges, Éditions Lambert-Lucas, 2019.

[13] Courtés Joseph, Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Paris, Hachette, 1976.

Dernière modification le lundi, 19 août 2024
Martine Boudet

Professeure agrégée de Lettres modernes, docteure en littérature française (académie de Toulouse).
Formation d’enseignant-e-s au Maroc et au Bénin dans le cadre de la Coopération francophone.
Coordination de séminaires à l'EHESS-Paris (anthropologie culturelle et politique de recherche-formation)
Chercheure à l'université Paris Diderot (laboratoire des études interculturelles de langues appliquées/EILA)
https://u-paris.fr/eila/boudet-martine/

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Co-direction de l’ouvrage Le Système éducatif  à l’heure de la société de la connaissance  (Toulouse, PUM, 2014) -Préface de Philippe Meirieu
 http://pum.univ-tlse2.fr/~Le-systeme-educatif-a-l-heure-de~.html

Direction de l'ouvrage Les langues-cultures moteurs de démocratie et de développement (Le Croquant, 2019) -Avec la participation de la DGLFLF/ Direction de la langue française et des langues de France
 http://www.editions-croquant.org/component/mijoshop/product/550-les-langues-cultures

Direction de SOS Ecole Université –Pour un système éducatif démocratique (Le Croquant, 2020) -Avec le soutien de l'Institut de recherches de la FSU
https://editions-croquant.org/hors-collection/609-sos-ecole-universite-pour-un-systeme-educatif-democratique.html                    

L'emblématique des régions de France (Paris, éditions du Panthéon, 2023)- Avec le soutien de la faculté Sociétés & Humanités, Université Paris Cité (Laboratoire de recherche CLILLAC-ARP UR 3967)  https://www.editions-pantheon.fr/catalogue/lemblematique-des-regions-de-france/

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Carnet de recherche-formation, Pour la promotion du français et des Lettres http://pfl.hypotheses.org/

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