Le jugement
H. Piéron rédige un texte en introduction de l’article de A. Nepveu : « Les relations interpersonnelles en orientation scolaire et professionnelle. Le processus du Conseil. » in BINOP, 2èmesérie, 17e année, mai-juin 1961, pp. 163-176.
« A la suite du séjour en France du Professeur Super et des nombreuses conférences qu’il a été appelé à faire sur une conception de l’orientation essentiellement fondée sur des séries d’interviews proches des séances de psychanalyse, un certain nombre de ses auditeurs ont été troublés par l’affirmation de supériorité des méthodes préconisées. Une mise au point était nécessaire. Celle qu’a faite Mlle. Nepveu est excellente.
En vertu de sa féconde et déjà longue expérience, qui lui permet de donner à nos élèves le vivant exemple de ces contacts humains si nécessaires au conseiller comme au médecin, et grâce auxquels s’exerce pleinement l’efficacité des conseils, elle était bien placée pour préciser les limites de la portée à accorder aux entretiens, en même temps que pour dégager les indications utiles qui peuvent être retenues des techniques que l’on a beaucoup cherché à perfectionner outre-Atlantique.
Mais je tiens, à cette occasion, à rappeler la grande différence de conception en ce qui concerne le rôle du conseiller en France et aux Etats-Unis. Dans le régime américain, où l’éducation n’a pas le caractère national et où la tendance générale est de favoriser en tous domaines les initiatives individuelles, le conseiller se rapproche beaucoup du psycho-thérapeute ; il s’adresse à des « client », ne participe aucunement aux problèmes généraux de l’éducation, et n’a pas souci d’une participation à une œuvre collective.
En France au contraire, on a tâché de réduire au maximum la commercialisation en matière d’orientation. Celle-ci, qui tend à s’intégrer de plus en plus complètement dans l’œuvre nationale de l’éducation, ne cherche pas à satisfaire des clients, mais à servir les intérêts de la collectivité tout entière, qui a le souci et le devoir de faire fructifier ce qui constitue son capital essentiel, sa jeunesse. »
Commentaires
Le moment
La date de 1961 n’est pas quelconque. En 1959, la réforme Berthoin vient de se mettre en place. Depuis très longtemps les conseillers d’orientation recherchaient une reconnaissance officielle dans le champ scolaire de l’Orientation, et une entrée officielle dans les établissements du secondaire. C’est dans ce contexte que se situe la tournée de Super. La conception de Super, centrée sur le client est considérée comme très dangereuse par Piéron. Ce n’est pas le moment de finaliser l’action du conseiller sur le développement de la liberté individuelle. Il y aurait un risque de rejet dans le monde éducatif.
La nature de l’objet, entre science et pratique
Piéron est le pape de la conception scientifique de l’orientation. Il semble qu’il ne puisse argumenter vis-à-vis de la conception de Super sur la scientificité de celle-ci. Il est obligé de contextualiser cette pratique. L’orientation est finalement considérée par H. Piéron comme une pratique sociale historiquement et géographiquement située. Ce n’est donc pas au nom de l’efficacité, ni au nom de la scientificité que la conception de Super doit être tenue à l’écart de la France, mais au nom de la conception nationale du rôle du conseiller, c’est-à-dire au nom de l’idéologie nationale.
La connotation médicale
Dans ce petit texte, le rapprochement des termes de conseiller et de médecin pour le domaine français est opéré en parallèle du rapprochement de « série d’interviews proches des séances de psychanalyses », caractéristique attribuée au contexte américain. Ce jeu discursif n’est pas là par hasard. Il s’agit de suggérer l’identité du rôle du conseiller et du rôle du médecin. En France la conception du conseil est basée sur le schéma médical : diagnostic-pronostic-ordonnance. En France la conception médicale est « prescriptive », et le conseil d’orientation repose sur ce même schéma. La relation médecin-malade n’est pas libérale, elle est autoritaire.
Le commerce ou le service.
La satisfaction du client est opposée à l’idée de servir les intérêts des enfants. Nous sommes en France (à cette époque ?) dans une conception du conseil basée sur l’état de mineur de l’intéressé (l’enfant), et sur l’intérêt de la collectivité comme étant opposée à la satisfaction de l’intérêt particulier (la satisfaction du client). La fameuse formule « c’est pour son bien » est centrale.
Hypothèse compréhensive
La conception de Piéron de l’entretien repose sur sa finalité : le conseiller récolte des informations de nature très diverses qui lui permettront de formuler un « conseil ».
La conception de Super de l’entretien repose sur une toute autre finalité : il s’agit pour le conseiller d’aider son « client » à prendre une décision en l’aidant à modifier ses représentations, sa compréhension de la situation. Un peu plus tard, Alexandre Lhotelier parlera non plus de « conseiller », mais de « tenir conseil avec ».
Et ces deux conceptions sont toujours présentent même si à partir des années 80 l’entretien est devenu la pratique principale des conseillers d’orientation.
Pour une vision évolutive on peut se reporter à la conférence de Jean Guichard :
« Quel paradigme pour des interventions en orientation contribuant au développement d’un monde plus équitable au cours du 21ème siècle ? »
http://www.cma-lifelonglearning.org/doc/Jean_Guichard_fr.pdf
Bernard Desclaux
Dernière modification le mercredi, 04 avril 2018