« tutorat » et autres « relations d’aide », qui n’est pas sans réveiller les inquiétudes du billet précédent. C’est pourquoi, si le changement, c’est maintenant, la nécessité devient impérative de préciser pour l’école le complément qui doit accompagner ce mot : le « pourquoi changer » est en général assez clair ; le « changer quoi » l’est beaucoup moins.
C’est que le passé est là avec son lot d’échecs : il est en effet prudent quand on veut savoir où l’on va, de commencer par jeter un coup d’œil en arrière, pour ne pas oublier d’où l’on vient. Alors, les vieux pédagogues, dont je suis, qui réfléchissent depuis bientôt soixante ans sur ce que signifie « faire la classe », ont des raisons de s’inquiéter pour l’avenir de l’école quand ils font le bilan du passé de celle-ci. Depuis 1945, de très nombreuses réformes ont été proposées pour l’école, soit officiellement, soit par des chercheurs, et hormis celles de 2008 (particulièrement catastrophiques), elles étaient en général intelligentes, animée du même désir sincère de rendre l’école plus juste, plus efficace, capable enfin de favoriser réellement la réussite de tous les enfants, quels qu’ils soient, et d’où qu’ils viennent.
Or, quand on fait le bilan des résultats, on a la terrible impression que toutes se sont en quelque sorte retournées contre leurs auteurs, pour aboutir, dans le meilleur des cas, à un statut quo, parfois habillé autrement, mais toujours semblable dans son fonctionnement et ses effets. Il est vrai qu’elles n’ont pas toujours été appliquées ou si peu de temps, et par si peu de monde, que c’est tout comme. Mais — et c’est ce qui trouble le plus — même quand elles ont été prises en compte, dans une adhésion sincère, leur mise en œuvre les a inexorablement détournées de leur signification première, comme si le système les avait rattrapées, phagocytées, détruites.
Des exemples ? Il y en a beaucoup.
Entre autres, celui des diverses formes de classes adaptées pour le rattrapage des enfants en difficulté (classes nouvelles, sixièmes de transition, etc.), qui se sont régulièrement et progressivement transformées en ghettos aggravant les différences, et enfermant définitivement les élèves dans une marginalité dont ils ne pouvaient plus sortir.
Autre exemple, la loi d’orientation de 89, et le travail par cycles. On sait depuis le début des années 60 que l’année est une durée trop courte pour que des objectifs puissent être atteints par un groupe donné d’enfants. Ceux-ci, en effet, n’apprennent pas de façon régulière, (c’est, du reste vrai également pour les adultes !), mais à travers des périodes d’accélération, des « bonds », en quelque sorte, imprévisibles tant en dates qu’en durées, mais surtout, entrecoupés de périodes de repos et de périodes de régression. Et, en dépit d’une opinion coriace, ces dernières, loin d’être gênantes, sont indispensables à la reprise du progrès. Si un enfant démarre plus vite que d’autres, cela veut dire qu’il aura besoin de se reposer un peu ensuite ; inversement, s’il est vrai que certains enfants ont des démarrages lents, on découvre que, si on ne les abîme pas en les pressant, ils sont parfaitement capables de rattraper un temps qui, loin d’être perdu, leur était nécessaire.
Il s’agissait donc d’organiser le travail, non sur une année, mais sur trois, en plaçant les objectifs à atteindre à la fin de la troisième année, sans aucun objectif intermédiaire, et donc sans redoublement à l’intérieur du cycle. Or, dans une majorité de cas, les équipes d’école, pour organiser cette nouvelle forme de travail, ont commencé par diviser par trois l’objectif de cycle — pour faciliter le travail disait-on — et les redoublement de CP on continué de fleurir, malgré tous les travaux démontrant la nocivité du redoublement et particulièrement celui du CP — toujours catastrophique.
Comment expliquer un tel contresens, commis souvent par des personnes sincèrement convaincues ? Par une espèce d’impossibilité, non de « faire autrement », mais de « penser autrement ». Pour travailler véritablement en cycles, il faut sortir de l’idée selon laquelle les savoirs s’acquièrent les uns après les autres. Or, les travaux de recherche ont fait apparaître depuis longtemps qu’il n’en est rien. La progression est moins une progression des contenus acquis, que du degré de clarté du tout : en réalité, on pourrait dire que l’entrée dans le savoir ressemble d’abord à une entrée dans le brouillard, un brouillard qui souvent va s’épaississant durant plusieurs séances... Ce n’est que progressivement que des détails apparaissent, d’abord isolés les uns des autres, puis, au fur et à mesure que l’on cherche, que l’on patauge, que l’on expérimente, parfois à tâtons, que les lectures commencent à s’éclairer, on découvre que la brume baisse un peu d’intensité, que les détails laissent voir des liens entre eux ; c’est alors que la connaissance commence à se construire.
Savoir, ce n’est pas empiler des connaissances, c’est avoir repéré le réseau de relations qui unissent les divers aspects du savoir. Apprendre, c’est passer du tout, confus et désordonné, à un réseau clair de relations.
L’exemple de l’enseignement de la lecture est une autre preuve de cette fermeture de la pensée. Les propositions qui sont les miennes dans ce domaine sont attaquées — mais aussi soutenues, ce qui est plus étonnant !!— comme un exemple de méthode globale (! !), alors que tous mes propos, depuis bientôt quarante ans que je publie sur ce sujet, affirment mon rejet total de toute forme de « méthodes », globales ou non, et visent à éclairer ce qui oppose un enseignement effectif de la lecture de ce qu’enseignent les méthodes quelles qu’elles soient. J’ai même rencontré des collègues affirmant mettre en œuvre mes propositions dans leur classe, avec conviction et sincérité, en utilisant — par précaution, disaient-ils — une méthode syllabique à côté, sans que ceci ne leur paraisse incompatible avec cela... Et pourtant c’est à peu près la même chose que d’atteler à la charrette deux chevaux allant dans des directions différentes !
La relation d’aide est aussi un exemple d’interprétations diverses et de détournements involontaires, d’autant plus dangereux. Certes, les effets désastreux de l’individualisation massive du travail en classe sont aujourd’hui assez largement reconnus et souvent évoqués, ainsi Laurent Carle en 2008, écrit sur le site de Daniel Calin — http://dcalin.fr/ :http://dcalin.fr/publications/carle...
Existe-t-il une solidarité professionnelle à l’école ? Parce que pendant son enfance il a été éduqué par une institution qui privilégie la compétition individuelle sur la coopération et l’entraide : chacun pour soi, le maître pour tous et qu’il a gagné seul cette compétition permanente, l’enseignant ordinaire ne sait travailler ni en équipe, ni en groupe. Il traverse sa carrière en travailleur solitaire et individualiste.
Ou sur ce blog, votre servante, la même année :
En classe, tout se fait individuellement. Même le cours apparemment proposé à toute une classe, est conçu en réalité comme si cette classe n’était qu’une seule et même personne : somme d’individus, monades identiques, réunis au coude à coude pour écouter, c’est plus commode pour le professeur (…) Ainsi organisé, le travail devient un filtre social parfait : ceux qui réussissent, ce sont les « meilleurs », ou plus précisément, ceux qui ont chez eux suffisamment de richesses culturelles et langagières, pour avoir acquis des stratégies et des repères, que les autres ne peuvent avoir.
Or, parmi ceux qui adhèrent à ces propos, et qui souhaitent vraiment installer dans leur classe un partage démocratique des savoirs, avec par exemple, du travail de groupe et des relations d’aide entre enfants, il en est plus d’un pour affirmer avec conviction qu’une réflexion individuelle est indispensable avant de grouper les élèves... Sans se rendre compte le moins du monde que cela détruit complètement la signification du travail que l’on installe.
Vouloir que les enfants réfléchissent tout seuls d’abord, c’est, d’emblée, installer une sélection entre ceux qui ont eu une idée et ceux qui n’en ont pas eu, et la confrontation qui suit ne peut qu’accentuer l’écart, en y ajoutant la honte de n’avoir rien à apporter au groupe. Un exemple de plus d’une violence — inconsciente, certes, mais réelle — dont souffrent les enfants que l’absence de nourriture intellectuelle en famille prive de toute chance d’avoir quoi que ce soit à proposer : pour avoir des idées sur la solution d’un problème, il faut avoir l’habitude de manier des problèmes ; pour « avoir de l’imagination », il faut avoir beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup lu : il faut avoir été bien nourri chez soi.
Ce n’est pas le cas de tous. Ajoutons que cette façon de procéder est vécue aussi désagréablement par ceux qui ont eu des idées à proposer, car la mise en commun dans le groupe ne peut que les mettre en difficulté : l’idée qu’on a trouvée, on y tient et il est très difficile d’admettre celles des autres.
Au contraire, si les enfants sont tout de suite réunis pour réfléchir et chercher des stratégies ou des explications, celles-ci enrichissent le groupe au moment même où elles fusent, et rebondissent d’un enfant à l’autre sans être jamais la propriété de l’un ou de l’autre.
Une idée n’appartient jamais à celui qui l’a émise, car ce n’est que partagée, enrichie, confortée, complétée par les ajouts des autres, qu’elle devient intéressante et utilisable. Du reste, il n’est pas rare que celui qui n’avait aucune proposition à l’origine soit justement celui dont les ajouts aux idées émises par un pair, se sont révélés les plus utiles ou les plus riches… La fameuse réflexion individuelle préalable au travail de groupes est un bel exemple de ce type de détournement, en apparence mineur, en réalité complètement destructeur.
On peut en dire autant du tutorat, propositions généreuse mais ambiguë : s’il s’agit de prendre le pauvre petit qui n’a rien compris et de le confier au « premier de la classe » pour que celui-ci lui explique l’exercice, on a tout faux, du point de vue de ce que peut et doit être une aide véritable. On a collé des étiquettes « bon » sur le front du premier et « faible » sur celui du second, étiquettes de plus en plus collantes à chaque fois, et qui finissent par devenir une seconde peau. On n’a apporté aucune aide. On a même aggravé les choses, en réalité. Pourquoi ? Pour la même raison, toujours : parce qu’on est resté dans le même système de pensée, celui qui affirme qu’il y a des enfants meilleurs que d’autres.
Et, devant cette « inégalité », seules restent possibles des actions destinées à adoucir leur sentiment d’infériorité (c’est mieux que rien !). C’est le même mouvement que celui de la charité qui donne aux pauvres, non pas pour les enrichir, mais pour les aider à supporter leur pauvreté, surtout sans déranger l’ordre social. Comme un voile de fumée sur l’injustice (sociale et/ou scolaire), histoire de l’oublier un peu. On n’a rien changé. On s’est donné bonne conscience et c’est tout.
Ce n’est donc pas la façon de faire qui importe véritablement. C’est la manière de penser ce qu’on fait de nouveau.
Dans un article récent où il rend compte de l’ouvrage de J. Y. Rochex et J. Crinon :http://www.meirieu.com/ Rubrique "compte-rendus de lectures
Pierre Frakowiak rappelle des vérités essentielles sur ce point :
A un moment qui pourrait permettre un vrai virage vers une école du futur démocratique, généreuse, humaine, émancipatrice, à un moment où l’accumulation exponentielle des savoirs de l’humanité et de leur diffusion touche tous les milieux et bouscule la conception des contenus à enseigner, à un moment où chacun sait que les finalités devraient prendre le pas sur les programmes/sommaires de manuels, à un moment où la cohésion sociale se détruit dangereusement, la recherche sur la construction des inégalités scolaires est nécessaire, indispensable même, peut-être salutaire, mais il serait sage d’éviter les impasses et les malentendus. « L’indifférence aux différences » (page 173) est consubstantielle à la conception des programmes qui sévit depuis la fin du 19ème siècle, qui a été renforcée, imposée, en 2007/2008 et au déni de la pédagogie. On ne pourra pas progresser si l’on ne parvient pas à tirer ses bottes de la glaise et à marcher, dans le respect des pédagogues, de penseurs comme Morin, Meirieu, Giordan, Charmeux, et tant d’autres qui éclairent le chemin. C’est l’enfermement dans la transmission des disciplines scolaires cloisonnées et leur didactique qui menace les élèves en difficulté au nom d’un saint Savoir scolaire.
En fait, on retrouve ici les dangers de la théorie du « C’est mieux que rien ». Si les conditions suffisantes ne sont pas réunies, alors, les conditions nécessaires ne sont pas mieux que rien. Quelque part, on pourrait presque dire qu’elles aggravent la situation : comme les résultats ne sont évidemment pas bons, c’est la volonté de changer qui est accusée, comme responsable de l’échec ; non ce qui en est vraiment la cause. D’où les innombrables retours en arrière dont la décennie précédente nous a donné de si beaux exemples.
Ce qui manque — et risque de manquer encore — , c’est en fait la compréhension profonde d’une nouvelle façon de faire... C’est-à-dire, ses présupposés théoriques, et sa cohérence avec toutes les facettes du travail en classe : le fonctionnement psychologique des enfants et leurs besoins réels, les théories d’apprentissage sous-jacentes, les données scientifiques sur l’intelligence, d’où elle vient, comment elle se développe ou s’endort, les contenus à apprendre et leur signification sociale : ce que j’enseigne à mes enfants, est-ce bien ce dont ils auront besoin plus tard ?
Ce qui manque trop souvent, c’est une volonté d’ouvrir les yeux sur ce qu’implique telle ou telle manière de faire travailler les élèves, sur les trous dans la cohérence théorique, et sur les relents inconscients de racisme social qui traînent un peu partout, et favorisent une cécité théorique bien commode.
Bien sûr, il est de bon ton de s’offusquer de tels soupçons... Et pourtant...
On voit bien où mènent ces réflexions inquiètes : à une conception autrement exigeante de la formation des enseignants. Et comme, dans ce domaine, on va partir quasiment de zéro, je ne peux m’empêcher de craindre que ce qui va être accordé soit bien peu au regard des besoins et rende au « C’est mieux que rien » toute sa force dangereuse.