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Agnes Van-Zanten est une sociologue qui s'est spécialisée dans l'analyse des politiques éducatives. Actuellement directrice de recherche à l'Observatoire sociologique du changement (CNRS/Sciences Po' Paris), elle a publié de nombreux articles et livres, parmi lesquels nous citerons "Sociologie de l'école" (Armand Colin, en collaboration avec Marie Durut-Brulat), "Choisir son école : stratégies familiales et médiations locales" (PUF), "L'école de la périphérie" (PUF), etc.

Ses recherches récentes portent sur l'analyse des facteurs qui conduisent les parents et élèves scolarisés en classe terminale à choisir leurs études supérieures. Nous vous livrons ce qui ressort de ces travaux universitaires. Les lignes qui suivent sont écrites sous notre seule responsabilité.

1. Le système éducatif français aurait été conçu comme ayant une mission première qui est de former une élite :

Les travaux de recherche d'Agnès Van-Zanten l'ont précédemment conduit au diagnostic suivant : si on compare le fonctionnement de notre système éducatif à celui d'autres pays (européens ou autres), on ne peut que constater la grande efficacité du système éducatif français pour former une élite, mais aussi sa relative incapacité à réduire les écarts de performance scolaire qui séparent les meilleurs des moins bons. Le système scolaire français reposerait sur une logique d'écrémage progressif et brutal des meilleurs élèves. Pour cela, très tôt (dès l'école primaire, voire en école maternelle), on met l'accent sur la notion d'excellence, et sur un usage très sommatif de l'évaluation des élèves. Conformément à la vision meritocratique héritée des grandes valeurs de la démocratie née de la Revolution de 1789, ce qui permet la réussite scolaire (porteuse de lendemains positifs concernant la réussite professionnelle) ne serait pas le milieu social d'appartenance de l'élève, mais le fait que ce dernier produit les efforts nécessaires pour parvenir à se doter des meilleurs diplômes possibles.

Cette idéologie méritocratique a conduit à privilégier une école nettement plus soucieuse de produire les élites dont la nation a besoin, que de permettre à tous les élèves de se doter d'un "socle commun de connaissances et compétences", ce vers quoi il aurait été logique de se tourner dès lors qu'on assistait à une tendance puissante à la massification de l'accès aux enseignements primaire, puis secondaire, et désormais supérieur. En France, le système éducatif s'est donc mué en une sorte d'usine de décantation, se fixant comme objectif premier d'extraire de la masse des élèves la petite part qui occupera ensuite les postes les plus élevés, et les former à haut niveau, tout en refoulant le plus grand nombre dans des filières de formation de second rang. Ainsi s'expliquerait le fait qu'en France, près de 20% des élèves quittent l'école sans diplôme ni qualification professionnelle et sont donc pour la plupart destinés à être relégués dans les strates inférieures de la société. Autre indicateur très significatif : le fait que plus de la moitié des bacheliers d'aujourd'hui soient refoulés vers des études universitaires non sélectives, dans lesquelles plus de 60% échouent. Quand aux 40% qui parviennent à se doter d'un diplôme de l'enseignement universitaire non sélectif, ils sont pour la plupart destinés à occuper des emplois de second ou troisième rang, du moins s'ils parviennent à en occuper un.

Cependant, force est de constater que les élèves qui accomplissent les meilleurs parcours d'études sont très majoritairement issus des catégories socio-professionnelles privilégiées. Ce phénomène a été largement mis en lumière dans les années 1970/1980 par les travaux de sociologues tels Bourdieu, Passeron, Boltansky et divers autres, qui ont mis en évidence le fait que la réussite scolaire, en France plus qu'ailleurs, est fortement corrélée au "capital économique et culturel " des familles, contrairement à ce que laisse entendre le mythe de la méritocratie républicaine. 

On trouvera certes toujours des cas d'élèves issus de catégories sociales défavorisées ayant fait d'excellentes études, et étant grâce à cela parvenus à se hisser aux plus hautes fonctions. Il n'empêche : au delà de ces cas particuliers, force est de constater que les enfants des cadres supérieurs/ingénieurs/professions libérales... sont deux fois plus fréquemment diplômés de l'enseignement supérieur que les enfants d'ouvriers ou d'employés, et sont huit fois plus nombreux à passer par les formations supérieures les plus réputées. Enfin, d'après les enquêtes PISA ("programme international pour le suivi des acquis" des élèves âgés de quinze ans), la France est régulièrement dénoncée comme étant un des pays les plus inégalitaires, les écarts ayant tendance à augmenter entre les "meilleurs" et les "moins bons", alors que dans la plupart des pays du monde ils diminuent.

2) En France, alors que l'orientation scolaire devrait être facteur de réduction de tels écarts, elle est en réalité un instrument qui renforce les inégalités :

Depuis quelques années, Agnes Van-Zanten porte une attention de plus en plus grande sur le rôle joué par l'orientation scolaire au sein du système éducatif français. Elle s'intéresse particulièrement aux processus qui, au sein des établissements scolaires secondaires, au sein des familles, via les salons spécialisés sur l'orientation scolaire, les sites qui sont dédiés à ce sujet, les plates-formes d'orientation (Parcoursup...), les journées portes ouvertes, etc., accompagnent les élèves et leurs parents pour l'orientation vers l'enseignement supérieur. Ses analyses reposent sur une enquête de grande envergure  commencée en 2013.

Il ressort de cette étude qu'il existe une grosse différence liée au type de lycée fréquenté, lui même largement fonction du milieu social d'appartenance des élèves. Lorsque l'élève est scolarisé dans un lycée porteur d'une "bonne réputation" au sein duquel on ne note ni décrochage, ni problème de discipline ou d' absentéisme, dans lequel l'objectif premier est de doter les élèves des pré requis qui leur permettront d'accéder aux formations supérieures sélectives et d'y réussir... l'orientation est prise en charge très en amont (dès la classe de seconde, voire plus tôt), avec volontarisme. Il n'est dans ce cas guère étonnant que les élèves soient plus en mesure d'anticiper les problèmes d'orientation et de se projeter vers un ou plusieurs objectifs d'études supérieures, voire de métier. 

Il en va tout autrement lorsque l'élève est scolarisé dans un lycée à public d'élèves moins "favorisés". Dans ce cas, les équipes éducatives sont parfois tellement mobilisées par la nécessité de s'attaquer en tout premier aux problèmes quotidiens de discipline, de lutte contre l'absentéisme, contre le décrochage, ... que l'orientation scolaire post baccalauréat n'y est fréquemment pas une priorité. Autre différence notable observée : selon le type de lycée fréquenté, on ne met pas en avant les mêmes formations supérieures. L'enquête révèle que dans les lycées "à bonne réputation", qui scolarisent des élèves majoritairement issus de catégories sociales favorisées, on sur valorise l'objectif de parvenir à entrer dans une classe préparatoire aux grandes écoles ou dans une grande école à recrutement niveau baccalauréat. Par contre, dans les lycées qui recrutent une majorité d'élèves issus de milieux moins favorisés ou défavorisés, l'ambition collective est plus modeste.

La sociologue pointe donc du doigt le différentiel d'ambition des familles et des équipes pédagogiques selon le type de lycée, lui même fortement fonction des catégories socio-professionnelles d'appartenance, ce qui jouerait en défaveur des élèves membres des milieux sociaux les moins favorisés. Or, comme le fait remarquer Agnès Van-Zanten, "les lycéens qui reçoivent le moins de conseils dans leur famille sont aussi ceux qui, le plus souvent, en reçoivent le moins à l'école, ce qui renforce les inégalités". 

3. De telles différences se retrouvent dans la façon d'utiliser la plateforme Parcoursup :

Les plates-formes d'admission dans l'enseignement supérieur ("Admission post bac" jusqu'en 2017, "Parcoursup" depuis 2018), sont officiellement présentées comme étant source d'égalité au prétexte qu'elles fournissent aux diverses familles les mêmes informations, ces dernières devant se plier aux mêmes procédures. En outre, la répartition des élèves entre les diverses formations supérieures est fréquemment présentée comme se faisant selon des critères de classement qui sont désormais largement transparents.

Cependant, Parcoursup est une plateforme complexe, qui demande diverses compétences et un accompagnement en vue d'une bonne connaissances des caractéristiques techniques et pédagogiques de cet outil. En outre, la logique même d'un tel outil est de savoir élaborer sa liste de vœux de façon stratégique, ce qui suppose que le candidat soit porteur d'une solide base informative, mais aussi d'un projet d'études et professionnel, et soit à même de trouver son équilibre entre ses désirs profonds et la réalité de son bilan scolaire et personnel. C'est bien sur loin d'être simple ! 

L'étude signalée permet de constater que selon le type de lycée fréquenté, l'accompagnement des élèves et de leurs parents dans ce domaine est à géométrie très variable. C'est le plus souvent dans les lycées à public socialement favorisé que l'on s'investit le plus au service d'une bonne utilisation de l'outil Parcoursup : il est dans ce cas fréquent que soient organisées des "semaines (ou journées) de l'orientation", des réunions diverses en faveur des élèves et parents, des conférences faites par des experts, que soit proposé un suivi personnalisé de chaque élève par diverses "personnes ressources" (conseillers d'orientation, professeurs principaux, autres professeurs, documentalistes, responsables de niveaux, conseillers d'éducation...), qu'aient lieu des entretiens individuels, que soient proposés des ateliers d'aide à la rédaction des "projets motivés" (lettres de motivation), qu'il y ait mise à disposition de documents variés et possibilité d'accès à des sites d'information dans le cadre du CDI/BDI, que diverses informations soient régulièrement mises en ligne sur le site de l'établissement ...

Dans les lycées fréquentés par des élèves issus de milieux sociaux moins ou peu favorisés, sauf cas particulier, ce type d'accompagnement est fréquemment moindre ... alors qu'en toute logique ce devrait être l'inverse. Aujourd'hui, il n'existe pas de lycée qui s'exonère de toute activité dans ce domaine, mais force est de constater que le temps et les moyens consacrés à ces démarches d'accompagnement des projets d'orientation sont fréquemment moins importants dans les lycées à public d'élèves issus de milieux sociaux plus défavorisés, les priorités étant autres ainsi qu'on a pu le mettre en lumière précédemment dans cet article.

En schématisant, nous dirons que cette étude met en lumière le fait que ce sont les élèves qui ont le plus besoin de trouver au sein de leur lycée l'accompagnement que leurs familles ne sauraient guère leur apporter, et qui n'ont guère les moyens de recourir aux services d'organes spécialisés le plus souvent payants... qui bénéficient le moins d'accompagnement en ce domaine. Inversement, ce sont ceux qui, grâce au milieu social de leurs parents, sont le plus accompagnés "hors les murs du lycée", qui bénéficient des actions les plus diversifiées dans le cadre de leur établissement. Autrement dit : c'est à ceux qui ont le plus besoin d'accompagnement en matière d'orientation qu'on donne le moins !

Conclusion :

La réforme des lycées qui entre en vigueur à la prochaine rentrée scolaire a manifestement "mis le paquet" sur l'accompagnement des projets d'orientation. En créant une obligation de dispenser environ 54 heures/année par classe à cette dimension du travail d'éducation et ce tout au long des années lycées, en décidant de nommer un deuxième professeur principal en classe terminale, en rendant obligatoire l'organisation de "journées ou semaines de l'orientation", tant en année de première que terminale, en développant la place de l'orientation scolaire dans la formation initiale et continue des personnels enseignant et d'éducation... l'accent est indéniablement mis sur cette désormais incontournable mission des lycées.

On s'étonne cependant que des études telles celles menées par Agnès Van Zanten, et plusieurs autres aboutissant à un semblable  constat, n'aient guère été prises en compte en octroyant plus de moyens aux établissements dont les élèves et parents reçoivent le moins dans ce domaine. Au lieu de cela, on a encore une fois choisi de placer tous les lycées sur un pied d'égalité quand à l'octroi des moyens mis au service de l'accompagnement des projets d'orientation des familles. De ce fait, on est passé à côté d'une bonne occasion de compenser en partie des disparités scolaires et sociales qui existent dans ce domaine, comme dans bien d'autres.

Bruno Magliulo - Inspecteur d'académie honoraire
 https://www.linkedin.com/pulse/une-sociologue-d%C3%A9nonce-le-fait-quen-france-scolaire-les-magliulo/

Dernière modification le vendredi, 21 juin 2019
Magliulo Bruno

Inspecteur d’académie honoraire -Agrégé de sciences économiques et sociales - Docteur en sociologie de l’éducation - Formateur/conférencier -

(brunomagliulo@gmail.com)

Auteur, dans la collection L’Etudiant (diffusion par les éditions de l’Opportun : www.editionsopportun.com ) :

  • SOS Parcoursup
  • Parcoursup : les 50 questions que vous devez absolument vous poser avant de choisir votre orientation post baccalauréat
  • Quelles études (supérieures) sont vraiment faites pour vous ?
  • SOS Le nouveau lycée (avec en particulier toute une partie consacrée aux liens entre les choix d’enseignements de spécialité et d’option facultative, et le règles de passage dans le supérieur)
  • Aux éditions Fabert : Les grandes écoles : une fabrique des meilleurs, mode d’emploi pour y accéder

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