Former nos étudiants consiste d’abord à leur conférer les compétences disciplinaires exigées par l’exercice de leurs futurs métiers.
C’est sans doute la première exigence éthique que reconnaît la communauté universitaire, celle du professionnalisme, fondation du contrat entre enseignants et étudiants.
L’exigence éthique prend ici la forme de devoirs (on la qualifiera de déontologique [1]) :
Le médecin doit soigner et ne pas nuire, le statisticien faire parler les chiffres sans les faire mentir, l’ingénieur-architecte construire des maisons solides, le philosophe développer une pensée critique. Cette exigence éthique se voit complétée par celle d’intégration professionnelle à la société, qui convoque les compétences regroupées sous la désignation de soft skills. Il s’agit de compétences communicationnelles et relationnelles, mobilisées par les métiers dont elles devraient favoriser le déploiement social harmonieux.
Nous avons là un deuxième niveau d’exigence éthique, car l’éthique, “visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes”, selon la formule de Paul Ricoeur[2], appelle en effet à cultiver une forme d’intelligence relationnelle.
Ces compétences disciplinaires et générales, qui se colorent de visées éthiques, sont aujourd’hui les moteurs de la conception de nos programmes d’études.
Les autorités universitaires, dûment conseillées par les experts disciplinaires et les pédagogues, instruites par les enquêtes auprès des alumni et de la société civile, à l’écoute des attentes des pouvoirs publics et économiques, attentives aux avis des étudiants, construisent les programmes d’études et les font valider par l’autorité publique. Une approche essentiellement top-down, peut-on dire.
Mais les temps changent – c’est un euphémisme – et nos étudiants semblent nous aiguillonner pour que soit reconnu un troisième niveau de compétence éthique, celui du sens et de la responsabilité.
Il s’agit d’admettre que l’exercice d’une profession ne peut se réduire à ses fonctions immédiates dans la société – soigner pour le médecin, construire un pont pour un ingénieur, … - mais qu’il est temps d’interroger leur sens relativement à un projet de vie, individuel, social et aujourd’hui planétaire.
Est-il bon de soutenir telle multinationale pharmaceutique par mes choix de prescription si je suis médecin, suis-je complice de la souffrance animale si j’accompagne des pratiques d’élevage intensif par mes actes vétérinaires, est-il éthique de contribuer, en ma qualité d’agronome, à une agriculture pourvoyeuse de matières premières à moindres coûts pour l’industrie, au détriment des exploitations familiales et des circuits courts de commercialisation ?
Quelles compétences permettent de traiter avec clarté et méthode de telles questions ? Les a-t-on identifiées, y travaille-t-on dans nos cursus universitaires ? Ou préfère-t-on laisser à nos étudiants la responsabilité de tracer personnellement la démarche intellectuelle et éthique qui puisse les conduire à une vie professionnelle pleine de sens pour chacun d’entre eux, on dira « épanouie » ?
Nous voilà au défi : il s’agit de relier les compétences exigées par une profession (« top-down ») aux attentes de chaque étudiant dans son projet de vie (bottom-up).
Dans la poursuite de cet objectif, il ne peut être question de renoncer aux exigences de la raison et d’un savoir vrai, qui fondent l’activité universitaire. Reformulons notre question : comment conférer réflexivité et compétences éthiques aux apprenants, comment faire pour que les trajectoires d’apprentissage convergent avec la visée éthique d’une vie bonne, par et pour chacun de nos étudiants ?
Vouloir y répondre en quelques lignes ne serait pas sans prétention, mais je souhaite partager ici quelques réflexions et présenter un enseignement d’éthique destiné aux étudiants bioingénieurs de Gembloux Agro-Bio Tech.
1. Définir l’éthique
Les définitions de l’éthique sont nombreuses et parfois en désaccord (sur la question de son lien avec la morale en particulier). J’en retiendrai deux. La première parce qu’elle pose avec clarté ce qu’est l’agir éthique. La seconde parce qu’elle saisit l’éthique dans sa portée téléologique - qui est la poursuite de fins -, l’éthique devenant « visée éthique » , et dans sa dimension relationnelle, l’éthique étant pensée avec et pour autrui.
- « Éthique: ensemble de principes et de valeurs destinés à orienter l’action humaine et à définir les meilleures modalités de l’existence individuelle et sociale ».
Robert Misrahi (1998). Qu’est-ce que la liberté ? Armand Colin, Paris. (édition numérique)
2. « Appelons visée éthique la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes »
Paul Ricoeur (1990). Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, p. 202.
(Bio)Ingénieurs en quête de sens
Plusieurs événements médiatisés dans le secteur de la bioingénierie apportent un éclairage sur ces enjeux.
En avril 2022, huit étudiants de l’École d’Ingénieurs AgroParisTech ont tenu un discours très politique lors de la cérémonie de remise des diplômes. Se nommant “les Agros qui bifurquent ”, ils invitèrent leurs camarades à renoncer aux emplois dans l’agro-industrie, qui participent selon eux aux “ravages sociaux et écologiques en cours ”. (…). A leurs yeux, “ces jobs sont destructeurs et les choisir, c’est nuire, en servant les intérêts de quelques-uns.”[3]
Dans les écoles de bioingénieurs de Gembloux et des institutions sœurs de la Communauté Wallonie-Bruxelles, les étudiants nous disent le même malaise. Une enquête publiée dans la magazine Tchak - qui se définit comme “La revue paysanne et citoyenne qui tranche” - donne la parole à des étudiants bioingénieurs et conclut : “ce que ces étudiants veulent, c’est renverser le modèle capitaliste technocentré. Ce qui les intéresse, ce sont les implications sociales et environnementales de leurs actes. Ce qu’ils exigent, c’est une formation en adéquation avec l’urgence des enjeux écologiques”.
A Gembloux Agro-Bio Tech, cette crise de sens s’est notamment manifestée lorsque des représentants étudiants dans les instances délibératives facultaires (comme notre Commission permanente facultaire à l’enseignement) ont saisi leurs professeurs sur la question des valeurs portées par des entreprises qui décernent annuellement des prix aux jeunes diplômés, ou encore sur la place laissée par les enseignements aux questions controversées, comme la capacité de l’agroécologie à nourrir l’humanité, le bien-être des animaux d’élevage ou la sécurité des cultures d’OGM.
Il a semblé à notre faculté de Gembloux, instruite par les conclusions d’un groupe de travail ad hoc, que la réponse devait être recherchée du côté de la montée en compétence réflexive et éthique de nos étudiants.
A savoir : une réflexivité qui s’autorise à arpenter le terrain des valeurs - disons-le, celui des questions morales- , mais avec toutes les exigences de l’université, qui sont l’exercice de la raison et de la liberté, la visée d’un savoir authentique et la quête du bien commun. Réflexivité des savoirs dans la visée de la vie bonne : une autre façon pour nous de définir la “compétence éthique” à conférer à nos étudiants.
Pour construire une réflexion éthique dans les domaines de nos enseignements, commençons par identifier les “lieux de l’éthique”, où s’élaborent et se déclinent les principes et les normes qui orientent l’action des acteurs professionnels formés par l’université. Ces lieux sont-ils visités par nos enseignements ?
Les lieux de l’éthique : codes de déontologie et chartes éthiques
La loi reconnaît l’existence d’Ordres professionnels, dotés d’une large autonomie, d’un pouvoir de sanction et d’exclusion de ses membres, et dont les normes professionnelles sont consignées dans des codes de déontologie[4]. On songe tout de suite à l’Ordre des médecins et aux prérogatives que lui reconnaît la loi. Dans les codes de déontologie, l’éthique s’y exprime à travers des devoirs, on peut la qualifier de déontologique. La déontologie peut manifester sa nature prescriptive dans d’autres textes, moins contraignants, comme les chartes éthiques adoptées par diverses organisations. Il ne s’agit pas alors de normes juridiques mais de guides pour l’action.
Le cas des ingénieurs montre d’ailleurs que différentes normes déontologiques peuvent exister selon les pays pour une même catégorie socio-professionnelle. Ainsi, au Canada, la Province de Québec a institué un Ordre des ingénieurs et reconnaît force de loi à son code de déontologie[5], mais partout ailleurs, dans les limites de nos connaissances, la régulation éthique des métiers d’ingénieur fait appel à des chartes éthiques (codes of conducts) librement adoptées par des associations nationales d’ingénieurs et fédérations de ces associations.
Ces documents semblent peu présentés à nos étudiants – dans quel cours trouvent-ils une place ? -, bien qu’intéressants d’un double point de vue. D’abord parce que les futurs diplômés peuvent y prendre connaissance de normes déontologiques (les devoirs) et axiologiques (les valeurs) qui devraient baliser leurs activités professionnelles et tirent légitimité de principes librement adoptés par la profession. Ensuite, parce que ces normes livrent non seulement une éthique, mais aussi un ethos, c’est-à-dire une manière d’être, qui est aussi une façon d’être reconnu par la société.
Quand on dit “c’est un ingénieur”, “c’est un médecin”, on voit plus que la fonction, on devine l’homme (ou la femme) ! Cet ethos est le produit d’un développement historique, dont il est bon de tirer le fil. Comment comprendre ce qu’est un ingénieur sans se rappeler les missions que les Etats-nations lui ont conférées dans le développement des sociétés industrielles et mercantilistes de la modernité ? Ambition qui s’est traduite par la création de corps et d’écoles d’ingénieurs, filières de formation souvent élitistes (bien vite créées en Belgique après l’indépendance de 1830). On n’est pas tenu de tirer fierté de cet héritage, mais il demeure.
Les lieux de l’éthique : les comités d’éthique
Il y a un deuxième lieu de l’éthique, celui où peuvent se rencontrer des “professionnels de l’éthique”, d’authentiques éthiciens, mais pas qu’eux : il s’agit des comités d’éthique.
Leurs origines sont multiples, institués par la Loi ou créés à l’initiative d’organisations. L’auteur de ces lignes est actif dans plusieurs comités d’éthique dans le domaine de la recherche agronomique, depuis le premier comité d’éthique français de l’Institut national de la Recherche agronomique (INRA), le Comepra (Comité d’éthique et de précaution pour les applications de la recherche agronomique) créé en 1987. Il n’y a pas en Belgique de Comité d’éthique saisi des questions liées à l’agriculture et plus largement au domaine non humain, hors les comités d’éthique - qui sont des comités de déontologie - en expérimentation animale.
Les compositions et les méthodes de ces comités varient, mais il faut comprendre que leurs avis relèvent tantôt de la déontologie, par la force normative à laquelle ils prétendent, tantôt d’une approche davantage réflexive.
Il s’agit dans ce deuxième cas de traiter de questions controversées en déplaçant le regard selon de multiples angles de vue, rencontrant les intérêts propres et les valeurs portées par la diversité des parties intervenantes. L’analyse éthique devient lieu de rassemblement de disciplines et de discours, qui met en évidence les présupposés et les motivations de l’action. On n’est pas ici dans la déontologie, qui liste des devoirs, mais dans une réflexivité éthique qui mène à poser les conditions d’une action bonne. “Que puis-je faire, que dois-je faire, tout bien considéré ?”
Les comités d’éthique adoptent des avis, destinés à instruire des processus législatifs, tel le Comité consultatifs de Bioéthique de Belgique qui peut être saisi par les autorités politiques, ou plus largement à nourrir la réflexion éthique des professionnels concernés. Riches de leur rigueur argumentative, souvent modèles d’exigence sémantique, ces avis sont trop peu utilisés par nos enseignements. Qui d’entre nous a lu un avis de comité d’éthique avec ses étudiants ?
Le Plan stratégique de l’Université de Liège présenté par Madame la Rectrice Anne-Sophie Nyssen et son équipe inclut la « création d’un comité d’éthique par secteur », l’un des volets de l’engagement institutionnel fort en matière d’éthique, dont il faut se réjouir. Il sera nécessaire de définir avec soin les modes de saisine et de mise en débat des avis et projets d’avis de ces comités au sein de la communauté universitaire, afin d’assurer la meilleure appropriation possible des questions éthiques par l’ensemble de ses membres.
Les lieux de l’éthique : des apprentissages réflexifs
Nous avons situé des lieux de la réflexion éthique dans des secteurs professionnels : codes de déontologie et chartes éthiques, comités d’éthique.
Nous l’avons dit, ils nous semblent trop peu utilisés par les apprentissages disciplinaires, qui tiennent souvent à distance les questions controversées et renvoient à la sphère privée les questions d’ordre moral. C’est sans doute là que les étudiants nous “attendent au tournant”. Ayant consacré des longues années à l’évaluation des risques liés aux OGM dans l’environnement et l’alimentation[8], je sais avoir déçu des étudiant qui attendaient de moi des positions tranchées (“pour ou contre les OGM”), là où je cherchais à mettre de la nuance et invitais à une évaluation éthique personnelle aussi rigoureuse que l’analyse d’un plan expérimental par un physicien !
Les approches éthiques considérées jusqu’ici par cet article sont de type top-down : devant une question éthique, il est proposé de se référer aux fruits de la réflexion d’autorités scientifiques, philosophiques ou morales, qui, à la limite, auraient « pensé à votre place ». Or il est important de promouvoir auprès de nos étudiants une approche inverse (bottom-up ), leur permettant de s’approprier les questions éthiques par un processus réflexif et délibératif. A commencer dans nos apprentissages. Voyons comment cela peut être envisagé, prenant modestement l’exemple de ce qui a été initié à Gembloux avec nos étudiants bioingénieurs.
Enseigner l’éthique à des bioingénieurs
À Gembloux, une première question a porté sur le niveau du cursus le plus opportun pour introduire l’analyse éthique.
Deux options semblent s’opposer : “le plus tôt possible” afin de sensibiliser et d’outiller les étudiants dès l’entame de leur formation disciplinaire, ou, au contraire, “le plus tard possible”, afin d’ancrer la réflexion éthique dans un champ d’activités déjà bien arpenté et dans les questions concrètes soulevées par les pratiques disciplinaires. Ces deux options se complètent plus qu’elles s’opposent.
Ainsi, un cours de “Philosophie et éthique du bioingénieur ” a été introduit cette année en deuxième année de bachelier bioingénieur (premier quadrimestre). S’adressant à tous les étudiants, il ouvre à la réflexion éthique en abordant des thèmes variés avec des enseignants venant d’horizons divers : bioéthique avec Florence Caeymaex (philosophe), éthique environnementale avec Thibault de Meyer (philosophe), éthique animale avec Marc Vandenheede (vétérinaire), éthique du végétal avec Quentin Hiernaux (philosophe), éthique des biotechnologies vertes avec Patrick du Jardin (agronome), éthique de l’entreprise à l’anthropocène avec Virginie Xhauflair (anthropologue et économiste), éthique et démocratie technique avec François Mélard (sociologue et épistémologue). Le tout encadré par des séances introductive et conclusive données par l’auteur de cet article, déroulant le fil rouge de la réflexion éthique à travers l’ensemble du programme.
Les leçons, de deux heures chacune, font place à des interactions stimulées et analysées en cours grâce à l’outil Wooclap. La présence au cours est massive, favorisée il est vrai par un système de notation qui la récompense, tout en encourageant un approfondissement par des épreuves facultatives, questionnaire en ligne et travail personnel que l’étudiant choisit de rendre - ou pas - et qui lui permet de hausser sa note vers les sommets ! Donné pour la première fois cette année, ce cours a été évalué au moyen d’un questionnaire soumis aux étudiants à la fin du dernier cours – plus tard par Evalens – qui a indiqué une excellente réception globale de cet enseignement et confirmé qu’il semble répondre à l’attente de la plupart des étudiants.
Plus loin dans le cursus, l’analyse éthique peut porter sur des questions controversées soulevées par les pratiques professionnelles.
La question de la dissémination volontaire des OGM dans l’environnement en fait partie. J’aborde cette question avec mes étudiants dans le cadre d’un cours collégial axé sur l’analyse des risques liés aux productions agronomiques, où j’aborde la biosécurité et l’éthique des agrobiotechnologies.
Dans ce but, la “matrice éthique” de Ben Mepham[9] est un outil particulièrement adapté à l’analyse méthodique des questions éthiques par des non-philosophes (voir l’encadré 2). Cet outil de délibération éthique identifie deux composantes de la réflexion : les parties prenantes et les valeurs en jeu. Les lignes de la matrice listent les parties prenantes, toutes entités morales humaines et non humaines concernées par le problème posé, et les colonnes identifient des valeurs reconnues comme centrales à plusieurs théories morales et éthiques. Les trois colonnes de la matrice proposées sont : le bien-être (wellbeing), retenu pour sa position centrale dans les théories utilitaristes (la maximisation des utilités), l’autonomie (autonomy, choice) pour sa valeur cardinale dans les théories déontologiques d’inspiration kantienne (une éthique des intentions morales, des fins en soi), l’équité (fairness) permettant d’étendre le regard aux théories contemporaines de la justice sociale (dont celles de John Rawls).
Le groupe engagé dans la réflexion – conférence citoyenne, chercheurs en sciences sociales adossés à un projet technologique, ou nos étudiants - a pour mission de remplir la matrice, c’est-à-dire d’expliquer comment chacune des valeurs énoncées est concrètement mise en jeu par l’action controversée pour chacune des parties prenantes. L’exemple d’une telle analyse réalisée par mes étudiants bioingénieurs de master 2 est donné par l’encadré 2.
2. Application de la Matrice éthique de Ben Mepham à l’analyse éthique de l’introduction volontaire dans l’environnement de moustiques génétiquement modifiés afin de lutter contre la malaria
Cet exercice a été réalisé dans le cadre d’un cours d’Agrobioéthique du cursus de master « Biongénieurs », dispensé par l’auteur de cet article.
Plusieurs groupes d’étudiants travaillent à l’élaboration d’une matrice éthique, après une introduction théorique sur les fondements techniques de la modification génétique proposée, puis échangent leurs analyses. Il s’agissait ici de moustiques anophèles vecteurs du paludisme, génétiquement modifiés pour la suppression des mâles dans les descendants des insectes génétiquement modifiés.
La question éthique porte sur l’introduction de ces insectes, développés par une firme de biotechnologie européenne, dans l’environnement d’un pays en développement victime de paludisme endémique. Cet exercice se base sur un cas réel.
Au terme de l’exercice, les participants se déclarent mieux informés et prêts à émettre un avis, par un vote éventuel, ce dont ils s’estimaient peu capables avant l’exercice. La matrice éthique ne produit pas une réponse, mais génère les conditions de son élaboration rationnelle. Pour les étudiants des filières scientifiques, comme les futurs bioingénieurs dans ce cas-ci, l’analyse fait aussi surgir des déficits de connaissance (en biologie, écologie, etc.), dont la recherche devrait s’emparer.
Bien-être | Autonomie | Équité | |
Population victime de la malaria | Santé améliorée | Capacité de vivre libéré des contraintes des crises de paludisme |
Solution bénéfique pour tous, si relargages de moustiques dans toutes les zones |
Gouvernement, autorités publiques | Reconnaissance de la qualité de la politique de santé publique ; confiance de la population |
Dépendance à l’égard des firmes de biotech ; moyens accaparés au détriment d’autres politiques publiques |
Seules les autorités soutenues par un cadre réglementaire solide en matière de biosécurité peuvent implémenter cette mesure |
Firme de Biotech commercialisant la solution |
Chiffre d’affaire, notoriété, nouveau marché |
Capacité d’innovation augmentée | Accès variable au marché selon les cadres réglementaires relatifs aux OGM |
Animaux d’élevage sensibles au paludisme |
Santé améliorée là où la technique est implémentée |
Capacité de mener une vie saine (dans les limites des autres conditions d’élevage) | Seuls les animaux dans les zones de relargage en profitent. |
Moustique vecteur | Fertilité des populations dégradée | Incapacité à réaliser son programme biologique de reproduction | Spécifiquement touchés parmi d’autres vecteurs de maladies. Fitness fortement diminuée par rapport aux insectes compétiteurs de son environnement |
Biodiversité | Chaînes trophiques altérées |
Soutenabilité de l’écosystème, menace sur le maintien de son intégrité | Résilience des écosystèmes manipulés par l’homme par rapport aux écosystèmes naturels |
La respons(h)abilité10 comme posture éthique
Au-delà de la réflexion éthique, il y a une posture éthique, qui est une façon d’être.
Dans notre société entraînée par les technologies sur des chemins parfois brumeux – qui voit ce que nous réserve l’IA ? -, il y a sans doute une responsabilité inédite. Le sociologue allemand Max Weber a distingué « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité ». Là où la première justifie l’action par le consentement à des devoirs, la deuxième nous dicte de « répondre des conséquences prévisibles de nos actes ».[11]
Si la première nous commande de partir en guerre pour défendre la liberté contre la tyrannie, la deuxième nous enjoindra d’évaluer la valeur de la guerre à la lumière des dommages humains qu’elle provoquera. Max Weber écrit en 1919, à l’issue de la première guerre industrielle des Temps modernes.
Mais la responsabilité n’est pas qu’imputabilité, elle peut aussi être comprise comme capacité à répondre au monde qui nous entoure. C’est alors rendre justice à l’étymologie du mot responsabilité, qui est en effet habilité à répondre (respons-ability en anglais). Répondre à quoi ? « Aux besoins d’un monde vulnérable » diront les philosophes féministes de l’éthique du care, « aux choses, aux lieux, aux gens que nous rencontrons et qui nous touchent, nous saisissent ou nous émeuvent », dira le sociologue et philosophe Hartmut Rosa, selon son idée de résonance qui est une forme de rapport au monde.[12]
Nous entrons dans une autre dimension de l’éthique, en tant que façon-d’être-dans-le-monde. Faisons le pari que l’Université peut y amener ses étudiants et ses enseignants, et l’ensemble de ses acteurs. On y cultivera cette vertu qu’Aristote nommait phronèsis dans son Ethique à Nicomaque, que l’on peut traduire par sagacité et qui consiste à situer à tout moment l’action servant le bien.[13]
Remerciements
Je remercie Christelle Didier, professeure à l’Université de Lille, sociologue et éthicienne, pour sa lecture critique et bienveillante du manuscrit.
Article publié sur le site : Apprendre l’éthique (uliege.be)
Carte blanche publiée dans "Le Quinzième Jour" n°288 - mai-août 2024"
Auteur : Patrick Du Jardin
Mis en ligne par Julien Moës
Notes
1 Le mot grec déon veut dire devoir.
2 Paul Ricoeur (1990). Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, p. 202.
3 Lire l’article de Mathilde Gérard dans Le Monde du 11 mai 2022 : Des étudiants d’AgroParisTech appellent à « déserter » des emplois « destructeurs ». Le discours des huit étudiants peut être vu à l’adressehttps://www.youtube.com/watch?v=SUOVOC2Kd50
4 En anglais, on parle de « codes of conduct » pour désigner les codes de déontologie, le mot « deontology » existant mais n’étant pas utilisé dans ce contexte.
5 Didier Christelle (2015). Ethique de l’ingénieur – Un champ émergent pour le développement professionnel. Techniques de l’Ingénieur. AG102 V1. Disponible en ligne à l’adresse https://www.techniques-ingenieur.fr/base-documentaire/innovation-th10/ingenierie-et-responsabilites-42598210/ethique-de-l-ingenierie-ag102/
6 En Europe, des associations nationales d’ingénieurs se sont regroupées dans la Fédération européenne des Associations nationales d’ingénieurs (FEANI), devenue Engineers Europe. On trouvera sur le site web de la fédération (https://www.engineerseurope.com/) le document « Code of Conduct: Ethics and Conduct of Professional Engineers », déclaration (statement) qui renvoie aux codes nationaux tout en relevant leurs principes communs.
7 L’auteur vient d’être nommé président du Comité « Ethique en commun » des instituts français de recherche INRAE-Cirad-Ifremer-IRD, pour un terme de 4 ans.
8 L’auteur a notamment été vice-président du panel d’experts OGM de l’Autorité européenne de sécurité sanitaire des aliments (EFSA) de 2012 à 2015.
9 Mepham T.B., 2000. The role of food ethics in food policy. Proceedings of the Nutrition Society. 59:609–618; Mepham T.B., 2008 - Bioethics, an introduction for the biosciences. Oxford University Press. Oxford
10 J’emprunte cette subtilité orthographique au livre de Donna Haraway « Vivre avec le trouble », dans la traduction française par Vivien Garcia de l’ouvrage original en anglais.
11 Max Weber : deux conférences, l’une intitulée « Le métier et la vocation de savant », l’autre « Le métier et la vocation d’homme politique » ont été traduites et réunies dans un même ouvrage, « Le savant et le politique », parue chez l’éditeur 10-18 (2002).
12 Hartmut Rosa. 2018. Remède à l’accélération. Impressions d’un voyage en Chine et autres textes sur la résonance. Philosophie magazine Éditeur,Paris. Ce texte constitue une courte et pédagogique introduction à notion de résonance
13 Aristote. Éthique à Nicomaque. Livre VI. Dans Œuvres. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris, page pp 133 - 138
Gembloux Agro-Bio Tech, une faculté de l'Université de Liège, exclusivement consacrée aux sciences du vivant et à l'ingénierie biologique. www.gembloux.uliege.be/chaire-francqui-2023
Dernière modification le jeudi, 01 août 2024