« Le sujet que nous abordons aujourd’hui est ardu... J’ai peur que mes participants décrochent... »
Imaginez plutôt : Vous savez que vous devez effectuer une intervention de type "cours magistral" sur un sujet plutôt ardu, abstrait, complexe… et comme vous n’êtes pas du genre enseignant autiste (ne riez pas, j’en ai rencontré !), vous savez pertinemment que vos apprenants risquent fort de « décrocher » au bout d’une à deux heures, et encore je suis optimiste (interrogez n’importe quel médecin sur les véritables facultés d’attention d’un adulte dans le temps, vous risquez d’être déçu). Vous supposez même que, la digestion aidant, votre sempiternelle demande : « …Avez-vous des questions ? » fera un bide retentissant. Si vous êtes persuadé que c’est ainsi… qu’on n’y peut rien… qu’après tout ce n’est pas votre problème mais le leur, ou pire, que c’est bien meilleur d’apprendre dans la souffrance sous le simple prétexte que vous-même avez toujours fonctionné ainsi… je me permets de vous conseiller d’arrêter de lire ces lignes, la suite risquant fort de vous déplaire, vous voilà prévenu.
On peut amener sa sonnerie... c’est même conseillé
Arrangez-vous pour emporter avec vous le jour de l’intervention un objet qui fera entendre une sonnerie, grosso modo à l’heure que vous aurez jugée « fatidique » (si vous êtes « high tech », utilisez les fonctionnalités de votre téléphone portable, si vous êtes de type plus rétro, un minuteur pour cocotte minute fera très bien l’affaire). Comptez deux heures environ après le démarrage de votre cours. Prévenez l’assistance qu’une interruption inopinée surviendra à « telle heure environ »… que le cours magistral s’interrompra donc, et qu’il sera procédé à une activité agréable et amusante destinée à favoriser en douceur la mémorisation de tout ce qui aura été abordé jusque-là. Lorsque survient la sonnerie, vous êtes en général le premier surpris, c’est normal (ceux qui se sentent une âme de fantaisiste pourront avec profit détendre l’atmosphère en se lançant dans une tirade du type « Ah mais non, je vous demande un peu, quel est l’outrecuidant qui ose interrompre mon auguste propos ? … Euh oui, effectivement, pardon, ce n’est que moi-même ! »).
Et c’est parti ! Formez deux équipes
Demandez à l’assistance de bien vouloir se diviser en deux groupes de tailles à peu près égales. Ces groupes formeront deux équipes, que nous appellerons respectivement l’équipe A et l’équipe B. Demandez à chaque équipe de s’entendre pour préparer cinq questions portant sur le contenu qui vient d’être abordé depuis... (ici, vous avez le choix : depuis aujourd’hui, depuis ce matin, depuis le début de la session... à vous de voir !). Les apprenants ont – bien entendu – parfaitement le droit de consulter leurs propres notes de cours (c’est même absolument fait exprès !). Précisez juste que ces questions seront bien entendu posées à l’équipe adverse. Aussi étrange que cela puisse paraître, vous verrez très vite l’ensemble des apprenants relire toutes leurs notes en tous sens, en avec une avidité et une jubilation surprenantes. J’ai bien dit « l’ensemble ». Certes, au début seuls les plus malicieux, les plus extravertis d’entre eux commenceront par se prendre au jeu, mais je vous fiche mon billet qu’au bout d’un moment règnera une joyeuse ambiance de saine émulation et que tout le monde s’y sera mis ! Ce sera à qui trouvera la question la plus tordue, le détail le plus pinailleur…
On a le droit de poser toutes sortes de questions, même les plus farfelues
Précisez bien qu’on a droit à toutes sortes de questions, même celles qui « détourneraient » le jeu (…ne pas hésiter à leur dire qu’on a parfaitement le droit de demander par exemple « Euh, c’est quand la pause ? »… en fait, pour ce qui me concerne, cela ne m’est jamais arrivé… peut-être justement parce que tout simplement les gens se sentaient vraiment libres de le faire ! Tiens, un conseil pratique : mettez donc à profit ces quelques minutes pour quitter la salle, vous détendre un moment, aller prendre un café, et constater au passage que votre présence dans la salle de cours n’a absolument rien d’indispensable pour une bonne acquisition des connaissances (...votre narcissisme dût-il en souffrir :- ) ). Lorsque chaque groupe a réuni ses 5 questions (…et que vous êtes revenu :-) ), vous vous transformez illico en Maître Jaques, sorte d’animateur de jeu télévisé qui se contentera de compter les points.
Important : le (très sérieux) décompte des points
Pour ce faire, tracez donc au tableau deux colonnes intitulées A et B, chacune divisée en 5 lignes. Le jeu entre alors dans sa phase la plus vivante : l’équipe A pose sa première question, l’équipe B s’efforce d’y répondre (bien entendu, tout le monde est toujours autorisé à continuer de consulter ses notes, y compris pour y chercher des éléments de réponse, c’est toujours aussi « fait exprès » que tout à l’heure !). Si l’équipe B répond de façon satisfaisante aux yeux de l’équipe A, elle marque un point, sinon zéro. Remarque importante : en aucun cas vous ne devez jouer le rôle d’un arbitre à ce stade-là, rappelez-vous que vous n’êtes qu’un « animateur qui se contente de compter les points » ! Seule l’équipe qui a posé la question est habilitée à juger de la recevabilité de la réponse obtenue. En cas de besoin, indiquez clairement que vous vous tiendrez à la disposition du groupe une fois que l’activité présente sera terminée, mais que pour quelques minutes, vous renoncez volontairement à votre casquette de « celui qui détient le savoir » et que vos apprenants ne doivent rien voir d’autre en vous qu’un simple meneur de jeu. Ensuite on enchaîne de manière toute bête…à son tour, l’équipe B pose sa « première question » à l’équipe A… puis l’équipe A pose sa 2e question à l’équipe B… l’équipe B pose sa 2e question à l’équipe A… et ainsi de suite, jusqu’à ce que les 10 questions (…2 fois 5) aient été posées, comme sur le tableau ci-dessous.
Ce qu’on écrit au tableau...[/caption]
A la fin, il suffit de faire le total des points de chaque colonne pour savoir quelle est l’équipe gagnante. On peut aller jusqu’à s’amuser à proclamer le résultat de manière plus ou moins solennelle, ou encore humoristique (« Le gagnant est… The winner is… »).
Au fait, qu’est-ce qu’on gagne ?...
Bien entendu il n’y a absolument rien à gagner, mais vous verrez, cela n’empêche nullement les participants d’entrer dans le jeu et de vivre un moment plaisant. Important : Comme je le précisais plus haut, à ce stade vous pouvez enfin traiter, le cas échéant, les précisions sur les éléments de cours éventuellement restés en suspens lors du déroulement du jeu.
Attention : ne les laissez pas repartir "comme ça"...
Pour clore cette activité, il est indispensable de procéder à un débriefing digne de ce nom. Je m’explique : Il ne faudrait pas que les apprenants repartent dans la nature en proclamant à qui veut l’entendre (voire à eux-mêmes)… « Ah, cette formation, on s’en souviendra, qu’est-ce qu’on a bien rigolé ! »… Si cela s’arrête là c’est pour le moins un peu court, et au pire dangereux. Ne manquez donc pas d’inviter vos apprenants à se poser franchement la question : « Est-ce que cela a été pour nous l’occasion de revoir – ou de clarifier – des choses qui seraient restées dans l’oubli sans cela ? ». Non seulement ils vous répondront que oui, mais ce "oui" aura tout de l’enthousiasme, et rien du convenu. Vous pouvez même enfoncer le clou en ajoutant « Imaginez que pendant tout le temps que nous avons consacré au jeu je vous aie demandé de parcourir vos notes pour vérifier que tout est bien clair pour vous, pensez-vous que nous aurions été aussi efficaces ?... moins efficaces ?... plus efficaces ?... ». Là encore, vous le verrez, il n’y a vraiment pas photo... Mais il est important que vos apprenants en prennent pleinement conscience.
Maintenant, si vous le voulez bien, voici deux des principaux enseignements que, pour ma part, j’ai tirés de cette histoire, et que j’aimerais beaucoup vous faire partager... certainement pas en tant que "donneur de leçons" (...beurk !), mais tout simplement en guise de témoignage à propos de ma façon de fonctionner, qui vaut ce qu’elle vaut... rien de plus, mais rien de moins :-) Voici donc deux remarques, pour finir :
Et si on oubliait la théorie, juste pour un temps ?
Ma première remarque sera de vous dire que je n’ai aucune, mais alors aucune envie de tirer des conclusions théoriques à partir de cette histoire. A mes yeux, les meilleurs enseignements que vous en tirerez vous-mêmes se feront… en la vivant, tout simplement. Si vous avez le courage d’aller vers vos apprenants en laissant tomber tous les boucliers certes bien rassurants mais ô combien encombrants (« ah… oui, ici c’est à n’en point douter du socioconstructivisme… et là c’est clairement à la métacognition qu’il est fait référence ! »), vous serez récompensés de votre bienveillance et de votre simplicité. Si d’aventure les oripeaux d’un "Professeur Diafoirus" vous sécurisent, prenez le risque de vous en défaire, ne serait-ce que pour un temps... N’en doutez pas, les apprenants (…tout comme vous !) savent toujours, au fond d’eux-mêmes, à qui ils ont réellement affaire, d’une certaine façon. Il ne tient qu’à vous de décider si vous avez envie de vivre cela comme un enfer ou comme un paradis…
« Qui suis-je, moi, pour faire ainsi le pitre ? »
La deuxième remarque que je voudrais vous adresser est peut-être plus délicate, plus impliquante : En effet, il est possible que certains d’entre vous se demandent « Qui suis-je, moi, pour faire ainsi le pitre ? En ai-je vraiment envie ? », ou pire : « …En ai-je vraiment les moyens ? ». C’est là qu’intervient une notion centrale, à mes yeux : celle de croyance portante (…ou limitante) pour soi-même et pour les autres (après avoir traité descroyances limitantes à plusieurs reprises dans ce blog, je traiterai des croyances portantes dans un prochain article...). Pour ma part je me situe clairement dans un courant de pensée qui croit fondamentalement en l’homme, et en ses talents. Tout le monde a du talent, d’une manière ou d’une autre. Il suffit à chacun d’entre nous d’aller chercher en lui-même ce qu’il aime, sait, et veut faire pour s’apercevoir de l’immensité de ses possibilités, lesquelles sont généralement bien supérieures à l’idée qu’on s’en fait. Si vous êtes certain (j’ai bien dit certain) de ne pas y croire pour vous-même, alors renoncez définitivement à "faire passer" quoi que ce soit vers les autres, vous ne feriez que leur communiquer vos propres peurs, et grossir les rangs de ceux, trop nombreux, qui commettent d’irréparables dégâts en s’ingénient à rendre ennuyeuses les choses les plus passionnantes.
Conclusion : une fois de plus, il suffit d’oser...
Osez donc utiliser vos propres talents pendant vos heures de cours, que diable ! Cela peut très bien passer par l’humour, bien sûr, mais aussi par mille autres choses. Il suffit de s’en persuader soi-même pour que cela commence à marcher. Parole ! Seuls ceux qui ont fait preuve d’imagination et de créativité ont réellement fait avancer les choses en la matière... Nous le savons tous très bien au fond de nous-mêmes… Et pour ma part, une de mes croyances les plus ancrées est précisément que l’imagination est une chose qui est à la portée de tout le monde (1). Il ne nous reste plus dans ces conditions qu’ oser nous jeter à l’eau… pour y découvrir un monde agréable et passionnant (je vous le garantis).
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(Cet article sera repris dans ouvrage de conseils aux formateurs, à paraître en avril 2014 aux éditions DUNOD).
(1) ...Imagine-t-on, en effet, un enfant invité à se joindre à ses camarades de jeu leur répondre quelque-chose du style "Euh, non, désolé, je manque cruellement d’imagination"... ??? ...Alors, si tous les enfants peuvent le faire, tout ce qu’il vous reste à faire est de répondre à la question "L’enfant que j’ai été est-il encore présent en moi ?"... puis de le laisser vous donner la réponse :-)