Le statut des langues dites régionales
Comme il a été souligné par maints acteurs linguistiques et culturels, l’ordonnance que François 1er signa à Villers-Cotterêts en 1539 pour faire prévaloir l’usage administratif de la langue maternelle française sur le latin langue d’Eglise ne doit pas être instrumentalisée (1).
Or, force est de constater que depuis lors, l’usage des autres langues de France de l’époque n’a fait que péricliter. Tout au long d’une histoire nationale dont les péripéties sont nombreuses : rapport de l’abbé Grégoire sur « la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française », présenté à la Convention nationale en 1794, mise en place par Jules Ferry en 1881 de l’Ecole publique, fondée sur le seul usage du français, promulgation en 1992 de l’alinéa de l’article 2 de la Constitution stipulant que « la langue de la République est le français ».
Dans ce dernier cas, la mesure avait pour objectif de contrecarrer la concurrence de l’anglo-américain : les langues dites régionales ont dû, une nouvelle fois, assumer le rôle peu enviable du tiers exclu. Dans la réalité, les deux textes (ordonnance et article 2) ont été utilisés en leur défaveur. Les « élites » continuant à instruire leur progéniture en latin puis en anglais. Le statut du latin a été si impacté qu’à la fin du XIXe siècle, Jean Jaurès soutint sa thèse de philosophie en latin alors que depuis bien longtemps sa langue d’oc n’était plus une langue d’enseignement. La réforme des programmes en lycée et du baccalauréat établit encore une différence de traitement entre langues anciennes et régionales, au détriment de celles-ci (3).
Le dispositif législatif voué à les protéger d’un déclin que l’UNESCO signale régulièrement (statut de « langues en danger » (2) , à l’exception du créole) est mince : élargissement, au ministère de la Culture, de la DGLF devenue en 2001 la DGLFLF (3), dont les budgets sont pour autant réduits, article ajouté en 2008 à la Constitution selon lequel « les langues régionales font partie du patrimoine de la France », vote en 2021 de la bienvenue loi Molac, mais partiellement détricotée par le Conseil constitutionnel, négociations difficiles menées actuellement par le Conseil exécutif de Corse (Gilles Siméoni) et par l’Assemblée de Martinique (Lucien Saliber) pour faire reconnaître la co-officialité du corse (4)et du créole (5) dans leurs instances respectives…
« Au fond, nous sommes le seul pays de la Francophonie qui ne vit qu’en français (…) Il n’y a que les Français qui n’ont que le français » (Extraits du discours du président Macron prononcé le 20 mars 2018 à l’Institut de France).
Comme l’écrit l’écrivain l’écrivain Patrick Chamoiseau dans une tribune récente, « Si nous restons à patauger dans l’imaginaire colonial, la guerre des langues restera en vigueur. » (6) S’il est vrai qu’en français, sont valorisés les principes de liberté individuelle et de raison, les langues de France cultivent, elles, à travers le chant notamment, des relations privilégiées avec la pensée communautaire, mythique et le sacré. Les résultats de cette exception française, à savoir la perte du pluringuisme en métropole, sont conséquents, l’imaginaire collectif étant de moins en moins irrigué par les diverses cultures métropolitaines et ultramarines : fin des courants littéraires et critiques, crise des études littéraires et linguistiques et de l’enseignement du français langue maternelle (FLM), qui gagnerait à s’inspirer de la didactique d’ouverture du français langue étrangère (FLE) …
Dans son discours d’inauguration de la cité de Villers-Cotterêts, le président Macron s’est positionné en défaveur de l’écriture inclusive, que défend le mouvement féministe (7). Au nom d’un argument machiste, selon lequel « le masculin fait le neutre », qui répercute au niveau des relations de genre la domination linguistique… La réforme de l’orthographe d’usage, qui multiplie les exceptions, entravée qu’elle est par une Académie française conservatrice, ne serait-elle pas une cause plus importante à défendre (8) ?
Le statut des cultures francophones
Le sort réservé aux cultures francophones, que cette politique d’Etat tend à mettre en concurrence avec les langues régionales, est-il plus enviable ? S’il est vrai que des personnalités issues des anciennes colonies et des pays occidentaux francophones émergent, triées sur le volet par éditeurs, médias et institutions, le cadre d’une reconnaissance internationale manque à l’appel.
Les sommets francophones alternent avec les sommets Afrique-France, s’avérant ainsi être instrumentalisés comme soft power géo-stratégique, les études sur la littérature francophone sont rares tant à l’Université qu’à l’Ecole, de même que les bourses d’études et les carrières proposées aux intellectuels africains qui, comme Alain Mabanckou ou Achille Mbembe, enseignent dans des pays anglo-saxons. Une campagne ministérielle vise les études post-coloniales et un prétendu islamo-gauchisme (9), la remarquable chaîne France Outremers, de vocation multiculturelle, a été déprogrammée en 2020 (10), censure et désinformation sévissent toujours, en l’absence de débat contradictoire, dans les médias publics concernant l’aire d’influence africaine, les étudiants et artistes des pays du Sahel (Mali, Burkina-Faso, Niger) ne peuvent plus obtenir de visas depuis juillet 2023, étant sacrifiés au nom de représailles indignes à l’égard de pays dissidents (11). La journée de la Francophonie (le 20 mars) passe assez inaperçue du grand public.
Une francophonie culturelle et des peuples, qui est défendue par nombre de festivals et de personnalités progressistes (12), peut-elle se développer dans le contexte actuel d’un néocolonialisme qui n’a plus souvent que la force armée pour s’imposer (13) ? Le dispositif actuel peut-il endiguer l’influence excessive de la culture anglo-américaine chez les élites et parfois chez les jeunes publics, sachant que « la nature a horreur du vide » ? Peut-il endiguer la crise des quartiers populaires dont les émeutes de juillet dernier, rappelant celles de 2015, tout aussi exceptionnelles à l’échelle de l’Union européenne, n’ont eu pour réponse pour le moment que des traitements policiers et judiciaires ? Le plan de la première ministre Elizabeth Borne pour les quartiers ne comporte pas de volet culturel (14).
Une comparaison s’impose : au moment où l’Etat français voue un nouveau culte à sa « langue unique », l’Espagne officialise aux Cortés et dans l’administration l’usage de trois langues, le basque, le catalan et le galicien, aux côtés du castillan (l’espagnol), et propose cette mesure au Conseil de l’Europe. Les médias publics informent régulièrement sur l’actualité latino-américaine, au nom du concept de « alianza de las civilizaciones ».
Une autre politique linguistico-culturelle, inclusive, est à élaborer dans le monde enseignant et culturel, dans le mouvement social aussi, par référence à cet exemple proche, entre autres. Elle participerait d’une bataille idéologique qui voit désormais les franges les plus conservatrices et autoritaires de l’opinion donner le la dans le pays. Une revendication à faire valoir : en complément de l’ouverture de la cité de Villers-Cotterêts, la création, dans une capitale régionale, d’une cité des langues de France, qui promeuve le dialogue des cultures historiques, métropolitaines et de l’immigration.
Martine BOUDET
Spécialiste d’anthropologie culturelle (laboratoire d’Etudes interculturelles des langues appliquées/EILA, Université Paris Diderot)
Parution L’emblématique des régions de France (Paris, Panthéon, août 2023)
https://www.editions-pantheon.fr/catalogue/lemblematique-des-regions-de-france/
Les langues-cultures moteurs de démocratie et de développement (dir., Le Croquant, 2019) https://editions-croquant.org/sociologie-historique/550-les-langues-cultures.html
Notes
(1) Philippe Blanchet, « Cité de la langue française à Villers-Cotterêts : le contresens d’un mythe national » https://blogs.mediapart.fr/philippe-blanchet/blog/141020/cite-de-la-langue-francaise-villers-cotterets-le-contresens-d-un-mythe-national
David Grosclaude, « La langue française ne mérite pas ça »
https://david-grosclaude.com/2023/10/02/la-langue-francaise-ne-merite-pas-ca/?fbclid=IwAR2h3rX4_wOwZ5m4UcIyDH9QgXaM4t2TL1zFbXS3jM0qU6DQofUaowG1C8A
(2) Collectif « Pour que vivent nos langues » : “Nouveau recul du gouvernement sur les langues régionales” (Extrait du communiqué) « Après les reculs historiques du ministère de l’Éducation Nationale (réforme du lycée, épreuves du brevet et du baccalauréat…) sous la mandature de M. Jean-Michel Blanquer entérinés par le silence du nouveau ministre M. Pap Ndiaye, c’est le ministère de la culture qui prend le relais de cette politique d’étouffement du développement des langues régionales.(…) “Langue française” et “Langues de France” étant sur la même ligne budgétaire, la mise en place de nouvelles actions de promotion du français ne pourra se faire qu’en diminuant les crédits jusqu’alors affectés aux langues régionales. »
https://www.pourqueviventnoslangues.org/2022-12-12-communique-nouveau-recul-du-gouvernement-sur-les-langues-regionales/
(3) DGLF : Délégation générale à la langue française
DGLFLF : Délégation générale à la langue française et aux langues de France
(4)https://abp.bzh/corse-fin-du-jacobinisme-le-virage-historique-de-la-58498
Dans le cas de la Corse, la négociation porte aussi sur le volet d’une plus grande autonomie régionale. Un accord de principe est donné par l’exécutif. La suite dira.
(5) https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/10/04/l-officialisation-du-creole-par-l-assemblee-de-martinique-contestee-en-justice-par-l-etat_6192436_823448.html
(Extrait) En ce début de Mois kréyol, le festival des langues et des cultures créoles célébré en octobre de chaque année, les élus de la Collectivité territoriale de Martinique (CTM) ont remporté une première victoire inattendue dans leur bataille pour la reconnaissance officielle de la langue parlée par la majorité des habitants de l’île. Le tribunal administratif de Fort-de-France a déclaré irrecevable, mercredi 4 octobre, un recours du préfet du département pour demander la suspension d’une délibération adoptée le 25 mai par l’Assemblée territoriale, faisant du créole la « langue officielle de la Martinique, au même titre que le français ». (…)
Approuvée à l’unanimité par les conseillers territoriaux – moins une abstention –, à l’occasion de la célébration du 175e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, la délibération exige de « donner pleinement sa place, au sein des programmes scolaires », à la langue régionale et autorise l’Assemblée de Martinique à adresser aux instances étatiques un projet de loi visant à adapter les « dispositions législatives ou réglementaires en vigueur ».
(6)https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/03/patrick-chamoiseau-si-nous-restons-a-patauger-dans-l-imaginaire-colonial-la-guerre-des-langues-restera-en-vigueur_6187594_3232.html
(7) Le Sénat, dans lequel la droite républicaine est majoritaire, vient de voter une loi interdisant l’écriture inclusive.
(8) L’Etat espagnol a procédé au 19e siècle à la réforme de l’orthographe du castillan, facilitant ainsi son apprentissage par les jeunes publics et par les étrangers.
(9) https://www.liberation.fr/societe/education/islamo-gauchisme-a-luniversite-la-defense-bancale-de-frederique-vidal-20210221_ITYHO34MFFFRXA5243G4EO7B6Q/
(10)https://www.20minutes.fr/arts-stars/television/2844471-20200823-arret-france-o-montre-faible-consideration-ultramarins-sein-medias-francais
(11) Soutien aux artistes du Sahel (MRAP) https://mrap.fr/soutien-aux-artistes-du-sahel.html
(12) Festival des Francophonies de Limoges : https://www.lesfrancophonies.fr/
(13) Tribune collective, « Arrêt des opérations militaires et des ingérences de la France au Niger et en Afrique » (Invités de Médiapart, août 2023)https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/08/25/pour-larret-des-operations-militaires-et-des-ingerences-de-la-france-au-niger-et-en-afrique/
(14) https://www.publicsenat.fr/actualites/societe/plan-pour-les-quartiers-quatre-mois-apres-les-emeutes-elisabeth-borne-ressort-la-jambe-gauche-du-macronisme#:~:text=Concr%C3%A8tement%2C%20il%20s’agira%20de,logement%20ou%20aux%20pr%C3%AAts%20bancaires%20%C2%BB.