Une autre façon d'apprendre et enseigner, c'est ce qu'écrit André Giordan dans ce dossier publié sur Changer de Cap et consacré à Claire Hébert-Suffrin : http://www.ecolechangerdecap.net/spip.php?article332
" La « transmission de savoir » directe, d’individu à individu, a longtemps été quasiment la seule façon d’apprendre. Au Moyen Age, les métiers – ou « corporations » – assuraient la transmission des savoirs techniques, le maître formant l’apprenti. Mais la société était alors fortement hiérarchisée et cette transmission s’inscrivait dans un rapport de domination. Petit à petit, des relations plus paritaires se développèrent, en rapport avec l’évolution générale de la société : le compagnonnage, les loges maçonniques... Ces dernières ont même déterminé puis transmis nombre de règles méthodologiques strictes, propres à favoriser les échanges.
Le Mouvement des RERS, dans ses statuts fondateurs, s’inscrit dans cette lignée. Mais il va plus loin, puisqu’il introduit la règle de la réciprocité ; c’est là sans doute que se situe l’apport original du Mouvement, prenant à contre-pied la norme scolaire. L’organisation en réseau, d’autre part, propose une forme de coopération sociale rompant avec les modes d’organisation traditionnelles. Pas de hiérarchie entre les membres des réseaux, mais des liens « horizontaux » qui font écho aux mutations sociales en cours.
L’introduction des échanges, des offres et des demandes, permet de saisir la rencontre avec d’autres pour structurer son savoir, mais aussi sa conscience de savoir. "
Lors de sa venue à Bordeaux, nous lui avons demandé de préciser ce que sont les RERS, Réseaux d'Echanges Réciproques de Savoirs :
Patrick Figeac
Réseaux d’Echanges Réciproques de Savoirs (RERS)
Claire et Marc Heber- Suffrin, mis en ligne le 7 février 2013.
Hommage à Claire HEBER-SUFFRIN
Armen TARPINIAN
"Nul ne peut-être exclu, car chacun est essentiel".
Ce DOSSIER consacré à Claire Héber-Suffrin a coïncidé avec la remise qui lui a été faite par le Premier ministre, Jean Marc Ayrault, des Insignes d’Officier de la Légion d’honneur ce 6 février 2013. La cérémonie lui était entièrement consacrée et a fait honneur à la République et aux pionniers de l’éducation, tant l’empathie du Premier Ministre envers l’oeuvre de la " Socio-psycho-pédagogue" dépassait l’Hommage formel : une vraie "transfusion de sens" qui peut enrichir la vision et l’action du politique comme de nous tous. (Lire le discours du Premier Ministre et les remerciements de Claire Héber-Suffrin à la fin de cette présentation).
Le " Collectif École changer de cap " - dont Claire Héber-Suffin partage depuis le début l’aventure (2001) - se réjouit de cette reconnaissance comme d’un fort signe des temps. Ne parle-t-on pas de refondation de l’école ? De réussite pour tous ? Beaucoup, qui ont longtemps combattu et espéré faire advenir une école où la coopération primerait sur la compétition, où les succès des uns ne se paieraient pas par l’échec des autres, ont du mal à y croire. Et pourtant. de nombreuses initiatives se développent, soutenues parfois par l’Institution. C’est leur mutualisation et généralisation qui font défaut.
Reste que face aux souffrances, décrochages et violences scolaires les mentalités évoluent. La prise de conscience des faiblesses du Système traditionnel, soulignées par les enquêtes internationales (PISA) y contribue. Celles-ci ont créé un choc salutaire en France et fait entendre que si tout ne va pas si mal à l’école, tout ne va pas si bien ! Et même que cela va franchement mieux ailleurs.
"L’école ne va pas bien", déclare sur les ondes le Ministre de L’éducation Nationale.Il lui faut devenir plus bienveillante", ce qui ne veut dire en rien sentimentale et laxiste. Mais créer des conditions où le désir et l’effort d’apprendre se fécondent mutuellement. L’école est fille et mère de la Société. Tout certes ne dépend pas d’elle, mais beaucoup dépend du retour qu’elle peut faire sur elle-même. Si l’école avait une plus claire conscience du bien qu’elle fait, elle éviterait mieux le mal qu’elle peut faire...
Portée par le réalisme de l’intelligence et du cœur, Claire Héber-Suffrin reste - sans naïveté - confiante et combative. Elle est une "Indignée de toujours", nous dit Marie-Françoise Bonicel dans la très belle évocation de son cheminement qu’on lira ci-après. "Indignée" - encore faut-il s’entendre sur le mot - mais jamais "Résignée". Elle poursuit depuis 40 ans, avec une jeunesse d’âme grandissante, son action pour que les liens et les biens humains essentiels à la "vie bonne", croissent en se partageant. C’est sa découverte fondatrice de pédagogue : le plus démuni possède toujours quelque chose à faire découvrir - à offrir- à autrui. Pour peu qu’on sache l’y inciter et l’aider à l’exprimer. Son estime de lui-même surgit de sa propre surprise de pouvoir susciter attention et estime. Lui qui se pensait "nul" !
De cette expérience première émergeront au fil des ans la théorie et les pratiques humanisantes des" Échanges réciproques de savoirs ". On en mesurera mieux la portée et ses champs d’application dans la lecture des textes rassemblés ici. Nulle idéologie pour autant dans son œuvre, mais la fraternité profondément ressentie, repensée. Mise en actes.
Si les changements profonds ne se décrètent pas, le Politique toutefois peut se faire une juste vision des finalités d’une l’école où Réussite scolaire et Réussite humaine seraient mieux reliées. Et frayer des chemins, en vue desquels le Réseau d’Échanges Réciproques de Savoirs offre une belle table d’orientation vers plus d’humanisation dans l’École comme dans la Société. S’il existait un Prix Nobel de l’Éducation, Claire Héber-Suffrin et avec elle Marc son époux, mériteraient sans aucun doute de compter parmi les "Nobélisables" ?
Lire les Discours de Jean-Marc Ayrault et Claire Héber-Suffrin
Ci-après :
Les Hommages à Claire HEBER-SUFFRIN
par Philippe, MEIRIEU, Marie-Françoise BONICEL, André GIORDAN, Edgar MORIN
Liens vers la Planète RERS
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Philippe MEIRIEU
" Formidable trouvaille pédagogique, véritable projet pour une société intelligente et solidaire, la démarche pédagogique des échanges réciproques de savoirs postule que chacun est riche de savoirs qui peuvent intéresser les autres, et que tout le monde est capable d’apprendre et de transmettre des savoirs. Et ce postulat va faire bouger tout le système : élèves, enseignants, parents, savoirs, valeurs. Les élèves sont plus actifs, et bientôt, ils sont plus motivés, ils se questionnent, ils découvrent qu’un apprentissage réussi exige des efforts et oblige à affronter des frustrations, ils grandissent en estime d’eux-mêmes et dans l’estime de leurs condisciples. Ils grandissent dans l’estime des enseignants, ils découvrent que chaque cerveau apprend à sa façon, ils associent leurs parents à des actions collectives réussies et ils expérimentent que le plaisir a place au cœur des apprentissages. Quant aux savoirs repérés dans leur extrême diversité, classiquement scolaires ou non scolaires, ils servent tous à venir renforcer les chances de l’apprentissage réussi des disciplines scolaires. Quant aux enseignants, les voilà moins seuls, plus reliés, passionnés et créatifs...
Ici, des acteurs de l’école racontent leurs itinéraires professionnels et explicitent leur conception de la formation, du savoir, de leur métier, de la société et de l’école. Ils montrent en quoi ils ont le sentiment de construire, en cohérence avec des choix pédagogiques, éthiques et politiques, un monde où l’on choisit la solidarité et la formation réciproque plutôt que la compétition ; le partage plutôt que la prédation ; l’humain, son histoire de vie et sa dignité au cœur du système, comme ayant la primauté absolue, plutôt que l’utilisation des humains pour servir les pouvoirs. Un monde où la culture et les savoirs sont considérés comme des biens communs, créateurs de sens et d’émancipation, et non comme des marchandises, ou des outils d’exclusion
(Extrait de la Préface de "Pratiquer la Réciprocité à l’école", Éditions Chronique Sociale, 2005)
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Marie-Françoise BONICEL
Une "indignée" de toujours
J’ai été amenée cette année, à rendre hommage à de belles figures de la thérapie, de la formation, de la littérature et de la poésie qui sont allées rejoindre le chemin des étoiles, selon l’expression imagée de la tradition cathare. Il me plait d’être invitée ici à évoquer Claire Héber-Suffrin… de son vivant et en pleine créativité, poursuivant son oeuvre de pèlerine, qui invite « à habiter le monde » autrement, pour reprendre cette formulation de Martin Buber. J’ai coutume de rappeler dans la ligne de Georges Devereux et de son ouvrage « L’angoisse de la méthode. L’enracinement social du savant » qu’il y a toujours une relation étroite entre le « découvreur » et sa méthode, qu’elle soit pédagogique ou psychologique. J’écoutais récemment une émission sur France-Culture, évoquant une prescription d’Emmanuel Mounier, qui s’appliquerait avec bonheur à Claire-Héber-Suffrin :
" Vous devez être des inhabitués "
Si on regarde le parcours de Claire Héber-Suffrin, elle me parait « une inhabituée » de toujours et une « indignée » bien avant que ce dernier slogan ne fasse le tour de la planète.
Le descriptif des Réseaux Réciproques de savoirs présenté ci-après est exemplaire par le caractère innovant de l’expérience originelle des années 1970 à Orly, par son intuition enracinée dans une expérience de terrain et par l’engagement social qu’il suppose. Engagement soutenu par Marc, son mari et par des adhérents conquis par le projet et sa belle utopie à réalisation vérifiable selon la belle expression brevetée de Michel Camdessus, ancien directeur du FMI. Engagement soutenu par un enthousiasme qui ne s’est jamais démenti au cours de ses activités qui lui on fait quitter le pupitre de l’école primaire, pour des missions de développement des Réseaux avec Marc, son mari complice.
Exemplaires aussi ces Réseaux, par leurs développements et leurs mues, par leur extension hors de l’Education Nationale, par leur internationalisation, par leur manière d’assembler les fils des différents secteurs concernés.
Par son fonctionnement de proximité, proche des besoins et des réalités de terrain, le RERS contribue à inventer d’autres formes de démocratie, à favoriser les liens locaux, à s’appuyer sur les habiletés de chacun et à favoriser l’émergence des ressources intérieures des enfants comme des adultes : « nous sommes pauvres de ce que nous ne savons pas que nous avons », disait la sage grand-mère de Jacques Salomé qui souffrait de n’avoir fait qu’un trop court passage à l’école.
Dans un entretien accordé à la revue du CERAS (n°275, 2003), elle a évoqué son « refus viscéral » de voir des enfants et des adultes « inattendus, jamais attendus pour ce qu’ils pouvaient apporter ».
Depuis Marcel Mauss, la réflexion sur le don et le partage s’est enrichi de cette création de 40 ans. D’autres initiatives germent sur ce terreau : SEL, Banque du temps, Economie solidaire, Nouvelle économie fraternelle… autant de ramifications, d’initiatives apparentées qui invitent à tisser des liens et à ne laisser personne sur le bord du chemin. Les savoirs comme l’humanité s’en trouvent agrandis.
Claire Héber-Suffrin, vous méritez bien d’être nommée au grade d’Officier de la Légion d’honneur, geste de reconnaissance de l’Etat pour vos talents mis au service de la promotion de l’humain.
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André GIORDAN
« Il t’apprend à greffer des arbres » et « tu lui apprends à écouter Schubert ».
Dans un contexte socio-économique où l’individualisation et la réduction des échanges à la seule sphère de l’économie « marchande » risquent de devenir des valeurs dominantes, les RERS (Réseaux d’Échanges Réciproques de Savoirs) apparaissent comme une alternative en termes de lien social et d’engagement bénévole, mais aussi de mode de transmission reconnu des savoirs dans une dimension d’Éducation populaire.
Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs sont nés dans une école d’Orly, au début des années soixante-dix. Aujourd’hui, ils essaiment partout dans le monde : il existe quelque sept cents réseaux regroupant quelques cent mille personnes, d’Europe en Amérique, (et cela a existé jusque dans un camp de réfugiés rwandais au Burundi !) L’idée peut paraître simple : « Je t’apprends à greffer des arbres » et « tu m’apprends à écouter Schubert », « nous échangeons nos savoirs. Apprendre, c’est chercher des réponses aux questions qu’on se pose ; aider à apprendre ce que l’on sait c’est, mettre au jour ses propres ignorances ».
Apprendre et faire société
La démarche des RERS s’appuie originellement sur des principes pédagogiques inhabituels, enracinés dans les pratiques de l’Éducation populaire et ancrés dans une expérimentation de terrain. La relation enseigné-enseignant est revisitée, le rapport au savoir interrogé. A cet égard, le colloque du Mouvement des RERS, de 1996, intitulé " Apprendre et faire société", dit bien ce lien entre la volonté d’une pédagogie singulière affirmée et celle d’une construction alternative des rapports sociaux. Dans les nombreux témoignages, récits d’apprentissage et d’échange rapportés à l’occasion de cette rencontre, puis réunis dans un ouvrage commun, Partager les savoirs, construire le lien, dans les différentes études réalisées par le Mouvement des RERS comme dans les ouvrages de Claire et Marc Héber-Suffrin, on retrouve le contenu de cette autre façon de considérer le savoir et les savoirs, c’est-à-dire une transmission en parité et en réciprocité.
Ainsi, dès 1981, Claire et Marc Héber-Suffrin mettaient en évidence l’intérêt pour l’école et la cité environnante d’enrichir l’enseignement par la mise en œuvre de la pédagogie des RERS dans leur ouvrage " L’Ecole éclatée". "Le Cercle des savoirs reconnus " note, quant à lui, l’importance de l’ouverture sur un projet de transformation sociale, à la fois utopique et réaliste, porté par de la réflexion théorique et de l’expérimentation pratique.
Une étude sur l’engagement bénévole dans les RERS, réalisée en 1991, soulignait l’impact de la « proposition » spécifique des RERS en matière d’apprentissage et de formation. D’autres études ont permis de décrire et de comparer les modes d’apprentissage au niveau européen. Le projet Echange s’est attaché à mettre en évidence le rôle des intermédiaires, des tuteurs et de « l’acteur collectif » dans l’ouverture vers de nouvelles formes sociales de circulation et de construction des savoirs. Enfin, l’étude intitulée AFREROLE (Autoformation, formation réciproque en réseaux ouverts pour lutter contre les exclusions) a mis en lien ces différents aspects à partir de l’analyse de récits d’expérience de participants aux RERS.
Ainsi de nouveaux rapports entre les individus, entre les individus et la société, entre les « Je » et d’autres « Je », entre les « Je » et les « Nous »" de ces Réseaux, mais aussi entre les « Je » et les Ils » de la société, de nouveaux rapports sont souhaités et construits : échange, partage, solidarité, parité des relations.
Cette autre façon d’apprendre et d’enseigner...
Ce mouvement n’est pas isolé et s’inscrit dans la recherche d’un mieux-vivre, d’une alternative d’économie solidaire et d’une reformulation de l’Education populaire. « La définition, la production, les modes de transmission, de partage et de mise en commun du "savoir", tout cela est désormais l’enjeu d’un conflit central ». Cette autre façon d’apprendre et d’enseigner est souvent évoquée avec bonheur, confiance retrouvée, valorisation et reconnaissance. Mais peut-elle, comme elle est souvent exprimée, rester à l’état d’intuition, de feeling, d’essais et d’erreurs ?
La « transmission de savoir » directe, d’individu à individu, a longtemps été quasiment la seule façon d’apprendre. Au Moyen Age, les métiers – ou « corporations » – assuraient la transmission des savoirs techniques, le maître formant l’apprenti. Mais la société était alors fortement hiérarchisée et cette transmission s’inscrivait dans un rapport de domination. Petit à petit, des relations plus paritaires se développèrent, en rapport avec l’évolution générale de la société : le compagnonnage, les loges maçonniques... Ces dernières ont même déterminé puis transmis nombre de règles méthodologiques strictes, propres à favoriser les échanges.
Le Mouvement des RERS, dans ses statuts fondateurs, s’inscrit dans cette lignée. Mais il va plus loin, puisqu’il introduit la règle de la réciprocité ; c’est là sans doute que se situe l’apport original du Mouvement, prenant à contre-pied la norme scolaire. L’organisation en réseau, d’autre part, propose une forme de coopération sociale rompant avec les modes d’organisation traditionnelles. Pas de hiérarchie entre les membres des réseaux, mais des liens « horizontaux » qui font écho aux mutations sociales en cours.