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À mi-chemin de la stratégie du numérique pour l’éducation 2023-2027, le ministère et ses partenaires institutionnels, territoriaux et privés ont profité du salon Educatech pour dresser un bilan partagé. L’occasion de revisiter les avancées, de reconnaître les zones de tension et d’esquisser les priorités pour les deux années à venir. Au-delà des annonces, c’est surtout un dialogue très vivant entre l’État, les collectivités et les acteurs de l’EdTech qui s’est tenu : un dialogue parfois exigeant, mais indispensable pour construire un numérique éducatif cohérent, raisonné et au service des apprentissages.

Une stratégie en mouvement permanent

Depuis la publication de la stratégie 2023-2027, le contexte éducatif et technologique a profondément évolué. L’explosion des usages de l’intelligence artificielle, les débats sociaux autour de la place des écrans, les attentes renforcées en matière de cybersécurité ou encore l’émergence d’un cadre réglementaire européen plus contraignant ont rendu nécessaire une mise à jour du document initial. Cette révision n’est ni un revirement ni un changement de cap, mais un ajustement visant à garder la boussole alignée sur les besoins réels des élèves, des familles et des enseignants.

Le travail de révision s’est nourri d’une démarche partenariale. Collectivités territoriales, EdTech, éditeurs scolaires, organisations syndicales, associations d’usagers : chacun a été mobilisé par ateliers successifs afin d’identifier les évolutions nécessaires. Deux priorités se sont imposées : l’intégration explicite des enjeux liés à l’intelligence artificielle et l’affirmation d’un numérique pleinement raisonné, en cohérence avec les nouveaux repères d’usage (H3-6-9-12-15) destinés aux familles comme aux équipes éducatives.

Gouvernance partagée : progrès réels, fragilités persistantes

L’un des axes majeurs de la stratégie repose sur l’idée qu’aucun acteur ne peut piloter seul le numérique éducatif. Le ministère définit un cadre, mais la mise en œuvre repose en grande partie sur les collectivités qui équipent, financent et soutiennent les usages. Depuis 2023, des avancées notables ont été obtenues : clarification du partage des rôles entre État, régions, départements et établissements, conventions types entre régions académiques et collectivités, progression importante sur l’interopérabilité grâce à la doctrine technique désormais en voie d’opposabilité juridique.

Cependant, cette gouvernance partagée demeure fragile. Certains territoires peinent encore à appliquer la répartition des compétences définie au niveau national. D’autres, au contraire, prennent des initiatives qui créent des incohérences avec la stratégie : déploiement du « tout numérique » sans concertation, éditions régionales de manuels qui écartent la diversité éditoriale, ou encore choix technologiques contestés par les enseignants. Les intervenants ont insisté sur la nécessité d’un dialogue constant pour éviter les reculs, les doublons ou les malentendus qui ralentissent les projets.

La cybersécurité illustre parfaitement cette nécessité. Lorsqu’une crise survient, il n’y a plus de place pour l’ambiguïté : chacun doit savoir ce qu’il doit faire, avec qui, et dans quel ordre. La cohérence de la gouvernance n’est donc pas un objectif secondaire : elle conditionne la robustesse de tout l’écosystème.

Les élèves, les familles et les enseignants : repères et accompagnement

La table ronde a longuement insisté sur la distinction entre « écrans » et « usages ». Ce ne sont pas les écrans qui posent problème, mais les pratiques : leur durée, leur nature, leur contexte, leur impact sur l’attention et la vie familiale. Les repères publiés en 2024 en constituent désormais la référence commune. Ils guident autant les parents, souvent perdus devant la multiplication des recommandations contradictoires, que les enseignants qui cherchent à cadrer leurs usages pédagogiques.

Les collectivités témoignent d’une montée très nette des inquiétudes parentales, notamment autour du collège et de la santé mentale. Les départements et régions doivent parfois réadapter entièrement leurs dispositifs, par exemple lorsqu’ils distribuent des ordinateurs individuels. Cela implique de longues consultations, des arbitrages coûteux et des réponses nuancées. Le droit à la déconnexion, pensé à l’origine pour les personnels, devient aussi un enjeu pour les élèves : limitation des notifications, absence de mises à jour le soir et le week-end, modulation des outils de suivi scolaire. L’interdiction du portable au collège, déjà inscrite dans la loi, doit désormais devenir réellement effective, notamment grâce à des solutions pratiques comme les pochettes verrouillables.

Dans ce contexte, l’importance de l’hybridation entre papier et numérique est largement partagée. La lecture longue, la mémorisation, la consolidation des savoirs reposent encore largement sur le papier. Le numérique intervient comme un complément pour entraîner, différencier, ajuster. Aucun support n’a vocation à remplacer l’autre : leur articulation fine constitue l’approche la plus raisonnable.

Former à l’intelligence artificielle : un enjeu majeur

C’est probablement le point le plus sensible de la table ronde. L’étude internationale Thalys classe la France en dernière position de l’OCDE pour l’usage de l’IA par les enseignants : à peine 14 % d’entre eux déclarent l’utiliser dans leurs pratiques. Le constat est sévère, mais il agit comme un électrochoc.

L’ensemble des intervenants s’accorde : l’IA peut être un formidable soutien pour la personnalisation, la remédiation, la préparation des cours, l’accessibilité ou encore l’analyse des productions d’élèves. Mais elle doit s’intégrer dans un cadre clair, transparent et maîtrisé. D’où le cadre d’usage publié en 2024, qui autorise les usages tout en fixant des limites compréhensibles : pas de données personnelles dans les outils du grand public, transparence sur l’utilisation, recours prioritaire aux alternatives moins énergivores quand elles existent.

Former massivement les enseignants devient une urgence. Une « équipe de France » de formateurs à l’IA se met en place dans chaque territoire. PIX développe un parcours spécifique pour les élèves, bientôt étendu aux enseignants. Mais la formation initiale, tout comme la formation continue, restent sous-dotées : les représentants de la filière EdTech ont rappelé au législateur que le numérique éducatif ne décollera jamais sans un investissement massif dans la formation de ceux qui l’emploient.

Commun(s) numérique(s) et innovation : trouver le bon équilibre

Le débat sur les communs numériques — Moodle national, Éléa, classe virtuelle, outils de partage de fichiers — a été animé. Pour les collectivités, ces communs constituent une garantie précieuse de pérennité, de souveraineté et de maîtrise des données. Pour certains éditeurs et entreprises EdTech, ils représentent néanmoins un risque de déséquilibre économique, voire d’éviction.

Tous reconnaissent que ces communs doivent exister. Mais ils doivent être pensés comme des plateformes ouvertes sur lesquelles le secteur privé peut construire, innover, proposer des services à valeur ajoutée, et non comme des alternatives excluantes. La question n’est pas de choisir entre communs et EdTech, mais de trouver un modèle où l’innovation privée et les exigences publiques se renforcent mutuellement. Ce chantier reste largement ouvert et nécessite un travail fin de régulation.

Souveraineté numérique et défense du modèle démocratique

La souveraineté numérique dépasse largement la question des outils techniques. Elle touche à la protection des données des élèves, à la neutralité des apprentissages, à la lutte contre les manipulations de l’information et à l’éducation citoyenne. L’Éducation nationale ne peut ni exposer les données des mineurs à des risques, ni habituer les élèves à des suites collaboratives dépendantes de modèles commerciaux. Il s’agit de former des citoyens, non des consommateurs captifs.

L’éducation aux médias et à l’information devient un pilier de cette souveraineté. Comprendre la logique des algorithmes, identifier les manipulations, maîtriser ses traces numériques et exercer son esprit critique sont désormais des compétences fondamentales pour préserver le modèle démocratique.

Vers les deux années à venir : priorités et défis

Les deux années restantes de la stratégie s’annoncent denses.

Trois priorités émergent nettement : renforcer la formation des enseignants, accompagner l’essor de l’intelligence artificielle avec prudence mais ambition, et consolider une gouvernance réellement partagée capable de durer au-delà des cycles politiques. À cela s’ajoutent deux enjeux transversaux : garantir la diversité éditoriale et continuer d’unifier les repères adressés aux familles.

Le numérique éducatif a quitté depuis longtemps le registre du gadget. Il se situe aujourd’hui au cœur de questions essentielles : égalité d’accès, réussite scolaire, citoyenneté, protection de la vie privée, sobriété énergétique. La stratégie 2023-2027 fournit un cadre clair, mais sa réussite dépendra avant tout de la capacité collective à travailler ensemble, malgré les tensions et les contraintes, pour servir ce qui devrait rester l’objectif premier : la qualité des apprentissages et l’émancipation de tous les élèves.

Dernière modification le vendredi, 28 novembre 2025
Cauche Jean-François

Docteur en Histoire Médiévale et Sciences de l’Information. Consultant-formateur-animateur en usages innovants. Vice-Président du Conseil d'Administration de l'An@é.