Les interrogations portées par le colloque étaient entre autres issues de l’enquête « Le numérique, mon métier et moi » réalisée par le syndicat du 15 février au 5 avril 2016, résultats commentés par Nathalie Meyer.
En s’appuyant sur les réponses à 14 questions simples traduisant le vécu et le ressenti des personnels, force est de constater que bien que la quasi totalité des 7445 répondants disent apprécier l’usage d’Internet au quotidien, leur usage professionnel se limite parfois à la préparation des cours.
Si l’utilisation en classe est très majoritaire dans le second degré, (90% pour les enseignants ayant au plus 24 ans d’ancienneté générale de service), il en va autrement dans le premier degré où seulement 60% des enseignants de la même catégorie répondent positivement (cette attitude étant imputée à l’absence de matériel, voire à son obsolescence dans les écoles).
Un important décalage est encore observé dans l’ensemble des réponses entre les catégories d’âge : les plus anciens (plus de 25 d’AGS) sont très nettement en recul par rapport aux plus jeunes, tant pour ce qui est des attitudes que pour l’appétence pédagogique aux outils numériques.
Autre constat : on juge que globalement le numérique facilite la vie professionnelle (85%), mais on a le sentiment qu’avec cet outil, le travail déborde davantage sur la vie personnelle. De plus, une très large majorité des enseignants et CPE (84%) se sent mal accompagnée par l’institution dans ces transformations liées au numérique.
Un certain scepticisme, voire une forme de désarroi sont perceptibles dans les résultats de cette enquête et dans les débats, quand il s’agit d'envisager les usages du numérique par les professionnels de l’enseignement. On sait que l’évolution est inéluctable - et pourquoi pas - mais on manifeste des doutes et des craintes face à la manière dont la transformation numérique est gérée par l’institution dans la réalité quotidienne du métier d’enseignant. Impacts individuels et bouleversements organisationnels ne sont pas suffisamment régulés et peuvent aboutir à une détérioration des conditions de travail.
Les travaux étaient organisés en quatre temps forts : transformation numérique et conditions de travail, les grands enjeux pour les salariés ; le développement professionnel et numérique ; la transformation numérique, nouvel objet du dialogue social; l’environnement numérique change-t-il les métiers de l’éducation ?
La réflexion de la matinée s’est très largement appuyée sur les propos de Vincent Mandinaud, sociologue, chargé de mission auprès de l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail. Son analyse des transformations induites par le numérique dans les conditions de vie et de travail, lui permet de dégager quelques uns des grands enjeux pour les salariés.
En effet, l’espace et le temps sont bouleversés par « la dislocation spatio-temporelle des cadres organisationnels. Les frontières de la relation d’emploi et du travail tendent à se brouiller ». L'espace productif tend à s'étendre au détriment de l'espace de repos et de reproduction de la force de travail. Car la transition numérique n’est pas réductible à son aspect technique. Elle bouleverse l’ensemble des dimensions du travail : organisations, finalités, manières de le réaliser, conditions dans lesquelles il s’exerce.
A l’appui de ces affirmations sont convoqués les travaux d’Henri Verdier et Nicolas Colin (L’âge de la multitude : Entreprendre et gouverner après la révolution numérique, Armand Colin 2012), ainsi que les vigoureuses et décapantes analyses de TheFamily portées par le site « Les barbares attaquent » qui dressent un tableau fort préoccupant. Aucune filière n’est épargnée par la mutation numérique qui voit émerger à grande vitesse des nouvelles pratiques portées par de nouveaux acteurs : ceux-ci transforment radicalement le rapport à la consommation, au travail, aux loisirs, à l’éducation… puisque nous avons changé de paradigme dans la création de valeur en passant du modèle fordiste au modèle de la multitude.
Ces bouleversements sont encore loin d’avoir été pris en compte dans le domaine de la formation.
C’est le constat que feront, de manière diverse Christophe Jeunesse et Patrick Roumagnac qui intervenaient en duo sur le thème du développement professionnel.
Pour Christophe Jeunesse, Directeur du Département de Sciences de l'Éducation à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense, l'opposition présentiel/techno est obsolète, car aujourd’hui tous les étudiants présents dans les amphithéâtres ont un Mac Book. Nous sommes désormais dans le monde de l’ATAWAD (« Any time Any where, Any device ») où l’accès aux données est permanent, de n’importe où et par tout objet connecté. La sphère formelle de la formation est questionnée par l'informelle, l’intelligence est augmentée grâce aux outils auxquels nous avons accès en connexion. Il faut désormais parler d’environnement personnel d'apprentissage avec l’avènement de « l'individu-plus » (individu augmenté) décrit par David N. Perkins.
Dans la sphère de la formation, il faut dorénavant prendre en compte les « apprenants 2.0 » qui portent un nouveau rapport aux savoirs : cela implique un nécessaire changement de posture du formateur qui devient médiateur, accompagnateur. Il convient donc de créer un système favorable à « l’apprenance » (volonté de rester en phase avec son écosystème) et à l’engagement renforcé des apprenants dans leur formation.
A la question qui lui était posée : « Le développement professionnel est accompagné par le numérique. Ça marche ou pas? », Patrick Roumagnac, secrétaire général du SIEN et DAN de l’académie de Clermont Ferrand, apportait des réponses fondées sur les évolutions décrites précédemment et sur l’observation de terrain.
S’agissant de la liberté de choix souvent revendiquée, des formations suivies, il rappelait que les enseignants ne devaient pas entrer en formation pour se faire du bien, mais pour avoir une formation utile à l'efficacité au service des élèves. Dès lors, comment accompagner les enseignants en formation? Certainement pas en instaurent une relation de tutelle, mais en construisant une professionnalité partagée. Il faut passer d'une relation infantilisante des enseignants aux inspecteurs à une véritable relation professionnelle.
Dans les formations proposées, on peine à trouver l'enseignant acteur de sa formation.
Dès lors, comment changer la forme de la formation avec le numérique? En effet, si la formation à distance n'a pas bonne presse du côté des enseignants, c’est sans doute parce que celle-ci n’apporte pas à l'adulte en formation des réponses à ses problèmes concrets vécus dans sa pratique.
Un débat récurrent existe autour des formations Magistère parfois très dirigées et fermées par l'inspecteur qui détermine à quels outils ont accès les enseignants.
Mais, la profession est elle prête au changement ? Pour P. Roumagnac, il faut prendre en compte la peur du changement de posture qui consiste à n’être plus celui qui transmet le savoir : et ceci est encore plus vrai avec des élèves perdus dans une masse d'informations et de données issues du monde numérique. Les enseignants doivent se sentir en sécurité, car si la prise de risque est intéressante, la mise en danger de l’enseignant est à bannir.
Ce colloque aura permis de mettre au jour les innombrables ramifications que le numérique a dans le domaine de l’éducation et de la formation. Il y a désormais une impérieuse nécessité pour l’institution à prendre pleinement et rapidement en compte cet immense chantier, mais aussi à en anticiper urgemment toutes les conséquences, non seulement pour l’exercice des métiers de l’éducation, mais aussi pour le management ou pour la formation des personnels enseignants.
Michel PEREZ
Dernière modification le lundi, 30 mai 2016