L’École et les grandes organisations doivent évoluer pour que chacun trouve sa place
Véronique Anger de Friberg, présidente fondatrice du Forum Changer d’Ere, pose la problématique de cette sixième édition du Forum : comment préparer aux métiers de demain quand l'école forme les jeunes aux métiers d'hier? Il conviendrait au contraire de développer créativité, sens critique, coopération pour permettre à chacun d'être au cœur de sa vie, devenir un artisan de son propre apprentissage. L’éducation représente le seul remède face au totalitarisme et à l'obscurantisme.
C’est le grand défi de l'école du futur : aider chacun à trouver sa voie.
Joël de Rosnay développe la question de l’information : informer signifie donner forme à, s'informer dans une double action : j'informe, je m'informe, je donne forme à ma vie. C’est aussi ce que disait Piaget :« La meilleure façon d'apprendre c'est d'enseigner. » Mieux communiquer et mieux apprendre en formalisant des connaissances par l'enseignement.
La nécessité d’une co-éducation fondée sur l’échange, la participation peut être satisfaite grâce au numérique dans une démarche intergénérationnelle et transgénérationnelle.
Les grandes organisations ne sont pas faites pour aider les gens à trouver leur place, mais pour la concurrence, avec le syndrome de l'étiquette qui vous enferme dans un rôle que l'on joue plutôt que de vivre sa vie. Vivre sa vie avec des valeurs fondamentales, comme un surfer sur sa vague. Il faut aussi aider les autres à trouver leur place. Ces structures ne sont pas faites pour l'indépendance, mais pour le contrôle hiérarchique.
C’est pourquoi les entreprises du futur vont se transformer en plateformes coopératives d'indépendants. Chacun pourra avoir une reconnaissance pour trouver sa place dans le partage : la comparaison, la confrontation et le débat.
Après le temps de la disruption, le temps de la formation : comment les écoles et les organisations vont former à ce monde qui vient ?
Pour Aurélie Jean : une compétence essentielle au 21 siècle est d’apprendre à apprendre. On prévoit un grand bouleversement avec l'explosion des métiers de l'artisanat et du divertissement.
Joël de Rosnay constate les résistances au changement en fonction des pouvoirs acquis. Les propriétaires d'une discipline sont mis en cause par les nouveaux enjeux éducatifs dans un modèle d’enseignement tayloriste balisé par l'examen. Le pluridisciplinaire n'est pas porteur de pouvoir : il engendre donc une résistance, tout comme la classe fermée n'est pas un catalyseur d'expérience collaborative.
Christine Halliot, Directrice Formations Management Développement et leadership Total Learning Solutions, évoque l’école de la seconde chance, avec le « Campus total » qui met en place des écoles de production autour de l'industrie numérique en transformant des raffineries fermées de Dunkerque et de la Mede en centres de formation.
Trouver sa place c'est aussi aider les autres à trouver la leur. Dans cette ère nouvelle il ne faut pas avoir peur de changer en apprenant des autres. Notre place n'a de sens que si l'autre en a une aussi. Le plus important est le savoir être pour trouver sa place. Les entreprises de demain ont un gros travail à faire pour aller au delà des statuts de l'entreprise fondés sur la compétition et le rendement : elles doivent apprendre à valoriser les acteurs.
Pour François Taddei, chacun doit trouver son « ikigai » (Mot japonais que l’on peut traduire par « raison d’être ou sens de la vie ») dans une société apprenante. L’ikigai se trouve à l'intersection entre ce dont le monde a besoin, ce que l'on sait faire et ce que l'on doit faire : il faut apprendre à identifier ces choses, mais on n'est pas accompagnés. Il faut nous aider à trouver nos places ensemble. La société apprenante signifie que l’on a appris à apprendre collectivement. Un collectif qui a appris à apprendre permettra aux autres de mieux apprendre collectivement. Le numérique permet de mieux apprendre globalement pour devenir une planète apprenante. Il faut faire des recherches sur ce que c'est qu'apprendre.
Le système éducatif est plutôt dans l'accumulation des connaissances. Comment enseigner à trouver son Ikigai? Il convient de donner des méthodologies aux enfants pour mieux exploiter leurs manières de découvrir le monde. Il faut se donner le droit à l'erreur, explorer de nouvelles manières d'explorer collectivement, apprendre en essayant et en faisant.
On parle de la diminution du QI, mais est-ce que le QE coefficient émotionnel ne va pas remplacer le QI. L'intelligence émotionnelle fait partie de l'intelligence collective qui n'est pas l'addition des intelligences individuelles. Le système éducatif doit évoluer d'un système de contrôle au système de confiance, d'un système de compétition à un système de coopération. Il faut aussi aider les professeurs à trouver leur place, à coopérer dans la confiance.
Les scientifiques ne sont pas tendres avec ce nouveau monde
On entrevoit les limites de ce monde numérique qui nous propulse à grande vitesse vers des lendemains qui interrogent.
Pour Laurence Devillers, ces machines peuvent nous assister, développer notre intelligence, mais aussi nous enfermer et créer de la « bêtise artificielle ».
Il faut être prudents face à la connaissance basée sur la modélisation des données, car elle est biaisée. En rappelant que la machine qui bat des champions de Go prévoit plus de cinquante coups au-delà de ce que fait l'humain, mais elle ne sait pas qu’elle joue au jeu de Go ! A son tour l'humain apprend en étudiant les traces de la machine. La machine trace des solutions : on voit enfin une créativité laborieuse de la machine qui finit par dire « je suis pro nazi » parce qu'elle avait compris que cela donnait de la notoriété.
Attention aussi à la déshumanisation des humains par les robots tels que Siri, les agents conversationnels et autres avatars japonais qui équipent vingt pour cent des foyers aux US. Ce ne sont rien d’autre que des tamagotchi pour adultes. Ces êtres artificiels prennent de la place et ne ressentent rien : par paresse, nous perdons nos compétences. Il faut garder notre libre arbitre face aux fake news, et à cette fausse empathie d'une machine à voix humaine. Pour cela, nous devons apprendre à réfléchir collectivement cette évolution. Les grands savants du passé ont trouvé sans utiliser de données. On doit apprendre à s'adapter à ces machines construites par l'homme, car chacun doit être à sa place : pour cela il faut placer des garde-fous dans les domaines de l’éducation, de la santé, des transports. Nous devons créer des associations pour réfléchir ensemble.
Les machines peuvent faire que nous ayons plus d'humanité si nous contrôlons leur impact. Nous devons avoir conscience de notre responsabilité à bien utiliser les machines pour un meilleur bien-être.
Axel Kahn et Albert Moukheiber. "Enseigner est une science".
Albert Moukheiber : Le cerveau ne change pas depuis Homo sapiens, moins 100.000 ans. Or, on ne parle que de ce qui s'est passé depuis 600 ans. Le seul moteur de l'évolution est l'aptitude à se reproduire. Le cerveau de l'homme s'acculture continuellement au contact de ce qu'il fait.
Des défis vont émerger de la part des outils que nous sommes en train de créer. L'intelligence artificielle d'aujourd'hui c'est le « machine learning » à peu près du même niveau que la calculette. Mais le « deep learning » c'est autre chose. Avec l’IA, on réduit l'écart de l'accès à l'information, mais il y a différentes sortes d'intelligence artificielle : recherche médicale, militaire etc. On ne peut pas attribuer des objectifs moraux à la science ou à la technique.
Axel Kahn : C'est notre rapport à l'outil que nous créons qui fait l'humain, avec les outils à penser le grand défi est que nous pourrions être très impressionnés par les machines à penser au point qu'on leur déléguerait une partie de ce qui fait l'humain.
Ce qui me fait peur ce n'est pas l'outil, ce sont les humains derrière affirme Axel Kahn, avant de rappeler que l'intelligence humaine est l'intelligence du corps, elle n'est pas artificielle. Il n'y a pas d'intelligence humaine en dehors du corps.
Et viennent les interrogations des philosophes : « Comment trouver sa place quand tous les repères changent? »
Autour de Nils Aziosmanoff (président du Cube), trois philosophes s’interrogent :
Karine Safa affirme que l’on peut trouver sa place en s'inspirant du passé, de la Renaissance, pour ne plus subir le monde, mais le façonner, agir sur lui, se réinventer en libérant des forces créatrices telles que l'Humanisme. Les hommes de la Renaissance croyaient dans l'homme, dans le progrès. Nous non, car la barbarie est apparue. Nous avons des soupçons sur les technologies qui seront l'instrument de notre perte : il est important de croire au progrès aujourd'hui. Pourquoi l'innovation a-t-elle remplacé le progrès? On ne peut pas faire l'économie de l'humain, comme le font les transhumanistes qui veulent l'éternité en sacralisant la technologie au détriment de l'homme. Il faut revenir à Giordano Bruno, philosophe « Des Liens », car c'est la main qui fonde l'homme, pas le cerveau, ou à l'Utopie de thomas More qui invente une société solidaire dans une Angleterre profondément inégalitaire.
Pour Flora Fisher, il faut aller vers "l'éthique by design", l’éthique de tous objets dès leur conception. En effet, tout le design de l’algorithmique des objets est conçu aujourd’hui pour capter l'attention, pour nous faire consommer le plus possible. Google est un laboratoire d'ingénierie persuasive : capter l'attention des gens est une technique marketing.
Ce concept de l'éthique du futur est un principe de responsabilité indispensable pour prendre en compte l'imprévisibilité des conséquences de ces innovations. Il faut penser les incertitudes, prévoir la réversibilité technologique : cela devrait être un devoir civique des entrepreneurs de l'innovation.
Le concept de l'éthique du futur est un principe de responsabilité pour prendre en compte l'imprévisibilité des conséquences de ces innovations. Il faut penser les incertitudes, prévoir la réversibilité technologique : cela devrait être un devoir civique des entrepreneurs de l'innovation.
Zona Zaric : relève que le numérique éblouit mais manque de cohérence en empêchant le pouvoir de se gérer au long terme. Il fonctionne avec une très forte mise ne scène de l'ego au lieu d'utiliser pour maîtriser la place que l’on doit trouver. Il y a une multiplication des récits de soi avec les réseaux sociaux, d’où la nécessité d’inventer un nouveau récit, de mobiliser une appartenance première pour aller vers une appartenance partagée qui serait le récit des récits.
Nils Aziosmanoff en tire les conséquences à propos du réseau Facebook : « Il faudrait que Facebook soit payant pour être un vrai réseau social au service des usagers. »
Le dernier mot revient à Michel Foucault :
« Il y a longtemps qu'on sait que le rôle de la philosophie n'est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui est précisément visible, c'est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu'à cause de cela nous ne le percevons pas. Alors que le rôle de la science est de faire connaître ce que nous ne voyons pas, le rôle de la philosophie est de faire voir ce que nous voyons. »[1]
Nouvelle ère, nouveaux défis : Faire de la place !
Pour Roger Sue, c’est le lien social qui gouverne le monde, pas le capital !
Ce que Roger Sue (Socio-économiste) appelle l'associationnisme est cette associativité qui a remplacé le communautarisme et le contractivisme. S'il n'y a pas de social il n'y pas d'Internet. On ne le dit pas, mais 80% des produits technologiques ne marchent pas. Cela marche quand cela médiatise de manière nouvelle les relations entre les gens.
Il y a du paradoxe : ce lien social arrive dans un vieux monde de verticalité, de superstructures. L'économie de l'immatériel transforme la notion de travail qui n'est plus aujourd'hui dans l'entreprise. Ce qui fait la performance c'est ce que les gens acquièrent hors de l'entreprise. La richesse se situe de plus en plus hors de l’entreprise, la connaissance n'est plus dans l'université, mais dans Wikipedia qui ne permet pas de réallouer la richesse là où elle se produit. On est en plein social : les grands ressorts de la croissance c'est l'intelligence, la santé, l'homme.
La nouvelle économie des réseaux est celle de la société civile avec les associations.
Qu'est-ce que travailler veut dire dans une société de la connaissance ?
Heureusement, l’art et la sociométrie viennent à la rescousse de l’humain.
Davia Dosias Perla présente les Artivistes : créateurs d'espaces artistiques citoyens, démocratiques pour parler de l’environnement et accompagner les politiques publiques en donnant la parole aux acteurs citoyens.
Leur méthode consiste à travailler en lien avec les collectivités, autour d’un dispositif éducatif, d’une recherche-action participative pour la dynamisation des territoires. Les Artivistes proposent des animations dans les écoles, dans les quartiers, finalisées par une fête de rue. Ils poursuivent l’objectif de former au monde de demain en décloisonnant les enjeux d'un territoire et in fine offrir les indicateurs d'évaluation d'une politique publique.
Trouver sa place pour donner du sens à sa vie avec WAP "We are Peers" et son atelier participatif.
Animée par Diane Lenne, fondatrice de We Are Peers, un nouveau format pour l’apprentissage et la connexion avec les pairs, cette séance participative a permis à chacun de formuler en petit groupe ses désirs de réussite et de trouver des partenaires présents dans la salle afin de réaliser un objectif personnel partagé. Résultat étonnant et revigorant !
Fort heureusement, ce Forum s’achève avec les relations entre PAIRS, car cette notion manquait à l’appel de l’intitulé : tous s’accordent finalement à considérer que la formation au monde nouveau viendra d’abord du lien social, de la co-construction des savoirs et d’une action collective intergénérationnelle pour faire pièce aux errements d’un machinisme débridé. C’est bien ce qu’avait déjà en 2006 annoncé Joël de Rosnay avec « La Révolte du Pronétariat » (Ed. Fayard). Ce ne sont pas l’École ou les organisations qui aideront les humains à trouver leur place dans le monde qui vient, mais bien les humains eux-mêmes en créant et en agissant ensemble grâce à leur intelligence collective : entre pairs !
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Toutes les interventions et tables rondes
Toutes les interviews réalisées en marge du Forum Changer d'Ère #6 qui a eu lieu le 21 juin 2018 à la Cité des Sciences et de l'Industrie
Michel Perez
[1] Foucault, Dits et écrits, cité par Todd Meyers, "Le patient comme catégorie de pensée", dans Archives de Philosophie, 2010/4, tome 73, p. 701.
Dernière modification le mercredi, 16 décembre 2020