Plusieurs raisons peuvent conduire à cela : la première raison révèle un manque de maîtrise du numérique éducatif et une indisponibilité des outils et équipements nécessaires ; la deuxième raison porte sur les évidentes contradictions des études scientifiques sur le sujet.
En effet, il est difficile de s’y retrouver entre les enquêtes mettant en avant les succès du numérique pour apprendre et celles montrant des échecs flagrants[1]. Comment expliquer cette disparité d’avis des scientifiques sur le numérique en éducation ? Le défaut serait-il plutôt du côté de l’analyse scientifique (protocoles inadaptés par exemple) ou de la proposition pédagogique analysée ?
Il est évident que certaines enquêtes sur le sujet, basées sur un protocole manquant de robustesse, semblent conclure de manière hâtive à propos des plus-values ou moins-values éventuellement constatées. Aux défauts du côté scientifique de la controverse, nous pourrions opposer toute proposition pédagogique qui, si elle n’est pas compatible avec une « amplification » par la technologie, ne permettra pas d’en tirer des conclusions signifiantes. Nous proposons de détailler ces deux concepts en utilisant une métaphore technologique, celle d’un amplificateur audio (voir schéma). Le lecteur intéressé par une explication rapide (3mn30) au format vidéo pourra se référer au lien suivant : Chaine YouTube JFCeci
Imaginons que le numérique en éducation soit représenté ici par un système composé d’un microphone, un amplificateur et un haut-parleur : nous l’appellerons « l’amplificateur pédagogique ». Comme nous le savons, si nous injectons un mauvais signal en entrée de notre amplificateur (trop faible, trop parasité), nous n’aurons pas grand-chose en sortie, sauf peut-être des parasites encore plus forts. Ce mauvais signal en entrée, ou signal inadapté à l’amplificateur, représente une pédagogie inadaptée au numérique en éducation.
I- Scénario 1 : Pédagogie inadaptée à l'amplificateur pédagogique
Dans ce cas-là, l’amplificateur pédagogique ne pourra pas faire son travail et nous obtiendrons en sortie un signal parasité, une pédagogie parasitée (les signaux du haut avec titres rouges). Que vont faire les apprenants face à ce signal pédagogique distordu ? Une fois l’effet « nouveauté technologique » estompé, beaucoup risquent de préférer le signal pédagogique original, plus simple à comprendre.
Dans ce scénario pédagogique, « mal amplifié » par le numérique, toute enquête scientifique viendrait à conclure que le numérique éducatif n’est pas efficace, voire qu’il perturbe l’apprentissage.
L’enseignant témoignerait qu’il ne voit pas de réelle plus-value (mais qu’il faut bien être dans l’air du temps !) et les apprenants, qu’ils préfèrent des cours plus classiques, sans numérique ! La communauté éducative conclurait que les écrans sont nuisibles à l’apprentissage, qu’ils coûtent chers inutilement et tout ce beau monde aurait raison.
Pour approfondir ce scénario favorable aux techno-sceptiques, le lecteur pourra se tourner vers l’ouvrage de Philippe Bihouix et Karine Mauvilly (2016) « Le Désastre de l’école numérique. Plaidoyer pour une école sans écrans».
II- Scénario 2 : Pédagogie adaptée à l'amplificateur pédagogique
Si nous injectons à présent un signal compatible avec notre amplificateur, une pédagogie adaptée donc, notre amplificateur pédagogique va amplifier ce signal et nous obtiendrons en sortie un signal plus fort que nous appellerons « signal à forte portée ».
Grâce à la technologie (le numérique éducatif ici), ce signal à forte portée pourra ainsi s’affranchir des distances (tout comme un amplificateur audio permet d’être entendu de loin), du temps (l’apprenant pouvant revoir le cours de chez lui, le soir par exemple, via enregistrement du signal), mais aussi s’affranchir du nombre d’étudiants en démultipliant la présence de l’enseignant auprès du groupe, améliorant ainsi l’individualisation des apprentissages et la participation de chaque étudiant, donc l’interaction pédagogique.
Les supports numériques issus de ce « signal à forte portée » seront facilement capitalisables par les étudiants, minimisant ainsi l’inégalité d’accès aux savoirs (achats de livres par exemple). Enfin, ce signal à forte portée permettra de conceptualiser, d’imager plus facilement des phénomènes abstraits ou difficilement observables et de s’y adapter (comme en médecine, la simulation, l’imagerie médicale…). Différents gains seront donc facilement constatables au sein du dispositif pédagogique.
Dans ce scénario pédagogique « bien amplifié » par le numérique, toute enquête scientifique viendrait à conclure que le numérique éducatif est efficace, qu’il a un effet positif sur les apprentissages, voire que les apports sont multiples pour la majorité, même si certains apprenants sans doute « plus scolaires » n’en tirent pas réellement de bénéfice.
L’enseignant témoignerait qu’il fait davantage et auprès de tous, en ne laissant « personne » sur le bord du chemin de la classe. Il dirait aussi que le numérique a permis à l’apprenant de devenir davantage acteur de ses apprentissages, le plus souvent en groupe. Les apprenants déclareraient en majorité qu’ils s’ennuient moins en cours, voire qu’ils ont plaisir à venir. La communauté éducative conclurait que le numérique éducatif est bénéfique pour motiver l’apprenant, le rendre davantage acteur, communicant et créatif.
Pour approfondir ce scénario favorable aux techno-enthousiastes, le lecteur pourra se tourner vers l’article de Margarida Romero[2], Thérèse Laferriere et Michael Power (2016) « The Move is On! From the Passive Multimedia Learner to the Engaged Co-creator ». Les cinq niveaux d’intégration des TIC en éducation montrent bien l’adaptation pédagogique nécessaire à une amplification de plus en plus poussée par le numérique. D’autres modèles plus anciens décrivent bien l’amplification possible d’un dispositif pédagogique par le numérique, comme le modèle SAMR de Ruben Puentedura (2006) [3].
III- Comment produire une pédagogie adaptée ?
Il devient nécessaire d’affiner notre vision du numérique éducatif.
En effet ce dernier ne doit plus être simplement considéré comme un outil et dans une approche techno-centrée, approche qui n’a pas produit de résultats flagrants ces 20 dernières années (du type : il faut mettre des ordinateurs en classe, des TBI, des tablettes, il faut former aux outils numériques…). Le numérique éducatif doit être envisagé comme l’association d’un outil, d’une culture et d’une pédagogie adaptée, chacune de ces trois entités nécessitant une offre de formations auprès du corps enseignant. L’ensemble doit être envisagé avec une approche pédago-centrée, mettant la pédagogie et l’apprenant au cœur du dispositif et non l’enseignant ou la technologie.
Revenons sur les trois niveaux de formations nécessaires pour lesquels le Ministère devrait proposer un accompagnement structuré au développement professionnel de l’enseignant :
- Formation à la pédagogie active ou pédagogie 2.0
- Formation au numérique
- Formation à la culture numérique
1- Formation à la pédagogie active ou pédagogie 2.0
Produire un signal adapté à la technologie n’est pas évident quand l’enseignant n’a pour référence que son vécu d’étudiant, essentiellement composé de cours magistraux.
En effet, et pour faire court, le numérique est un puissant levier de mise en action, d’interaction, de création et de simulation, en plus d’être un canal d’information (usage le plus habituel). Les scénarios de cours doivent donc incorporer ces dimensions pour que le numérique trouve sa place naturellement et apporte une plus-value. Ainsi, les pédagogies dites « actives », centrées sur l’apprenant et sa mise en action sur le savoir à assimiler, sont toutes désignées pour s’associer habilement avec le numérique éducatif.
Autrement dit, le numérique éducatif n’a que peu d’intérêts sur des formes plutôt transmissives de cours, devrions-nous dire sur des formes plutôt passives de cours, ou même pour des activités en salle informatique ou avec des tablettes, dont les objectifs seraient peu créatifs, sans défis ou apportant peu de sens aux notions étudiées. Il n’est donc pas directement question de numérique ici, mais de pédagogie active. Le véritable enjeu serait donc de former les enseignants aux pédagogies actives et le numérique trouvera sa place tout naturellement, en amplification des actions nécessaires au soutien des apprentissages.
2- Formation au numérique
Les formations au numérique proposées aux enseignants, doivent être maintenues et adaptées aux formations à la pédagogie active.
Elles doivent venir outiller, amplifier, les scénarios en question et non pas présenter des outils sans contexte ou sans plus-value pédagogique. Ainsi, les enseignants développeront de l'aisance technologique et découvriront tout le potentiel amplificateur du numérique éducatif. Pour en revenir à la métaphore de l’amplificateur pédagogique (voir schéma), cette aisance technologique permettra aux enseignants de monter le volume de l’amplificateur et par là même, de produire un signal pédagogique à plus forte portée. Si nous combinons les formations aux pédagogies actives avec les formations au numérique, nous apprendrons aux enseignants à produire un bon signal pédagogique en entrée et à monter le volume. Avec ces deux leviers mobilisés en simultané, la portée pédagogique est maximale en sortie. Par contre, si nous ne formons les enseignants qu’au numérique, ils ne sauront que « monter le volume », amplifiant davantage les parasites d’un signal pédagogique non adapté en entrée. Il est alors probable que toute cette technologie finisse dans un placard poussiéreux, en attendant d’être mise au rebus, ou soit si mal utilisée qu’elle fasse les titres des journaux comme ce « Bilan noir pour le tableau blanc dans les écoles » [4] du Québec.
3- Formation à la culture numérique
Le troisième niveau de formation nécessaire à tout enseignant est celui de la culture numérique.
Pour comprendre la récence du phénomène numérique, rappelons que l’informatique à l’école est un concept du début des années 1970[5]. Le numérique éducatif quant à lui (centré sur l’usage par les apprenants, pour apprendre), date du début des années 2000[6]. Il n’est pas anormal que notre système éducatif ne soit pas encore adapté à une constante révolution numérique, depuis à peine 15 ans. Le monde de l’entreprise est aussi en peine pour s’adapter à la numérisation de nos sociétés hyperconnectées.
Cette néo-culture, qu’est la culture numérique comporte une multitude (évolutive) de thématiques dont : l’EMI (éducation aux médias et Internet), la cyber-sécurité, la cyber-citoyenneté, les mésusages et addictions numériques, les données personnelles, le télétravail, la législation du numérique, les habiletés numériques, … sans oublier les dimensions humaines propres à toute culture telles que décrites par Bruno Devauchelle, Hervé Platteaux et Jean-François Cerisier en 2009[7].
« La culture numérique serait donc l’intégration dans la culture, liée au développement des techniques numériques, de changements potentiels ou effectifs dans les registres relationnels, sociaux, identitaires, informationnels et professionnels. Elle se rapproche de la culture informationnelle car elle repose sur l’échange d’informations. Elle s’en distingue car son centre n’est pas l’information mais le réseau social et l’individu qui échange cette information. »
Si le rôle du système éducatif n’est pas de former le citoyen numérique de demain, alors quel est-il ?
Pour cela, cette culture numérique doit être présente en fil continu au sein de chaque enseignement. Cette culture numérique doit être comprise comme un signal faible mais constant (le signal noir, voir schéma), superposé au signal disciplinaire de chacune des matières (le signal bleu). Chaque enseignant devrait donc posséder un minimum de cette culture et la transmettre en même temps que son champ disciplinaire. Le cas échéant, l’apprenant sera ainsi soumis à un flux ténu mais continu de culture numérique au sein de chaque enseignement, au même titre que la langue française. Ce flux de culture numérique sera amplifié de la même manière que le signal pédagogique par notre amplificateur pédagogique (signal noir en sortie), si l’enseignant est préalablement formé à la pédagogie active et au numérique.
IV- Pour ne pas conclure ?
Notre système éducatif, pour accompagner efficacement le développement professionnel des enseignants, doit proposer trois niveaux de formations et dans cet ordre de préférence : formation à la pédagogie active, formation à l’amplification par le numérique des scénarios de pédagogie active et formation à la culture numérique. Nous appellerons ce triptyque : la pédagogie à l’ère du numérique.
Le 21e siècle est souvent qualifié de siècle de l‘ humanité du savoir et le numérique, de 3ème révolution dans la transmission des savoirs, après l’écriture et l’imprimerie[8]. De tels changements ne peuvent être ignorés et notre système scolaire doit évoluer pour former les citoyens de demain. Pour cela, nous pensons impératif d’installer de la pédagogie à l’ère du numérique, telle que décrite ci-dessus, au sein d’un système éducatif à repenser dans ses composantes spatio-temporelles.
Jean François CECI
L’article est disponible en téléchargement PDF sur ResearchGate
Références :
[1] A titre d’exemple, nous citerons l’enquête PROFETIC 2014 du MEN, avec moins de 49% d’enseignants du second degré convaincus des bénéfices du numérique éducatif, ou encore l’enquête de l’OCDE 2015 « Connectés pour apprendre » et à l’opposé du techno-scepticisme les travaux récents de Thierry Karsenti montrant que les technologies ont un réel impact sur l’apprentissage, la motivation, encore faut-il développer l’art d’enseigner avec les technologies : http://www.cforp.ca/educo/les-technologies-ont-elles-un-reel-impact-sur-la-reussite-scolaire/#_ftn7
[2] Margarida Romero[1], Thérèse Laferriere, Michael Power (2016) « The Move is On! From the Passive Multimedia Learner to the Engaged Co-creator » : Accès : https://www.researchgate.net/publication/ 298910276_The_Move_is_On_From_the_Passive_Multimedia_Learner_to_the_Engaged_Co-creator
[3] Le modèle SAMR expliqué sur Primabord : http://eduscol.education.fr/primabord/qu-est-ce-que-le-modele-samr et sa source : Puentedura, R. (2006). Transformation, technology, and education [Blog]. Accès : http://hippasus.com/resources/tte/
[4] Les TBI n’ont jamais vraiment trouvé leur place en éducation, hors surface de vidéoprojection. Article du journal « Le devoir » : http://www.ledevoir.com/societe/education/385701/bilan-noir-pour-le-tableau-blanc-dans-les-ecoles
[5] Georges-Louis Baron : La constitution de l'informatique comme discipline scolaire, le cas des lycées. 1987 P9
[6] Nous prendrons en référence, une des premières enquêtes sur le numérique éducatif, menée par le MEN en 2005 : « Elaboration d'un état des lieux du numérique par discipline et par académie » : Accès : http://eduscol.education.fr/ cid66104/tableau-recapitulatif-des-enquetes-sur-le-numerique-a-la-direction-du-numerique-pour-l-education.html
[7] Accès : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-numerique-2009-3-page-51.htm
[8] Ainsi le décrit Michel Serres durant la Séance solennelle « Les nouveaux défis de l’éducation » Mardi 1er mars 2011 « De même donc que la pédagogie fut inventée (paideia) par les Grecs, au moment de l’invention et de la propagation de l’écriture ; de même qu’elle se transforma quand émergea l’imprimerie, à la Renaissance ; de même, la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies. ». Accès : http://forumfrancas2012.fr/wp-content/uploads/2012/06/Michel-serres-Petite-poucette.pdf
Dernière modification le jeudi, 15 mars 2018