Parce qu’elle met le doigt sur ce que nous refusons de voir dans nos systèmes éducatifs. Parce qu’elle pose le problème du rapport aux savoirs, parce qu’elle met en évidence, en faisant appel au comique, les dégâts que peuvent causer des systèmes éducatifs inadaptés à nos publics.
La leçon de Ionesco
Petit rappel du contexte, une élève se rend chez son professeur pour y suivre un cours particulier de préparation au « premier concours de doctorat ». Le dialogue s’installe et très vite apparaît la faille entre les deux individus – faille dans le rapport au savoir, faille dans les modalités d’apprentissage, faille dans la définition de ce qui est important ou pas, faille entre les générations…
LE PROFESSEUR : Écoutez-moi, Mademoiselle, si vous n’arrivez pas à comprendre profondément ces principes, ces archétypes arithmétiques, vous n’arriverez jamais à faire correctement un travail de polytechnicien. […] comment pourriez-vous arriver, avant d’avoir bien approfondi les éléments premiers, à calculer mentalement combien font […] par exemple, trois milliards sept cent cinquante cinq millions neuf cent quatre-vingt-dix-huit mille deux cent cinquante et un, multiplié par cinq milliards cent soixante-deux millions trois cent trois mille cinq cent huit ?
L’ÉLÈVE (très vite) : Ça fait dix-neuf quintillions trois cent quatre-vingt dix quadrillions deux trillions huit cent quarante-quatre milliards deux cent dix-neuf millions cent soixante-quatre mille cinq cent huit…
LE PROFESSEUR (étonné) : Non. Je ne pense pas. Ça doit faire dix-neuf quintillions trois cent quatre-vingt-dix quadrillions deux trillions huit cent quarante-quatre milliards deux cent dix-neuf millions cent soixante-quatre mille cinq cent neuf…
L’ÉLÈVE :… Non… cinq cent huit…
LE PROFESSEUR (de plus en plus étonné, calcule mentalement) : Oui… Vous avez raison… Le produit est bien… (Il bredouille inintelligiblement)… … Mais comment le savez-vous, si vous ne connaissez pas les principes du raisonnement arithmétique ?
L’ÉLÈVE : C’est simple. Ne pouvant me fier à mon raisonnement, j’ai appris par cœur tous les résultats possibles de toutes les multiplications possibles.
LE PROFESSEUR : C’est assez fort… Pourtant, vous me permettrez de vous avouer que cela ne me satisfait pas, Mademoiselle, et je ne vous féliciterai pas : en mathématiques et en arithmétique tout spécialement, ce qui compte – car en arithmétique il faut toujours compter – ce qui compte, c’est surtout de comprendre… C’est par un raisonnement mathématique, inductif et déductif à la fois, que vous auriez dû trouver ce résultat – ainsi que tout autre résultat. Les mathématiques sont les ennemies acharnées de la mémoire, excellente par ailleurs, mais néfaste, arithmétiquement parlant !… je ne suis donc pas content… ça ne va donc pas, mais pas du tout…
Remettre en cause un système obsolète
Que constate-t-on ? Un professeur qui ne peut plus comprendre les attentes et les besoins d’une autre génération ? Une fracture qui se révèle très rapidement dans les modalités de transmission du savoir ? Et surtout une divergence marquée au sujet de la définition même de savoir. Et tout ceci mène à des situations extrêmes – assassinat chez Ionesco – rien d’autre que l’extermination massive de cohortes d’étudiants par des modalités d’enseignement inadaptées dans nos dispositifs.
Or, l’université dans sa structuration et dans la plupart de ses dispositifs pédagogiques centrés sur l’enseignant, n’a pas changé depuis le XIXe siècle.
À l’inadaptation des dispositifs pédagogiques viennent s’ajouter la massification, les publics hétérogènes (dans leurs cultures, leurs origines, leurs contraintes) et l’omniprésence des outils numériques et sa nécessaire prise en compte. Ceci nous amène tout naturellement à essayer d’envisager un changement radical de paradigme et surtout une remise en question des rôles de l’enseignant et de l’étudiant dans des dispositifs d’apprentissage en mutation.
Recentrer le dispositif sur l’étudiant
Parmi les nombreux dispositifs existants, nous retiendrons ici celui proposé par Marianne Poumay. Elle identifie six leviers à activer pour améliorer l’apprentissage des étudiants du supérieur, six leviers qui permettent de prendre en compte la mutation des publics et amorcer la mutation pédagogique adéquate. Les voici :
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Améliorer l’alignement pédagogique entre méthodes, objectifs et évaluation au sein d’un cours. En d’autres termes, c’est mettre en cohérence les objectifs d’une formation (qui peuvent être des compétences à développer), les méthodes déployées pour y parvenir et la façon dont les apprentissages sont évalués.
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Rendre l’étudiant plus actif durant son cours de façon à rendre ses apprentissages plus profonds.
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Augmenter la valeur des activités aux yeux des étudiants.
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Augmenter le sentiment de maîtrise ou de compétence de l’étudiant.
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Donner à l’étudiant davantage de contrôle sur les tâches qu’on lui propose.
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Introduire l’usage des TIC dans le cours.
Que remarque-t-on ? Une remise de l’étudiant au centre du dispositif, un travail sur l’estime de soi, l’appropriation, la motivation et ce dans un environnement prenant en compte la dimension numérique du monde.
Prendre le relais et passer à l’acte
Comment traduire ces leviers de façon à passer à l’acte ? Voici les constats à prendre en compte si nous voulons mettre en œuvre une réelle mutation pédagogique au sein de nos institutions :
Les étudiants sont en quête de sens et d’engagement dans leurs apprentissages, il faut donc envisager la prise en compte des aspects sociaux des apprentissages. Rappelons pour cela ce qu’écrit Philippe Carré dans son livre L’Apprenance (2005) « On apprend toujours seul mais jamais sans les autres ».
Cela signifie également un renforcement de la notion de bien-être dans les apprentissages pour favoriser la créativité et l’innovation. Ainsi, lorsqu’étudiants et enseignants évoluent dans un environnement qui favorise les émotions positives, ils peuvent être pleinement productifs, collaboratifs et créatifs.
Une nécessité de travailler sur la motivation – aller vers une motivation intrinsèque en tenant compte des changements de comportement des publics. Voici par exemple, ce qu’en dit Étienne Klein dans son interview :
« Ce que je constate avec les miens – à Centrale –, c’est que leur rapport à la connaissance n’est plus le même que celui de ma génération. Nous, nous apprenions la théorie de la relativité, certes parce qu’elle nous fascinait, mais aussi parce que, en tant que scientifiques, nous considérions que nous en étions les dépositaires et que nous devions donc être capables de la transmettre. Nous considérions que la relativité devait être « en nous », même si nous n’avions pas l’intention de l’utiliser plus tard dans l’exercice de notre métier. Aujourd’hui, les étudiants ont une conception plus périphérique de la connaissance. Celle-ci n’est-elle pas dans Wikipédia, à portée de clic ? »
Travailler sur la motivation, c’est également questionner les rôles de chacun – enseignant es-tu le seul détenteur du savoir ? Étudiant, es-tu celui qu’on gave ?
La réponse ELIE (Environnements collaboratifs en LIgnE)
ELIE est un projet mené avec des étudiants de L3 Information Communication de l’université de Lorraine. Il s’inscrit dans le cadre du parcours « Découverte de l’Internet et des médias numériques » et regroupe deux enseignements, Introduction à la recherche d’information en ligne et Environnements collaboratifs en ligne. ELIE est un outil d’innovation disruptive qui se veut une réponse à une vision magistro-centrée de ces enseignements. Il met en place et vise des transformations pédagogiques et de postures des acteurs qui agissent sur la redistribution de l’agentivité des étudiants, sur la collaboration et les échanges au sein des espaces quels qu’ils soient, et selon un schéma révisant les rôles de chacun.
Une approche basée sur la complémentarité et le « Learning by doing », avec un travail sur les compétences qui se matérialise par :
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définir une logique de compétences complémentaires issues des modules initiaux
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quelles compétences à acquérir pour pouvoir effectuer des recherches qui viendront alimenter les productions de contenus.
Avec un travail sur les interactions intégrant une logique de learning by doing :
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mise en place d’une organisation qui rend les étudiants acteurs de leurs apprentissages
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dispositif physique (espaces adaptés) et logique (organisation humaine) pensé pour favoriser les interactions, les discussions et la co-construction des savoirs
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accompagnement à la demande par les enseignants, en particulier dans la mise en place du dispositif d’évaluation par les pairs ou lors du temps dédié à l’organisation des travaux.
Et enfin avec un travail sur l’au-delà du cours qui se manifeste :
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par l’utilisation des réseaux sociaux – un groupe privé dans lequel les étudiants de l’année en cours mais également les étudiants des années antérieures peuvent partager, intervenir, échanger (un au-delà du cours dans le temps et l’espace).
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par l’ouverture sur d’autres dispositifs de DIY (do it yourself) – visite et travaux en dehors des heures planifiées au Fab Living Lab de Nancy
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par un engagement de tous dans le projet – par exemple, un travail sur l’identité du projet et sa transmission aux promotions suivantes.
ELIE s’appuie sur les principes suivants à savoir permettre, organiser et favoriser l’appropriation des savoirs par les étudiants. Ceci s’effectue dans une logique d’auto-détermination, de socioconstruction et d’autonomie où l’enseignant intervient en guide, en accompagnateur des actions menées par les étudiants. Il n’intervient qu’à la demande des étudiants. Les objectifs sont alors formulés comme suit :
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ELIE est un espace collaboratif élaborant collaborativement un savoir, co-créant un espace collaboratif élaborant…
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ELIE est un savoir co-construit et partagé explorant les principes des systèmes collaboratifs, les principes théoriques sous-jacents, les principaux outils, leurs fonctionnalités,
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ELIE est un espace collaboratif et social à inventer.
Une représentation s’inspirant du Ruban de Moëbius nous paraît idéale : une géométrie qui permet l’échange des rôles – enseignant qui est étudiant et qui est enseignant…
Pour démarrer dans ELIE, les étudiants ne disposent que des lois d’ELIE décrites ci-dessous.
Quatre lois définissent complètement ELIE. Toi étudiant, toi enseignant qui rejoint ELIE, ces quatre lois tu respecteras :
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co-construire ELIE en 7 séances
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être présent à toutes les séances
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répondre aux objectifs d’ELIE
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organiser le commun.
L’évaluation sera une évaluation par les pairs. Tout un travail est effectué pour définir quels critères d’évaluation, en lien avec les activités et les objectifs pédagogiques. Ce travail mène à l’élaboration d’un outil d’évaluation qui permet une évaluation par les pairs.
En quelques points, voici comment se déroule sa mise en œuvre : Sur la base des lois, les étudiants d’ELIE ont mené des réflexions collectives qui ont permis de :
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mettre en place les sous-groupes de 4-5 étudiants
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créer une identité
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proposer des modalités d’évaluation
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identifier les sous objectifs pédagogiques,
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négocier pour attribuer à chaque sous-groupe un sous objectif pédagogique.
Le principe d’ELIE étant de créer une entité collaborative, les étudiants ont donc co-élaboré une méthodologie de collaboration :
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dans un premier temps, la structuration s’est faite au niveau des groupes, puis à émerger le besoin d’avoir une coordination des groupes
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ils ont alors voté pour officialiser le rôle de coordinateur qu’une d’entre eux avait commencé à assurer de façon informelle
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chaque groupe s’est outillé selon le livrable et ses envies
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le groupe a choisi d’utiliser un groupe fermé sur Facebook pour outiller la collaboration au niveau global – les enseignants sont membres de ce groupe.
Neuf sous-groupes ont donc travaillé sur des objectifs pédagogiques complémentaires et ont produit des ressources qui ont été évaluées par les pairs et par les enseignants.
Établir une relation de confiance
Un point important qui émerge d’ELIE est la confiance qui s’est établie entre l’enseignant et les étudiants. En effet, on ne peut que constater que la réussite de ces pédagogies alternatives est étroitement liée à la relation enseignant-étudiants – cette relation de confiance est la condition sine qua non de la réussite.
Et cette confiance comment la susciter ? Premièrement, c’est favoriser le sentiment d’appartenance (Anderman et Freeman, 2004), et
« pour que le sentiment d’appartenance soit encore plus fort et favorise davantage la dynamique motivationnelle des étudiants, la classe doit devenir une communauté d’apprenants. Cette expression désigne un ensemble de personnes qui, à travers leur interaction et leur soutien mutuel, visent des buts d’apprentissage. Les étudiants qui forment une réelle communauté d’apprenants dans une classe travaillent donc pour acquérir de nouvelles connaissances et compétences dans un domaine donné, et ce, en comptant sur l’aide et l’encouragement de chaque membre de la communauté. » (Viau, 2009).
Confiance et appartenance à une communauté ne faisant pas tout, nous pouvons alors nous reporter à la théorie de l’autodétermination (Deci et Ryan, 1985) qui identifie trois besoins nécessaires à l’émergence de la motivation intrinsèque : le besoin d’autodétermination, lié au besoin de se sentir compétent et au besoin d’entretenir des relations avec les autres.
Ainsi, autour de la traditionnelle structure Consignes/Information – organisation – production, nous montrons que pour que de tels dispositifs fonctionnent, les apports de l’engagement et de la confiance, mènent les acteurs à une dimension d’« empowerment » essentielle à la quête de sens dans les apprentissages.
De plus, nous proposons de nouveaux modes d’organisation qui remet la technologie à sa place c’est-à-dire en tant que moyen parmi d’autres permettant la réalisation d’une communauté apprenante
Enfin, avec Bergson (Bergson, 2007), nous nous plaçons dans ce qu’il énonce dans L’Évolution créatrice, et de nous créer nous-mêmes apprenants et/ou enseignants.
Article publié sur le site : https://theconversation.com/elie-ou-comment-inverser-le-rapport-au-savoir-66791
Auteur : Samuel Nowakowski
Université de Lorraine
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