De cette polyphonie, on comprend que le jeu est indispensable à l’enfant. Il se développe par, avec et dans le jeu. J’aimerais proposer une formule pour bien faire sentir les processus par lesquels s’opère ce développement : jouer, c’est faire autre chose avec la même chose, et c’est faire la même chose avec autre chose.
Lorsqu’un enfant joue à faire autre chose avec la même chose, il prend par exemple un objet dont il décide qu’il est tout à fait autre chose que ce qu’il est en réalité. Un bout de ou une vieille casserole, et voilà l’enfant projeté dans la profonde forêt de Brocéliande, la célèbre Excalibur à la main ou sur les places de Normandie, un casque de combat sur la tête. Il arrive également que l’enfant utilise les objets pour ce qu’ils sont. Il fait dans ce cas la même chose avec autre chose. Par exemple quelques poupées, et voilà l’enfant transformé en maitre tentant d’enseigner à une foule d’élèves plus ou moins attentifs.
Ces deux façons de jouer correspondent à deux processus qui sont au cœur du développement de l’enfant. Pour le psychologue genevois, le jeu participe de la construction de l’intelligence de deux manières différentes. La première est qu’il nécessite de créer des images, des concepts, des symboles qui permettent de former un monde intérieur et de le communiquer. Il est, comme le rêve, un produit de la fonction symbolique. Il est aussi un mécanisme d’adaptation, c’est-à-dire un produit de l’intelligence.
Faire autre chose avec la même chose, c’est assimiler le réel. Au sens de Jean Piaget, l’assimilation est l’interprétation du réel en fonction de ses propres cadres mentaux. Le bout de bois devient une épées, parce que l’enfant, en imagination, est le maitre de Camelot. Lorsque l’enfant fait la même chose avec autre chose, c’est sa personne qu’il adapte en fonction des contraintes du réel. Avec Piaget, nous dirons que le processus sous-jacent est l’accommodation. Assimilation et accommodation sont les artisans de l’intelligence de l’enfant. Il doit sans cesse assimiler des éléments de la réalité extérieure, ou accommoder ses cadres de compréhension à cette même réalité. Cette oscillation permanente se fait grâce à un troisième processus que Jean Piaget a appelé l’équilibration.
Les mondes numériques procèdent de ces mêmes processus. Lorsque des étudiants ont utilisé un PDP-1 pour programmer et jouer à Spacewar !, ils ont fait « autre chose avec la même chose ». Les ordinateurs étaient à ce moment des broyeurs de chiffres, et leurs mondes étaient les mondes du calcul et de la simulation. Ils ont été détournés de ces sages et nobles fonctions par quelques gamins qui avaient été abreuvés de Buck Rogers et autres space operas. Avec Spacewar !, le joueur se retrouve aux commandes d’un vaisseau spatial. Deux dangers le menacent : un trou noir l’attire inexorablement au centre de l’écran, et un autre vaisseau spatial aussi dangereusement armé que lui. Contre le premier danger, le joueur a sa dextérité et ses moteurs. Contre le second, il peut utiliser la ruse ou ses canons.
Quelques années plus tard, la lignée des ordinateurs PDP est à nouveau féconde. Sur PDP-10, William Crowther programme pendant l’année 1975-1976 sur PDP-10 une adaptation du jeu de rôle Donjons et Dragons (1974). Donjons et Dragons est un jeu de rôle inventé par Gary Gygax and Dave Arneson. Les joueurs sont dirigés par un Maitre de Jeu qui expose les situations. Ils incarnent des personnages avec des caractéristiques physiques, raciales, et psychologiques. Les actions se jouent aux dés, et les résultats obtenus sont pondérés par les caractéristiques de chaque personnage. Le jeu est un immense succès. Avec William Crowther, entrer dans un donjon et entrer dans l’espace produit par un ordinateur devient une seule et même chose. L’ordinateur, avec ses computations secrètes est le donjon. Le labyrinthe de ses calcul un espace narratif qui est co-raconté avec l’auteur du jeu et le joueur.
Lorsque l’enfant joue avec un jeu vidéo, il s’appuie sur les mêmes processus qui président à la construction de son intelligence et de sa personne. Il s’appuie en effet sur la fonction symbolique et sur les processus d’accommodation et d’assimilation. La fonction symbolique permet de donner un sens aux images qui sont manipulées sur l’écran. C’est également elle qui rend possible l’utilisation des symboles qui sont omniprésents dans les jeux vidéo. L’enfant apprend qu’un cœur représente une vie, que des pièces d’or représentent la fortune qu’il possède mais qu’il ne s’agit ni de sa vie ni de sa fortune propre. Il doit également se représenter ce qui n’est pas encore advenu, c’est-à-dire anticiper ses actions et celles des personnages du jeu. Il construit des relations de cause à effet (si le vaisseau a un bouclier, alors il est plus résistant aux attaques). Il doit également planifier ses actions, et contrôler ses émotions. Toutes ces actions ne sont possibles que parce que l’enfant est capable d’utiliser les symboles qui lui sont proposés par le jeu.
Les processus d’assimilation et d’accommodation sont aussi engagés dans le jeu vidéo. D’abord, parce que jouer avec un jeu vidéo, c’est faire la même chose avec l’autre chose. L’enfant se retrouve pilote de formule 1, éleveur de poney ou shogun sans avoir à approcher un paddock de course, d’une écurie ni vivre dans le japon du 16ième siècle. Dans ce cas de figure, il fait la même chose avec autre chose. Il fait semblant d’être un pilote de Formule 1 avec un boitier. Les 200 grammes de sa console portable remplacent avantageusement les 650 Kg d’une automobile de course. Le comme si lui permet d’accommoder la réalité pour pouvoir jouer. Le jeu vidéo permet également de faire « autre chose avec la même chose » puisque le même objet emporte l’enfant dans différents mondes ludiques. Pilote de F1, Maitre Jedi, ou maire d’une mégalopole… Différents mondes sont accessibles à partir d’un seul et même objet. L’enfant, par son jeu, décondense la multitude de possibles contenus, virtusalisés, dans la console.
Les processus d’accommodation et d’assimilation qui président à la construction de la personnalité se retrouvent à la fois dans l’invention du jeu vidéo à partir du détournement des dispositifs existant et dans les utilisations qu’en font les enfants. Il s’agit tantôt de faire autre chose avec la même chose, tantôt de faire la même chose avec autre chose.