par Simon COLLIN, Université du Québec à Montréal, Canada
Périne BROTCORNE, Centre de recherche de la Fondation Travail-Université, Belgique
Cédric FLUCKIGER, Université de Lille, France
Jean-François GRASSIN, Université Lumière Lyon 2, France
Nicolas GUICHON, Université Lumière Lyon 2, France
Catherine MULLER, Université Grenoble Alpes, France
Jean-Gabin NTEBUTSE, Université de Sherbrooke, Québec
Christian OLLIVIER, Université de la Réunion, France
Nicolas ROLAND, Université Libre de Bruxelles, Belgique
Élisabeth SCHNEIDER, Université de Caen, France
Thierry SOUBRIÉ, Université Grenoble Alpes, France
Introduction
Le numérique en éducation constitue un domaine pluridisciplinaire dans lequel les disciplines s’articulent plus ou moins étroitement les unes aux autres depuis la conception d’environnements numériques d’apprentissage jusqu’à l’étude des usages numériques éducatifs (Baron, 2014). Ce texte s’inscrit dans cette dernière thématique et souhaite donner un aperçu de la contribution d’une approche sociocritique à cet égard [1].
Cette approche s’attèle à mobiliser différentes disciplines afin de penser l’étude des usages numériques éducatifs de manière intégrée. Elle se positionne au carrefour de plusieurs domaines de recherche qu’il est possible de regrouper comme suit :
- le domaine du numérique en éducation, qui a peu formalisé les liens entre les contextes institutionnels et non institutionnels d’apprentissage (Fluckiger, 2012 ; Selwyn, 2010) ;
- les diverses disciplines s’intéressant aux usages numériques hors de l’éducation (p. ex., sociologie des usages, géographie, information et communication, etc.), qui ont peu exploré les dimensions éducatives des usages numériques des individus ;
- les théories critiques de la technique, qui ont peu été appliquées au domaine du numérique en éducation (Bigum et al., 2014 ; De Castell et al., 2002). Dans ce texte, nous commençons par donner un aperçu de cette approche. Nous mentionnons ensuite les activités mises en œuvre par un collectif émergent de chercheures et chercheurs souhaitant structurer une approche sociocritique dans l’espace francophone, avant de présenter Numerica, un portail d’actualité dédié à la recherche sur une approche sociocritique du numérique en éducation.
Vers une approche sociocritique du numérique en éducation
Avant de caractériser une approche sociocritique du numérique en éducation, il convient de souligner que cette dernière est en cours de structuration théorique à l’heure actuelle. Une première tentative de formalisation a été effectuée (Collin, Guichon et Ntebutse, 2015) et les efforts se poursuivent depuis au sein d’un collectif dont les chercheures et chercheurs partagent, à des degrés divers, des préoccupations communes. Aussi, les deux dimensions décrites ci-dessous – une dimension systémique couplée à une dimension critique – ne prétendent être ni exhaustives, ni exclusives ; elles visent davantage à donner un aperçu de certains apports possibles d’une approche sociocritique à l’étude des usages numériques éducatifs.
Une dimension systémique des usages numériques en éducation
L’étude des usages numériques éducatifs s’est principalement articulée autour de l’enseignement et de l’apprentissage en contexte institutionnel (Bayne, 2014 ; Erstad et Arnseth, 2012 ; Ito et al., 2013), notamment en vue d’en mesurer l’impact (Eynon, 2012). Sans discuter la pertinence de ces études, un nombre croissant de chercheurs appelle à une plus grande prise en compte des usages numériques des enseignants et des apprenants en dehors des instituts de formation – de manière complémentaire à ceux étudiés en cadre institutionnel – en avançant l’idée que :
- le contexte non institutionnel est le principal contexte – en termes de fréquence d’accès et de diversité d’usages – dans lequel ils développent des usages numériques (Buckingham, 2007 ; OCDE, 2010) ;
- les usages numériques développés en contexte non institutionnel par les enseignants et les apprenants peuvent avoir une influence sur leur disposition à tirer profit du numérique pour enseigner, apprendre et se former, notamment dans un cadre institutionnel d’apprentissage mais aussi dans des situations plus informelles d’apprentissage (Furlong et Davies, 2012).
Ainsi, adopter une perspective systémique des usages numériques éducatifs consiste à s’intéresser, d’une part, aux relations entre le contexte socioculturel des enseignants et des apprenants et leur disposition à utiliser le numérique dans une visée éducative, et d’autre part, aux retombées des usages numériques éducatifs sur leur cheminement scolaire, professionnel et social. Il s’agit donc d’articuler les usages numériques éducatifs des enseignants et des apprenants avec les réalités « offline » et « online » de leur quotidien, dans le but de mieux les comprendre. Ce travail de (re)contextualisation permet, en retour, de révéler des enjeux qui, bien que non immédiatement observables en contexte institutionnel, sont néanmoins susceptibles d’influencer l’intégration du numérique en éducation (Selwyn, 2010).
À titre d’illustration, les inégalités numériques constituent un objet de recherche relativement bien documenté en sociologie des usages, en sciences et technologies (science et technology studies) et dans les études sur les médias (media studies) (voir DiMaggio et al., 2004 ; Robinson et al., 2015 ; Tsatsou, 2011 pour un aperçu de la problématique). Les inégalités scolaires ont également fait l’objet d’un grand nombre d’études (voir, p. ex., Duru-Bellat, 2002), dont certaines ont abordé la question des supports pédagogiques (voir Bonnery, Ed., 2015). En revanche, à l’intersection de ces champs d’études, les inégalités numériques en éducation restent peu étudiées (voir, par ex., Fluckiger, 2007, 2009). Plusieurs questions se posent pourtant : en quoi les inégalités numériques en contexte institutionnel reflètent ou modifient les inégalités numériques en contexte non institutionnel ? Les variables des inégalités numériques en contextes institutionnel et non institutionnel sont-elles les mêmes ou existe-t-il des variables spécifiques au contexte institutionnel ? Quelles sont leurs conséquences sur le cheminement scolaire et professionnel des élèves ?
Autant de questions qui s’inscrivent de plain-pied dans le domaine du numérique en éducation mais qui débordent des problématiques liées à l’enseignement et à l’apprentissage en salle de classe. C’est précisément ce qu’une approche sociocritique se propose d’aborder, en capitalisant notamment sur les acquis déjà existants dans d’autres disciplines. Le même raisonnement peut être fait pour les usages numériques des migrants et des groupes ethnoculturels, dont les variations ont été étudiées par diverses disciplines, la sociologie de l’éducation entre autres, mais peu questionnées dans le domaine du numérique en éducation, alors même que les systèmes éducatifs nationaux sont sujets à une diversité culturelle croissante (Mc Andrew, 2001).
De manière complémentaire aux études centrées sur les usages numériques éducatifs en contexte institutionnel, une approche sociocritique permet donc de couvrir des enjeux périphériques au cadre institutionnel et qui participent à une compréhension systémique des usages numériques éducatifs. Cette approche peut ainsi être comprise comme un niveau d’analyse supplémentaire qui dépasse le point focal habituel des études centrées sur le contexte institutionnel et apporte un éclairage complémentaire.
Une dimension critique de l’étude des usages numériques en éducation
L’approche sociocritique que nous avançons adopte une dimension systémique couplée à une perspective critique inspirée des théories critiques de la technique, notamment celles formulées par l’École de Francfort et Feenberg (2004). La pertinence d’une perspective critique repose sur l’idée que cette dernière est la plus à même de rendre compte de « la ’’pagaille’’ [2] politique, économique, sociale, culturelle et historique des technologies en éducation » (traduction libre, Selwyn, 2014, p. 249). Les théories critiques stipulent que les technologies, loin d’être neutres, incorporent les valeurs issues des contextes dans lesquels elles émergent. Ce faisant, le numérique représente une forme de pouvoir généralement annexé par les groupes dominants pour assurer leurs intérêts, aux dépens d’autres développements sociaux possibles, de nature plus démocratique notamment. Feenberg (2004) met particulièrement l’accent sur le processus de construction sociale de la technologie, lequel fait l’objet de rapports de force, de jeux de pouvoir et de contre-pouvoir, de domination et de résistance entre différents groupes d’acteurs quant aux alternatives ouvertes par les technologies et aux valeurs qu’elles incarnent. Ce faisant, les théories critiques se donnent pour objectif de questionner les discours idéologiques véhiculant l’idée que les technologies sont neutres, plus ou moins autonomes et nécessairement porteuses de progrès et d’efficacité (Plante, 2014), et de mettre ses discours idéologiques à l’épreuve des usages numériques effectifs des individus.
Dans le cadre d’une approche sociocritique du numérique en éducation, la dimension critique ne vise pas à déterminer si les technologies sont efficaces pour l’enseignement et l’apprentissage. D’ailleurs, comme le note Chaptal (2003), la question de l’efficacité est en réalité une question « mal posée ». Une approche sociocritique présente l’intérêt :
- d’identifier les usages effectifs du numérique par les enseignants et les apprenants et de les confronter aux discours sur le numérique en éducation véhiculés par les acteurs éducatifs, politiques, économiques, sociaux ou autres ;
- de déterminer dans quelle mesure ces discours, qui sont porteurs de valeurs et d’intérêts dominants, sont compatibles avec les missions de l’éducation.
Derrière cette dimension critique se trouve le souci de s’assurer que l’intégration du numérique en éducation est motivée par des finalités souhaitables sur le plan éducatif et social, et non pas par imposition de logiques exogènes (de Castell et al., 2002). À l’heure de l’industrialisation des technologies éducatives (Moeglin, 2014), une perspective critique semble avoir toute sa place dans le domaine du numérique en éducation. À un niveau micro, elle permet aussi d’étudier le rôle du numérique et de ses usages dans les jeux de pouvoir qui sous-tendent toute interaction éducative.
Vers un collectif de chercheures et chercheurs sur une approche sociocritique du numérique en éducation
Le travail progressif de structuration théorique d’une approche sociocritique du numérique en éducation s’inscrit dans un effort de structuration plus large d’un collectif émergent de chercheures et chercheurs francophones (Belgique, France, Québec). Bien qu’il soit encore informel et que son périmètre reste à circonscrire, ce collectif organise plusieurs fois par an des journées d’études publiques, précédés par des journées de travail en interne, ainsi que diverses initiatives de production scientifique (p. ex., organisation de symposiums, coordination d’un numéro thématique dans une revue scientifique, etc.).
Les activités mises en œuvre par le collectif permettent d’identifier les éléments pour une structuration théorique d’une approche sociocritique du numérique en éducation en se fondant sur l’expérience et les positions scientifiques des chercheures et chercheurs en présence. À ce titre, il convient de souligner qu’une approche sociocritique revêt actuellement des acceptions diverses parmi les chercheures et chercheurs du collectif, notamment en fonction de leurs référents théoriques et de leur domaine de formation (p. ex., sciences de l’éducation, sciences du langage, didactique de l’informatique, sciences de l’information et de la communication, géographie, sociologie, etc.).
Loin de nous en défendre, nous revendiquons cette diversité théorique comme un élément d’intérêt majeur au sein du collectif dans la mesure où il contribue de manière essentielle à la réflexion et aux échanges. En effet, le pari de la pluridisciplinarité est intrinsèque au projet d’une approche sociocritique, chacun mobilisant ses cadres et les mettant à l’épreuve des autres chercheures et chercheurs. Par ailleurs, les activités mises en œuvre visent également à mettre en visibilité une approche sociocritique du numérique en éducation auprès de la communauté scientifique. Un exemple concret de cette deuxième finalité est Numerica.
Numerica : portail d’actualité scientifique sur une approche sociocritique du numérique en éducation
Numerica est un portail d’actualité scientifique dédié à une approche sociocritique du numérique en éducation. Il répertorie à la fois des articles scientifiques, des livres et des rapports, des vidéos de conférences et de documentaires, mais aussi des ressources méthodologiques et pratiques et des événements scientifiques tels que des conférences, journées d’études, etc.
Ces documents sont organisés autour de thématiques, telles que les continuités-ruptures des usages numériques à travers les contextes institutionnel et non institutionnel, les inégalités numériques et leurs incidences en éducation, les usages numériques des migrants et des groupes ethnoculturels pour soutenir leur scolarisation et leur formation, les perspectives critiques du numérique en éducation, etc. Un moteur de recherche permet de sélectionner, pour chaque type de document (p. ex., articles scientifiques, livres et rapports, etc.), ceux relatifs à une thématique particulière.
Il est également possible à tout moment de soumettre un nouveau document (fonction « Suggérez-nous [type de document] ») en lien avec une des thématiques, l’idée étant de construire collectivement une base de connaissances sur une approche sociocritique du numérique. Enfin, une infolettre mensuelle permet de diffuser les nouveaux documents indexés dans Numerica à ses abonnés. Conçu comme un média et comme un outil, ce portail correspond à des formes récentes de construction de la science misant à la fois sur la valorisation et sur le « work in progress ».
Perspectives futures d’une approche sociocritique en éducation
Pour ne pas conclure, il convient de rappeler que l’approche sociocritique que nous avons esquissée ici reste en grande partie à formaliser, ce qui implique des efforts de structuration à différents niveaux (structuration théorique d’une part, structuration des chercheures et chercheurs d’autre part) couvrant divers enjeux (enjeux de positionnement théorique et de visibilité au sein de la communauté scientifique). Il s’agit d’une étape à la fois exaltante et exigeante. Pour être productive, elle nécessite une posture réflexive et critique, avant tout vis-à-vis de l’approche sociocritique elle-même, de ses tenants et aboutissants, ce qui suscite encore davantage l’intérêt et le plaisir du collectif qui y œuvre.
Références
Baron, G.-L. (2014). Élèves, apprentissages et « numérique » : regard rétrospectif et perspectives. Recherches en Éducation, 18(2), 91-103.
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Article paru sur le site : http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article387
Auteur : S. Collin, P. Brotcorne, C. Fluckiger, J.-F. Grassin, N. Guichon, C. Muller, J.-G. Ntebutse, C. Ollivier, N. Roland, E. Schneider, T. Soubrié