Il ne suffit pas de mettre des tablettes et des ordinateurs dans les mains des enfants pour réussir le virage technologique de l’école québécoise. Voici des clés pour éviter le dérapage.
Les élèves de l’iClasse comptent sans doute parmi les plus heureux du Québec. Ces enfants de 6e année de l’école Wilfrid-Bastien, dans l’arrondissement montréalais de Saint-Léonard, disposent chacun d’une tablette numérique ou d’un ordinateur portable. La « ministre de l’Éducation », une élève de 12 ans, inscrit les devoirs sur le site Web du groupe, et la « ministre des Communications » annonce les activités à venir sur Twitter. Depuis l’arrivée de ces outils, la classe rechigne beaucoup moins quand vient le temps de faire des conjugaisons ou des fractions.
« Pour que les élèves réussissent, il faut qu’ils aient le goût de venir à l’école », dit leur enseignant, Pierre Poulin, 47 ans, un précurseur qui a fait entrer la techno dans sa classe il y a plus d’une décennie. Selon lui, il est grand temps de dépoussiérer l’école pour qu’elle ressemble plus à la vraie vie. Les travailleurs d’aujourd’hui doivent maîtriser les outils numériques, être créatifs et capables de travailler en équipe… Mais les laboratoires informatiques des écoles sont souvent si désuets que les enfants n’y vont que pour glandouiller sur des jeux en ligne durant leur temps libre.
À l’automne 2012, deux commissions scolaires et une quinzaine d’écoles secondaires privées ont décidé de faire le virage sans attendre de directive ministérielle : depuis, la tablette numérique fait en général partie du matériel scolaire obligatoire en 6e année du primaire et en 1re et 2e secondaire (elle s’étendra progressivement aux autres niveaux). Dans les écoles privées, ce sont les parents qui la paient ; dans le système public, elle est prêtée par la commission scolaire.
Ainsi, en 2012-2013, plus de 5 000 jeunes Québécois ont appris leurs leçons sur un iPad. Ils sont plus de 15 000 depuis l’automne 2013.
Or, il ne suffit pas de mettre des tablettes électroniques dans les mains des élèves pour faire une « mise à jour » de l’école… « Dans certains établissements, l’iPad semble surtout servir d’argument pour séduire les futurs élèves », dit Thierry Karsenti, professeur à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) en éducation.
Pour tirer parti de ces appareils, le professeur doit modifier en profondeur sa façon d’enseigner. Les élèves de l’iClasse, de Pierre Poulin, travaillent par groupes de trois ou quatre, leurs appareils posés sur des tables rondes, comme s’ils se trouvaient dans un café Internet sans fil.
Le bureau du prof ? Disparu. Pierre Poulin a réduit les cours magistraux à leur plus simple expression et met rapidement les élèves au travail. Il se déplace ensuite d’un groupe à l’autre pour répondre aux questions. « L’iClasse est un modèle pédagogique axé sur la motivation et l’engagement des élèves dans les tâches qu’ils ont à faire. C’est possible sans les technologies, mais elles collent parfaitement avec cette approche », affirme Pierre Poulin. Il s’assure aussi de faire fonctionner les neurones de ses protégés de façon « traditionnelle », puisqu’ils prennent des notes dans leur cahier et répondent à un test de connaissances avec crayon et papier tous les vendredis. Sa classe est devenue l’objet de sa thèse de doctorat.
La commission scolaire Eastern Townships a fait la preuve que les technologies pouvaient renforcer la motivation des élèves. Il y a 10 ans, cette commission scolaire anglophone de l’Estrie a été la première au pays à équiper ses classes d’ordinateurs portables ; tous les élèves de la 3e à la 11e année disposent d’un outil de travail individuel. Le décrochage, qui atteignait alors un taux affolant de 42 %, a été réduit de moitié, et les résultats aux examens de fin d’année se sont grandement améliorés.
S’il était ministre de l’Éducation, Thierry Karsenti mettrait une tablette, un portable ou un simple iPod Touch dans les mains de chaque élève. « Le Québec a le pire taux de décrochage au Canada, c’est dramatique ! » dit-il. Dans le réseau public, près du quart des garçons abandonnent l’école.
Il ne se laisse tout de même pas duper par les mirages de la technologie : « À l’automne 2012, j’étais très sceptique quand j’entendais les directeurs des écoles où l’on venait d’implanter l’iPad dire que tout allait bien. » Il a réussi à les convaincre de lui ouvrir les portes de leur établissement, et son collègue Aurélien Fievez a fait la même chose auprès de directeurs d’école de France et de Belgique ; ils ont ainsi suivi plus de 6 000 élèves et 300 professeurs. Leurs résultats seront publiés cet automne sous le titre L’iPad à l’école : Guide pratique pour les enseignants (éd. Grand-Duc en ligne). L’étude a été circonscrite à la tablette d’Apple en raison de sa popularité : 75 % des écoles choisissent cette marque, qui offre le plus vaste éventail d’applications destinées au monde scolaire et la meilleure fiabilité technique.
Principal constat : la tablette se révèle une source de distraction majeure. « Qu’on ne me fasse pas croire qu’il y a toujours eu des élèves dans la lune et que ce n’est pas pire qu’avant. Quand un jeune est distrait et qu’il a ce magnifique objet dans les mains, il est en compagnie de centaines d’amis virtuels », dit Thierry Karsenti. Bloquer Facebook ? Dans les écoles où on l’a fait, des élèves ont déjoué le système en moins de 20 minutes et fait part de leur trouvaille à leurs compagnons. « Et le soir, 77 % du temps passé sur l’iPad est consacré à faire autre chose que des devoirs », affirme le chercheur.
© Mathieu Rivard