Je ne suis pas didacticien et ne suis que de très loin un professeur de français. Mais je sais que ceux qui enseignent une langue ont une lourde responsabilité, parce que cette langue est le premier facteur du lien social. Dans les quelques minutes que nous allons passer ensemble je vous invite à réfléchir avec moi à cette responsabilité, et cela à partir d’un concept que nous manipulons tous, parfois sans bien évaluer sa portée, son utilité ou sa dangerosité : la francophonie. À quoi a-t-il servi hier ? Qui sert-il aujourd’hui ? qui peut-il servir demain ? et à quelles conditions ?
1. Deux francophonies pour le prix d’une
Je n’apprendrai rien à personne en rappelant tout d’abord que le mot de francophonie a au moins deux sens. Un sens officiel et un non officiel.
Dans la première perspective, la francophonie — et dans ce cas, on met souvent une capitale à l’initiale du mot — est l'ensemble des États qui déclarent « avoir le français en partage » et qui se rassemblent lors des Sommets de la francophonie, pour discuter de problèmes économiques ou de problèmes sociaux ; pour rendre permanente leur collaboration, ces États ont constitué l’Organisation internationale de la francophonie, OIF.
Mais pour pas mal de monde, le mot désigne l'ensemble des personnes qui, de par le monde, utilisent réellement le français, soit parce que c'est leur langue maternelle soit parce que c'est leur langue seconde, la langue officielle de leur pays, une langue qui s’est imposée à eux ou encore une langue qu'elles ont (un peu, beaucoup, passionnément) apprise, par plaisir, par devoir ou par intérêt.
La première ambigüité de la francophonie provient du fait que ces deux sens n'ont presque rien à voir ensemble.
Tout d’abord, toutes les communautés où le français occupe une certaine place ne font pas nécessairement partie de l’OIF, le cas le plus spectaculaire étant celui de l’Algérie (bien que celle-ci participe partiellement au programme de l’organisation internationale par le biais de l’Agence universitaire de la francophonie).
Par ailleurs, il y a dans la francophonie officielle un grand nombre d'États où le français est beaucoup moins pratiqué que d'autres langues : on peut penser à l’Arménie ou au Monténégro, et je ne suis pas le seul à me demander ce que le Qatar peut bien fabriquer à l’OIF, où il est d’ailleurs spectaculairement en retard de cotisation.
Enfin, contrairement à ce que l'on imagine généralement, cette francophonie officielle ne s'est guère occupée à ses débuts de la langue française, dont on déclarait pourtant qu'elle constituait son assise. La langue n’est vraiment devenue une préoccupation pour l’OIF que depuis le jour où elle s’est dotée d’un Observatoire de la langue française et d’une « Direction de la langue française et de la diversité des cultures francophones ».
Mais la naissance de l’Observatoire est presque due à un accident : il est en effet revenu à l’OIF d’élaborer le rapport régulier sur l’état de la langue française dans le monde (dernière version : Wolff et al., 2022) qui était jusque-là de la responsabilité de feu le Haut conseil de la francophonie. Et jusqu’en cette année 2022, l’organisation a été impuissante à seulement susciter l’avènement d’un espace où les pays francophones pourraient discuter de leurs politiques linguistiques.
Ces tiraillements invitent à s’interroger sur le rôle que peuvent jouer ces deux francophonies.
On est fondé à poser la question : les francophonies, pourquoi faire ? Ou, plus précisément et pratiquement : nous, Francophones, que pouvons-nous faire ensemble que nous faisons mieux ensemble ? que pouvons-nous faire ensemble que nous ne pouvons pas faire seuls ou avec d'autres que des Francophones ? Du commerce ?
S'il ne s'agit que de cela, on peut parfaitement le faire en anglais ; en anglais, ou, comme le montre l’histoire, dans toute langue qui conviendra. Promouvoir le développement et défendre la démocratie ? Certains constats sont cruels : d’une part, la francophonie officielle n'a jusqu'à présent été ni claire ni ferme avec les régimes bien peu démocratiques de certains des États qui la composent.
D’autre part, être francophone n’est pas un vaccin contre le racisme. En Europe, c'est dans deux pays francophones que l'on avoue le plus facilement des sentiments xénophobes : selon une étude réalisée pour l'Union européenne, la Belgique vient en tête, 22 % des enquêtés se disent « très racistes », et 33 % « assez racistes », suivie par la France, avec 16 et 32 %. On voit mal au nom de quelle prétention la langue française pourrait avoir le monopole de l'expression des vertus démocratiques : en dépit du mythe cent fois rapetassé, défendre la démocratie, cela peut parfaitement se faire en anglais, en russe ou en arabe.
La francophonie court donc le danger de ne pas pouvoir se définir.
Et il ne faut pas se leurrer : nombre de décideurs sont actuellement vis-à-vis d'elle dans la position où certains curés l'étaient vis-à-vis de la religion au XVIIIe siècle en Europe : ils continuent à dire les offices et à administrer les sacrements, mais sans y croire. Les grand-messes francophones se succèdent donc, avec leurs flots de lait sucré au miel, leurs buffets de guimauve et de moelle de sureau. Mais on n’est pas sûr que les officiants prêtent foi à leur liturgie. Danger donc : car il arrivera bien un moment où un enfant criera que le roi est nu et où quelqu'un sifflera la fin de la récré. À ce moment, tous diront « je n'y ai jamais cru ».
Il est donc urgent de donner à chacun de bonnes raisons d'investir encore dans cette francophonie, s’il y en a. De définir le noyau dur de choses que nous, Francophones, pouvons mieux faire ensemble, grâce au français.
2. Une mission pour la francophonie ?
Ce noyau dur, ce commun dénominateur, doit nécessairement se réduire à pas grand-chose, puisque, de par le monde, les Francophones sont loin d'avoir tous les mêmes préoccupations à l'endroit de la langue française (pour les uns, c’est une simple donnée, comme le temps qu’il fait ; pour les autres c’est un choix toujours révisable ; pour d’autres enfin c’est un combat), et que chacun des groupes qu'ils constituent doit trouver un intérêt spécifique pour adhérer à l'idée francophone.
Que peuvent-ils faire ensemble, tous ces Francophones ? Une seule chose. Une seule, mais immense : combattre l'uniformisation du monde.
Car jamais dans l'histoire de l'humanité les échanges de tous genres n'ont eu la fréquence et l'intensité qu'ils ont atteint en ce début de millénaire, et dès lors jamais la compétition entre langues n'a été si vive. Si vive et si inégale, une seule langue s'arrogeant toutes les fonctions de prestige et de pouvoir, et tendant à confiner toutes les autres dans un statut second, quand elle ne les menace pas d'anéantissement.
Cette marche vers l'uniformité, à peine freinée par le dynamisme démographique de certaines collectivités, comme l’hispanophone ou la chinoise, est sans nul doute une catastrophe. Car si au point de vue biologique la diversité est synonymie de vie, la chose est peut-être plus vraie encore au point de vue culturel. Et si la disparition d'une espèce animale est vécue comme une perte irrémédiable, l'humanité devrait déplorer plus encore la perte d'une langue, puisque chaque langue est à elle seule une connaissance globale et une appropriation du monde.
La tâche première de la francophonie est donc là : faire contrepoids à la massification mondiale, à l'hégémonie mortifère. Et c’est ici que les deux francophonies se rejoignent. Car l’Organisation Internationale de la francophonie s’est bien donné pour programme d’ouvrir un espace pour la diversité culturelle, et donc offrir une alternative à l’homogénéisation découlant de la globalisation.
Mais si elle se donne cette mission, c’est parfois au nom d’une conception bien particulière de la langue : le français véhiculerait nécessairement des valeurs humanistes, simplement parce qu'il est le français : nous a-t-on assez rabâché que c'était la langue des principes de 1789 ? Lors du cinquantième anniversaire de l'Organisation des Nations unies, l'ancien secrétaire général, Bouthros Bouthros Gali, nous offrait une formulation modernisée de ce grand mythe : « Le français est dans la mémoire des peuples, une langue 'non alignée' — je dis parfois 'subversive' : la langue de la révolte contre l'injustice, l'intolérance et l'oppression »). Au nom de cette conception pour le moins audacieuse (pour ne pas dire culottée), la défense de la diversité serait la tâche messianique du français.
Je tiens aussi, quant à moi, que la défense de la diversité est la seule mission que puisse s’assigner la francophonie. Mais c’est pour moi la conclusion d’un raisonnement que je mène sur un mode plus réaliste — plus cynique, diront certains —.
Ce raisonnement part de trois constats :
Le premier est que dans le cadre de la compétition économique mondiale, les États francophones septentrionaux développés ont intérêt à garder compétitive la langue qui les définit. Un premier objectif, pragmatique et « égoïste » donc. Mais il se fait que ce premier objectif peut être conjugué avec un second, pragmatique et idéaliste à la fois, qui est le développement du partenaire qu’est le Sud. Or la conjonction de ce premier et de ce second objectif en génère un troisième, plus résolument idéaliste, lui : le maintien de la diversité culturelle.
Ce dernier objectif ne vient donc pour moi qu’en conclusion et non en prémisse. Et il ne découle pas de la nature du français, mais de sa position conjoncturelle favorable en ce début de millénaire. Position conjoncturelle : d'une part, il permet l'expression de la modernité ; d'autre part, il est assez fort pour être fédérateur et assez faible pour n’être pas (ou plus) universellement dominateur.
Dernière modification le vendredi, 10 février 2023