Les cadres de la formation ont pourtant grandement évolué en quelques années. Au risque de grossir le trait, nous sommes passés très rapidement, presque sans transition, du duo stylo / feuille de papier à la constitution d’un écosystème technologique d’une rare complexité. Il s’est diffusé par capillarité dans et hors les lieux de formation. La « vulgate numerica » faisant place à la « vetus technologica », donne la dimension du changement qui s’est opéré.
Ce n’est pas le terme de simplicité qui me vient à l’esprit lorsque je tente de mettre à plat les structures du quotidien professionnel des enseignants quel que soit le niveau de formation. Comment peut-on soutenir raisonnablement l’argument de l’acte simple quand s’est construit un écosystème technologique personnel (Philip Ely, 2011) et institutionnel d’une rare complexité ?
Malgré le « Tsunami numérique » (Emmanuel Davidenkoff, 2014) et technologique qui nous submerge, nous pouvons toujours entendre, répété à l’envi, l’argument du « c’est simple ». Il est intéressant de se pencher sur les raisons qui poussent à l’affirmer avec conviction. Comment peut-on concilier cet apparent paradoxe fruit du [non]dialogue conceptuel entre le geste et la pensée.
Alors même que le numérique a brouillé l’image du corps dans nos représentations sociales (Moiraud, 2014) la technologie nous invite à avoir une autre approche de ce dernier. Le geste comme élément du corporel est intégré dans les processus d’apprentissage.
Nous avons lentement adopté, au gré des nouveautés technologiques, des attitudes corporelles adaptées. Nous avons rédigé sans nous en apercevoir une nouvelle grammaire du geste. Il s’est régulé en même temps que se sont déployées les technologies numériques éducatives. Notre rapport avec le système des machines (Simondon, 1958) s’en est trouvé transformé.
Depuis cette année j’ai commencé à engager une réflexion sur le lien existant entre la main et la pensée (Moiraud, 2014). Je suis parti du constat par l’usage que l’exercice professionnel dans la société du numérique aurait amplifié la dissociation entre le corps et l’esprit, en tout cas dans un imaginaire collectif et littéraire (Milon, 2005)
Nous devons interroger à nouveau le corps dans sa contribution aux méthodes d’apprentissages et à l’enseignement. Nous oscillons entre les postures intellectuelles de la période de Jean Baptiste de la Salle qui affirmait que le corps devait se « tenir droit » et la cyberpériode où il peut s’émanciper en s’extirpant d’une forme de corsetage. Apprendre à relâcher son corps est-il consubstantiel à un relâchement de l’esprit ? Le numérique pose à nouveau avec acuité ces questions.
Revenons aux propos de Jean-Baptiste de la Salle. Il fallait, selon lui « tenir le corps droit, un peu tourné et dégagé sur le côté gauche, et tant soit peu penché sur le devant, en sorte que le coude étant posé sur la table, le menton puisse être appuyé sur le poing, à moins que la portée de la vue ne le permette pas ; la jambe gauche doit être un peu plus avancée sous la table que la droite. Il faut laisser une distance de deux doigts du corps à la table ; car non seulement on écrit avec plus de promptitude, mais rien n’est plus nuisible à la santé que de contracter l’habitude d’appuyer l’estomac contre la table /…/ » (Jean-Baptiste de la Salle, 1828)
Je ne traiterai pas dans cet article du rapport direct entre le corps et l’espace numérique, je renvoie pour une approche détaillée à la revue Esprit intitulée «Homo numericus ». Des auteurs de renoms y traitent la question du corps. La partie 2 intitulée « Le corps à l’épreuve des cultures numériques ». Antonio Casili (« Culture numérique : l’adieu au corps n’a jamais eu lieu » et « Le stéthoscope et la souris : savoirs médicaux et imaginaires numériques du corps ») ; Entretien avec Georges Vigarello (« Devant l’écran et dans les flux. Éléments pour une histoire des corps dans la culture technologique ») ; Patrice Flichy (« Le corps dans l’espace numérique ») ; Pascal Froissard (« Le corps dans les rumeurs visuelles de l’internet ») ; Alain Léobon (« Le corps à l’épreuve du risque, les expressions minoritaires sur l’internat gay ») ; Delphine Garde(« au cœur à corps avec le manifeste Cybor de Donna Haraway ») (Revue Esprit, 2009).Les articles et les références bibliographiques sont un terreau fertile pour creuser cette question.
C’est le geste, l’attitude corporelle qui nous intéressera ici, plus que le corps car l’enseignant à la façon de l’artisan doit apprendre son métier, répéter, affuter le(s) geste(s) professionnels qui le rendront expert. Le lieu de formation est son atelier. Lorsque le geste est maîtrisé, il devient alors la routine de l’enseignant, le geste répété, devenu transparent, fera que la phrase « c’est simple » aura du sens ! On l’aura compris la simplicité supposée du geste est le résultat d’un long processus complexe d’acquisition.
Il est utile, pour initier cette réflexion, de se référer à l’ouvrage « Les techniques du corps » (Marcel Mauss, 1933). L’auteur fait référence à un geste jardinier apparemment banal, le bêcher et pourtant … . Il évoque dans son ouvrage un souvenir du champ de bataille : « Les troupes anglaises avec lesquelles j’étais ne savaient pas se servir de bêches françaises, ce qui obligeait à changer 8 000 bêches par division quand nous relevions une division française, et inversement. Voilà à l’évidence comment un tour de main ne s’apprend que lentement. Toute technique proprement dite a sa forme. »
Comme les troupes anglaises, nous sommes en train de changer massivement et rapidement les outils des enseignants. Il faut maintenant que les nouveaux gestes en rapport soient acquis. Sur le front de l’enseignement et de l’apprentissage les troupes ont-elles acquis les bons gestes, les bonnes techniques, ont-elles intégrées les routines idoines ?
Il nous faudra dans un premier temps que nous bordions le champ conceptuel de la routine (1), puis nous nous interrogerons sur la place de la routine dans le métier de l’enseignement (2).
Qu’est ce que la routine ?
Ce terme est paré d’un sens négatif dans le discours commun, un enseignant qui dit que son métier est routinier exprime une part de déception et de lassitude. Le métier ne lui apporte plus le souffle suffisant pour arpenter les voies de l’enthousiasme et de la surprise. Elle serait le pendant de la rhétorique ouvrière du métro – boulot – dodo pour le monde des travailleurs du savoir.
Le terme de routine est très (trop) souvent entendu sous son acception négative. On peut entendre de ci, de là, « Mon métier est devenu routinier », « Je suis entré dans une routine ennuyeuse ». Philippe Wattrelot dans un article intitulé « École et innovation, je t’aime moi non plus » dit : « Innover c’est donc aussi “s’autoriser”, car les barrières sont bien souvent celles de nos propres routines et nos représentations. » (Philippe Wattrelot, 2014)
(Matthew B.Crawford, 2012) dans l’éloge du carburateur dit : « Une bonne partie de la réthorique futuriste qui sous-tend l’aspiration à en finir avec les cours de travaux manuels et à envoyer tout le monde à la fac repose sur l’hypothèse que nous sommes au seuil d’une économie postindustrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions. Le problème c’est que manipuler des abstractions n’est pas la même chose que penser. Les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle »
Il ne faut donc pas sous estimer cette vision des choses car elle est un marqueur d’une forme de perte du sens du travail (Richard Sennett, 2000)
S’il est vrai que nous nous accordons sur cette définition, cela ne signifie pas que c’est la seule acception. C’est notamment du côté de Richard Sennett que je souhaite me tourner à nouveau pour cerner ce concept. Dans sa trilogie sur le travail, il donne une tout autre définition en se référant au monde de l’artisanat (Sennett, 2010).
Richard Sennett définit ainsi la routine :
« Tout à l’heure je vais passer plus de trois heures à jouer du violon. Ce laps de temps sera consacré à la routine, cela va m’ennuyer et cela va me combler. C’est un va et vient qui accompagne ce cycle de connaissance tacite, de reconsidération explicite et de réinscription dans la tâche. Du moins pour les musiciens, et je crois que c’est aussi le cas pour les personnes qui ont une autre activité manuelle.
L’expérience de la routine procure cette sensation de rythme intérieur. Le problème avec le travail industriel est qu’il n’est que répétition et quand on travaille à la chaîne, il est difficile d’atteindre cet état. Après avoir joué d’un instrument pendant plus de trois heures, vous n’êtes plus là où vous étiez quand vous avez commencé. Il peut y avoir des surprises ou des découvertes mais il y a surtout ce jeu entre la répétition et la rupture. Et cela peut apporter de grandes sources de satisfaction. » (Heilbrunn, 2012)
Le travailleur du savoir en général, les enseignants en particulier, comme les travailleurs manuels construisent leur professionnalité grâce à une panoplie de gestes. Entrer dans une classe, dans un amphithéâtre, circuler dans le lieu de formation, être capable de s’affranchir de la disposition mobilière proposée par l’institution (donc agir par le geste sur la gestion mobilière) … autant de micro gestes qu’il faut répéter pour qu’à la fin ils paraissent naturels, deviennent « le geste simple ». Le geste doit, à terme, devenir transparent (Rézeau, 2001) « Nous illustrerons ce point par un exemple banal emprunté au domaine des nouvelles technologies. Pour un utilisateur confirmé des interfaces Macintosh ou Windows, le dispositif de pointage qu’on appelle la « souris » est devenu totalement transparent. Le couple main + souris est un prolongement du cerveau de l’utilisateur, transparent dans l’action »
Il en est de même pour le lieu privé, qui se « professionnalise par intermittence » (Moiraud, 2013). Il convient de savoir l’organiser en tenant compte des « objets comme les câbles USB, l’infrastructure internet et même les portes, les murs ou les divans étaient les objets qui, le plus souvent, empêchaient le plus le partage de musique ou d’images au sein du foyer et ce même pendant des mois ». (Philip Ely, 2011). Le domicile comme expression du lieu de travail doit être vu comme le lieu d’acquisition de gestes indispensables à la construction de la professionnalité qu’il soit rationnalisé ou bricolé.
Le numérique donne un nouveau souffle à cette réflexion. L’enseignant est désormais inséré dans un écosystème technologique complexe multi situé, c’est-à-dire dans et hors le lieu institutionnel. Le métier d’enseignant est aussi omni instrumenté, l’outil fait figure de prothèse, le prolongement de la pensée. Il ne peut qu’inscrire le geste (et le corps) dans le champ réflexif. On doit essayer, sinon d’apporter des réponses, tenter de poser des questions que je crois utiles.
Comment doit-on positionner son corps face à un ordinateur selon qu’il soit fixe ou mobile ? Comment imaginer les nouvelles circulations dans les salles de classe ? Comment doit-on se déplacer dans les systèmes immatériels numérisés ?
Les enseignants doivent développer des routines pour que leur enseignement soit fluide, parce qu’il est instrumenté. La routine doit aider à se concentrer sur l’essentiel de l’activité, le cœur du métier, à savoir enseigner, transmettre des savoirs, osons même l’utopie de la démocratisation, geste social à atteindre.
Le geste est ainsi central, me semble t-il, dans l’acquisition de la professionnalité car tant qu’il n’est pas assimilé, qu’il n’est pas transparent, il est un frein, il peut ralentir l’acte de transmission, et générer des craintes. Les enjeux du lien entre la routine et geste dans l’ère numérique, fortement instrumentée, nous renvoient à une question de temps. Comment peut-on acquérir des routines professionnalisantes lorsque les modifications techniques sont inscrites sur un permanent court terme ? L’absence de routine, disons plutôt la difficulté à la construire, n’est-elle pas un frein à la constitution de professionnalités stables ?
Il est utile de rappeler qu’en quelques années les enseignants ont du acquérir (ou pas) les gestes liés à l’introduction de l’ordinateur, des cédéroms, des vidéoprojecteurs, des tablettes, des smartphones, des TBI …
L’objectif est toujours l’enseignement mais lorsqu’un outil chasse l’autre cela laisse peu de temps à l’installation de la routinisation du geste. L’ouvrage « petite poucette » (Michel Serres, 2013) est caractéristique de nos propos, c’est par la métaphore des pouces qu’est exprimée la révolution technologique. Faut-il rappeler l’emblématique ouvrage « Le geste et la parole » d’André Leroi-Gourhan (1964)
Pourtant … le geste est minimisé dans le métier d’enseignant car nous sommes victimes d’un syndrome dichotomique. Il y aurait dans nos représentation sociales, les métiers du geste d’un côté et les métiers du savoir de l’autre, le bon grain et l’ivraie ( ?) Or le geste et le savoir sont intimement mêlés pour atteindre les objectifs de l’apprentissage et de l’enseignement. Les travailleurs du savoir ont absolument besoin du geste comme les travailleurs manuels sont évidemment inscrits dans la conceptualisation.
Ne pas considérer le geste comme un élément central de notre professionnalité c’est prendre le risque de réduire le métier à une forme d’asservissement à la machine. Or l’instrumentation doit être comprise comme une chance d’aller vers un champ des possibles vertueux si elle est inclus dans un tout.
Cette première approche se veut être un travail de mise en place de mes réflexions, je ne suis pas sûr que les cadres soient totalement précis, que la rigueur scientifique soit toujours au rendez-vous mais je souhaite continuer cette réflexion notamment pour continuer mes analyses sur les espaces de formation.
Il me reviendra d’approfondir cette question du geste car elle interroge en filigrane une forme de behaviourisme. La répétition que nous souhaitons évacuer des schémas d’apprentissage pour donner plus de sens à l’esprit et à la réflexion revient en force avec le geste. La main, l’esprit seront donc bien mes réflexions pour les mois à venir.
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Bibliographie
Crawford, M. (2012). L’éloge du carburateur.
Davidenkoff, E. (2014). Le tsunami numérque. (Stock, Éd.)
De Certeau, M. (1980). L’invention du quotidien, arts de faire. (e. Folio, Éd.)
De La Salle, J. (1828). Conduite des écoles chétiennes.
Ely, P. (2011). digital DIY.
Gofmann, E. (1975). les rites de la vie quotidienne.
Heilbrunn, B. (2012). Artisanat et sensualité de la pensée. Le monde.
Leroi-Gourhan, A. (1964). Le geste et la parole. (A. Michel, Éd.)
Mauss, M. (1933). Les techniques du corps.
Michel Serres. (2013). Petite poucette (éd. La pomme).
Milon, A. (2005). La réalité virtuelle. Avec ou sans le corps ? (autrement, Éd.)
Moiraud, J.-P. (2013). Changer d’air, changer d’ère et changer d’aire.
Moiraud, J.-P. (2014). De l’utopie de la négation du corps au geste tactile, un pas vers l’école du futur ? (Blog, Éd.)
Moiraud, J.-P. (2014). La main et la pensée. (Blog, Éd.)
Platon. (livre III, chap.XVII.). La république. (c. livre III, Éd.)
Revue Esprit. (2009). Homo numericus. (R. Esprit, Éd.)
Rézeau, J. (2001). Médiatisation et médiation pédagogique dans un environnement multimédia. (U. d. 2, Éd.) Thèse.
Sennett, R. (2010). Ce que sait la main . La culture de l’artisanat . Albin Michel.
Sennett, R. (2000). Le travail sans qualité. Albin Michel.
Simondon, G. (1958). Du mode d’existence des objets techniques. (Aubier, Éd.)
Vial, S. (2013). L’être et l’écran. (PUF, Éd.)
Wattrelot, P. (2014). École et innovation, je t’aime moi non plus. (B. personnel, Éd.)