Dans En attendant les robots, enquête sur le travail du clic, l’auteur reprend une thématique qu’il a déjà traité en 2015 avec Dominique Cardon dans Qu’est-ce que le digital labor ? Ici, le sociologue va encore plus loin en nous proposant un tour d’horizon des différentes formes que prend ce travail digital, tout en déconstruisant le mythe du “tout robotique”.
Le livre s’inscrit dans une actualité qui nous touche depuis ces vingt dernières années où de nombreuses thèses prédisent l’automatisation de la majorité des activités professionnelles. En attendant les robots vise à déconstruire les idées reçues relatives aux prétendus miracles de l’intelligence artificielle, présentée comme l’avenir et la solution à tous nos maux.
La “tâcheronnisation”, concept que nous développerons par la suite, désigne le remplacement d’un métier quelconque, par le découpage des missions de ce dernier en petites tâches rémunérées à la pièce. C’est en voulant illustrer cette notion là que Casilli introduit l’ouvrage avec le cas de Simon, stagiaire dans une start-up spécialisée en intelligence artificielle qui propose des produits de luxe à des clients aisés.
Cependant, la réalité se révèle différente de ce que la start-up veut montrer. En très peu de temps, Simon s'aperçoit que l’intelligence artificielle que l’entreprise commercialise n’existe pas et que le service proposé est en fait réalisé par de nombreux “travailleurs du clic” indépendants basés à l’étranger, chose qui revient beaucoup moins cher à l’entreprise. Casilli cherche à comprendre le travail de ces personnes, leurs salaires, leurs conditions de travail et de nous les exposer à travers son ouvrage. Cette façade des robots et de l’IA dissimule en réalité l'exploitation de millions de “tâcherons du clic” soumis à des méthodes de management algorithmique.
Casilli tente de répondre à de nombreuses interrogations face aux bouleversements en cours et démontre en utilisant de nombreuses références et d’études de terrain que l’automation intelligente relève d’une illusion, voire d’un mirage que nous poursuivons sans jamais y parvenir. Cet ouvrage souligne non seulement que les robots ne remplaceront pas les humains, mais de plus, qu’ils représentent le prétexte idéal pour baisser les coûts, les salaires, et les droits des usagers et travailleurs. Telle est la thèse de l’ouvrage : l’automation en cours marque une altération du travail, organise son occultation et non son avènement.
Les points principaux de l’ouvrage
La “tâcheronnisation” et la datafication au cœur de l’alimentation des intelligences artificielles
Si le processus de remplacement des humains par des robots est démenti dans le livre, un autre processus est amplement exposé, celui de la “tâcheronnisation”.
Nous avons déjà connu ce processus avec le Taylorisme et le Fordisme : le travail à la chaîne est le parfait exemple pour illustrer ce processus de “tâcheronnisation”. Face à la prédiction d’une fin du travail provoquée par le règne des intelligences artificielles, c’est une nouvelle conception du travail que met en avant Casilli, celle d’un travail toujours plus fragmenté, standardisé, sans cohésion, payé au clic ou « à la course » et que le sociologue définit comme un “lumpenprolétariat” en reprenant les théories marxistes.
Ce sous-prolétariat est celui de milliers d’employés dans les pays en voie de développement, attelés à filtrer les contenus, payés à cliquer, reconnaître des images, traduire des bases de données, etc. Cet ensemble de micro activités du clic s’avère indispensable au « dressage » des robots des intelligences artificielles. Le « gavage » des IA par des millions humains qui effectuent des tâches binaires et parcellisées correspond au processus qualifié de « datafication » par Antonio Casilli.
Ce modèle concerne également de nombreux occidentaux, poussés au travail précarisé, sans contrat réel, ni protection sociale. Par exemple, lorsque vous commandez une pizza sur la plateforme Uber eats, vous donnez des informations qui seront utilisées à des fins inconnues mais permettront d’améliorer la plateforme. Ensuite, un livreur payé à la course vous apporte votre pizza. Selon votre satisfaction vous allez évaluer sa prestation. Seule la moyenne des notes obtenues par le livreur lui permettra (ou non) de continuer son travail. On voit ici, le rôle primordial de la datafication de vos données pour Uber eats et le concept de “tacherônnisation” avec le découpage du travail en de nombreuses tâches parcellisées réalisées par des travailleurs précaires (le livreur de pizza, les “travailleurs du clic” qui contribuent à améliorer la plateforme d’Uber, etc.)
Digital labor : création d’emplois précaires et transformation du salariat
La forme de digital labor la plus visible reste celle qui touche l’ubérisation, qu’Antonio Casilli qualifie de « travail à la demande ». Néanmoins, la particularité du digital labor est de produire du travail et de la richesse grâce à diverses formes d’activités, sur les plateformes numériques.
Le plus commun et celui avec lequel nous sommes en contact quotidiennement concerne les “tâches banales”, réalisées grâce à notre compte Facebook ou un « j’aime » sur Youtube. En effet, toutes les activités réalisées par les internautes lambdas sur les réseaux sociaux, sur Google, Amazon, même si elles sont a priori anodines créent de la data et alimentent les algorithmes de ces sites. Ces derniers s’améliorent eux-mêmes et apprennent grâce à nos activités de “loisir”. En d’autres termes, d’après Antonio Casilli, nous sommes tous des digital workers.
Enfin, le digital labor crée une autre forme de travail, bien plus classique et pourtant invisibilisée.
C’est le « micro-travail ». Il s’agit d’activités dont le processus est fragmenté et simplifié à l’extrême et qui en général est exercé par des personnes peu qualifiées ou précaires : les « tâcherons du clic ». Celles-ci sont au service de l’IA, donc des plateformes. Cette nouvelle façon d’organiser le travail suscite de nouvelles dépendances économiques. Celle des entreprises envers les utilisateurs, mais surtout celle des micro-travailleurs envers les plateformes. Outre le fait que ces travailleurs sont rendus invisibles par ces dernières, ils sont également très peu rémunérés et isolés des autres salariés. Le digital labor, en faisant disparaître les frontières du travail, pose alors la question de la précarisation du salarié, mais aussi des contours du salariat.
Le digital labor promeut alors, dans les discours des plateformes, une nouvelle façon d’envisager l’emploi.
Loin des grandes structures où l’on doit se rendre à un horaire précis pour travailler, les plateformes proposent une alternative au salariat classique. En mettant en relation les requérants et les travailleurs, elles permettent aux travailleurs d’exercer le travail qu’ils souhaitent en toute liberté. Surfant sur l’engouement du travail free-lance et sur la nouvelle génération de “digital nomades”, ils offrent un travail libre de toute contrainte et donc une alternative à un salariat présenté comme “ringard” dans les discours de ces plateformes.
Pour ce qui est des « micro-travailleurs », la logique n’est pas nouvelle et exploite la promesse d’un revenu ponctuel facile à toucher. Toutefois, dans les faits, Antonio Casilli révèle que ce mode de travail précaire est majoritairement répandu dans les pays en développement du Sud et concerne les classes sociales les plus précaires des sociétés occidentales.
Pour ce qui est des personnes effectuant des « tâches banales » (associées aux loisirs ou un usage récréatif) : les « j’aime », les Captchas, les mots-clés sur moteurs de recherches, les applications pour smartphone, nos données personnelles et nos clics sont devenus des ressources qui alimentent ce même système.
Nous sommes dans une période de mise au travail des utilisateurs contre des services, de l’entertainment, des marchandises qui font que par l’essence même de leur fonctionnement (récolter continuellement des données), les cadres et formes du travail sont bousculés. La limite entre loisir et travail rend le digital labor permanent et propre à tous, devenant alors un travail présenté à chacun sous une forme différente et donc vécu différemment.
La logique de la plateformisation
Une plateforme coordonne plusieurs types d’acteurs en ayant recours aux données personnelles des usagers, produisant ainsi de la valeur.
Avec l’essor des plateformes numériques, on assiste à la généralisation de cette structure et d’une organisation économique originale. Les plateformes remplacent alors la structure classique de l’entreprise et se présentent comme une alternative aux marchés, en mettant en avant une prétendue neutralité et une horizontalité dans les rapports entre ses membres. La “plateformisation” consiste ainsi à mettre au travail des individus interchangeables réalisant des tâches morcelées et peu qualifiées.
De plus en plus d’entreprises s’engagent dans des processus de “plateformisation”.
Ces organisations s’appuient alors sur les données des utilisateurs collectées à leur insu pour générer des bénéfices complémentaires grâce aux revenus publicitaires : le service officiellement vendu par ces entreprises dissimule les revenus générés par les données des utilisateurs. Par exemple, la SNCF développe un programme d’innovation qui permet à l’entreprise d’entrer en possession des données personnelles des voyageurs qui circulent sur ses réseaux wi-fi et 4G à partir des connexions gratuites dans les trains ou gares. Cette collecte donne lieu à une monétisation, mais ces données sont aussi utilisées pour organiser de manière plus flexible le transport des personnes.
Cependant, ce nouveau paradigme est problématique car l’insistance des plateformes sur leurs technologies occulte l’humain.
En s’affichant comme de simples intermédiaires et non des moteurs d’interactions sociales et de décisions stratégiques, la prétendue horizontalité des plateformes masque en fait hiérarchie et subordination. L’autonomie qu’elles revendiquent occultent la quantité de travail nécessaire à leur fonctionnement.
Les logiques des inégalités géographiques, économiques et sociales sont retranscrites à travers le digital labor
Une idée mise en avant dans l’ouvrage de Casilli est que le digital labor n’est qu’une pierre de plus sur l’édifice des inégalités à l'échelle globale.
Aux différentes formes de digital labor sont associées différentes zones géographiques. On retrouve notamment d’immenses locaux, nommés “fermes à clics”, dédiés à l’utilisation frénétique du numérique par des travailleurs exploités et dont les conditions de travail sont souvent inacceptables. Ceux-ci se situent au niveau des pays du Sud ou des zones désavantagées du Nord, prolongeant ainsi la subordination économique des pays du Sud aux pays du Nord.
Au-delà de ces locaux spécialisés, on retrouve un grand nombre d’ouvriers du clic qui exercent depuis chez eux. Ces ouvriers résident dans les mêmes zones géographiques et répondent aux demandes d’utilisateurs majoritairement issus des pays du Nord. Là encore ces ouvriers sont majoritairement des individus déjà soumis à des modes de vies précaires.
Concrètement, sur des plateformes dédiées à la création de faux profils, faux avis, faux liens, fausses AI (Amazon Mechanical Turk, ShortTask, MinuteWorkersp…), 66 % des demandes émanent des États-Unis, Canada et Angleterre tandis que les “fermiers” répondant à ces demandes sont issus à environ 70 % du Bengladesh (38%), Pakistan, Népal, Indonésie, Sri Lanka et Inde. Ces chiffres permettent donc d’observer clairement cette inégalité géographique.
Un revenu numérique pour dépasser la frontière entre le rôle de bénévole et celui de travailleur sur les médias sociaux
Pour Antonio Casilli, la rémunération du digital labor apparaît nécessaire afin d’abolir “l’esclavage” numérique.
Il propose donc la notion d’un “revenu social numérique”. Il précise cependant que cette notion ne s’apparente pas à une mesure réparatrice complémentaire permettant de pallier la destruction des emplois due à l’automation (car cela n’apporterait pas de réponses à la précarisation des usagers-travailleurs), ni même à une redistribution des ressources produites par les machines (car l’humain aura toujours une place dans l’automation).
Le “revenu social numérique” s’apparente donc à une source primaire de revenu pour les individus afin de reconnaître pleinement la contribution des usagers à la création de valeur au sein de l’économie numérique. Ce revenu revêtirait le caractère d’un bien commun à l’image du système de protection sociale français. Il ne se baserait pas sur la surveillance au clic près de chaque individu-usager afin d’en déterminer le revenu, mais sur la récolte dans une caisse commune de l’intégralité des ressources générées par le digital labor. Cette caisse serait ensuite gérée démocratiquement par les usagers.
Pour l’auteur, en plus d’apporter une rémunération aux individus, cette solution représenterait un levier d’action efficace afin d’inciter les plateformes à davantage de transparence envers leurs technologies et permettrait ainsi de faire muter leur modèle économique vers un modèle “non prédateur” qui ne se camouflerait pas derrière un mythe d’automation totale et reconnaîtrait ainsi ses travailleurs.
Notre point de vue sur l’ouvrage et son contenu
L’ouvrage de Casilli offre un panorama complet du rapport au travail dans ce nouveau système digital. L’analyse secteur à secteur permet de mettre en lumière des arguments qui sont en fait valables pour de nombreuses critiques du système capitaliste depuis les révolutions industrielles, qui plaçaient déjà la question du rapport et de la concurrence entre humain et machine au cœur des études.
L’auteur y présente une analyse réflexive philosophique mais aussi sociologique, une véritable enquête dans les coulisses de l’automation qui invite à poser un nouveau regard sur l’IA afin de changer de chemin tant qu’il est encore temps.
L’écrit se révèle pointu et parfois redondant dans la succession des thèmes, secteurs et exemples abordés. Heureusement, les références multiples poussent sans cesse à aller plus loin dans la recherche en innovation numérique.
Par Victoire Delcroix, Jérémie Pericou Habaillou, Mathilde Reberac, Mathis Troussard
(1)Journées coordonnées par Aurélie Laborde, maître de conférences, ISIC – Université Bordeaux Montaigne ; Delphine Dupré, ATER ISIC et doctorante au MICA, et Laurent-Pierre Gilliard, UNITEC Bordeaux.
Dernière modification le jeudi, 02 décembre 2021