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Deux conflits récents nous ont montré l’importance stratégique de l’eau : en Ukraine par les dégâts causés par l’attaque d’un barrage sur le Dniepr, à Gaza à cause des restrictions de l’approvisionnement en eau. Plus généralement, l’eau est souvent un enjeu géopolitique, pour le pire : rivalités qui peuvent motiver (en tout ou partie) des guerres ou pour le meilleur grâce à la mise place de coopérations raisonnées et pragmatiques.

De l’eau pour tout. De l’eau pour tous ?

L’eau couvre 72 % de la surface de la planète avec volume total de près de 1400 millions de km³ dont seuls 2,8 % de ce volume est constitué d’eau douce. Le cycle évaporation/condensation qui produit les précipitations sur les continents, estimées à 110.000 km³ par an, semble couvrir les besoins mais la disponibilité en eau douce n’est pas homogène : l’eau est abondante au point d’être gratuite au Canada alors qu’en Afrique du Nord ou en Asie du Sud la demande en eau dépasse fréquemment les ressources disponibles

Si l’agriculture est l’activité qui exploite environ 70 % de la totalité des volumes d’eau douce prélevés, les usages industriel (environ 20 %) et domestique (environ 10 %) constituent actuellement les principaux facteurs d’augmentation de la demande en eau à cause du développement économique et de l’urbanisation.

On rappellera ici que :

  • 40 % de la production agricole provient des 20 % de terres cultivables qui sont irriguées;
  • l’industrie englobe la production d’énergie (barrages, refroidissement d’équipements), des activités de services très gourmands en eau (climatisation des data-centers);
  • parallèlement, il faut des quantités considérables d’énergie pour pomper, traiter et transporter l’eau (et les eaux usées) servant notamment pour l’irrigation et l’industrie.

Dans les pays à revenu élevé environ 50 % des emplois dépendent directement ou indirectement de l’eau et ce taux atteint près de 80 % dans les pays aux revenus les plus faibles (ONU,2024)

Cette ressource vitale inéquitablement répartie, ainsi l’ONU estime que près de la moitié de la population mondiale est confrontée à de graves pénuries d’eau pendant au moins une partie de l’année et 2 milliards des terriens sont exposés à des niveaux « extrêmement élevés » de stress hydrique (utilisation de plus de 80 % des réserves annuelles renouvelables d’eau douce)

785 millions d’êtres humains sont toujours sans services de base en matière d’eau potable. Deux milliards vivent dans des pays souffrant d’un stress hydrique élevé. Plus de 800.000 personnes meurent chaque année de diarrhée résultant d’une eau impropre et d’un assainissement de la ressource insuffisant. Enfin, 700 millions de personnes pourraient être déplacées d’ici à 2030 en raison d’un manque d’eau.

Eau et frontières

Il y a 270 bassins fluviaux transfrontaliers dans le monde qui s’étendent sur près de la moitié de la surface des terres émergées du globe. Parmi les plus vastes on citera les bassins Amazone, Amou-Daria, Congo, Rhin, Danube, Dniepr, Gange, Indus, Niger, Nil, Mékong, Sénégal, Tage, Tigre, Zambeze… 145 pays ont des terres sont en partie situés dans des bassins fluviaux internationaux (dont 21 le sont intégralement)

On estime à plus de 500 les aquifères partagés entre plusieurs États. Ces eaux souterraines représentent la majorité des « stocks » d’eau douce liquide de la planète.

On comprends facilement que l’eau douce soit cause de conflits depuis des siècles étant donnés son caractère vital et son utilisation croissante* dans le monde à raison de1 % par an. NB : l’apparente stabilisation des consommations dans les pays d’Amérique du Nord et d’Europe masque l’externalisation de leurs besoins vers les pays en développement dont ils importent des matières premières et des produits transformés contenant de l’eau « virtuelle » qui a servi à leur extraction ou à leur fabrication (ce qui peut aggraver les pénuries dans les pays exportateurs).

Rivalités et Conflits

Si l’eau n’est pas toujours la cause unique d’un conflit, elle en est fréquemment l’enjeu et presque toujours un instrument et la Concurrence pour l’eau  a une longue histoire

Eau cause de guerre 

Vers 2500 av. J.C., le conflit connu le plus ancien aurait opposé deux cités-États Sumérienne, Lagash et Umma situes au sud de l’Irak actuel pour le partage des eaux de l’Euphrate et du Tigre.

Aux 18e et 19e siècles, en Asie centrale les émirats de Boukhara et de Kokand se sont longtemps fait la guerre pour l’utilisation d’un affluent de l’Amou-Daria.

Depuis presque un siècle le conflits se multiplient.

Dans sa guerre contre l’Inde en 1965, le Pakistan a tenté, en vain, de prendre possession du cours supérieur de l’Indus dans le Cachemire. NB La rivalité entre Pakistan et Inde risque d’être exacerbée par la fonte des glaciers l’Himalaya due au réchauffement climatique

En 1964, la Syrie et la Jordanie ont tenté de détourner des eaux à partir du Yarmouk (premier affluent du Jourdain). Israël a riposté en bombardant les chantiers avec des tirs d’artillerie en 1965 et 1966 puis par voie aérienne en 1967 afin de détruire les installations hydrauliques sur le plateau du Golan et un barrage construit par la Syrie et la Jordanie pour retenir les eaux du Yarmouk.

Ces événements sont, pour partie, à l’origine du déclenchement de la guerre ides Six Jours en 1967.

L’URSS et la Chine se sont affrontées militairement au sujet de la possession d’îles sur l’Amour et son affluent l’Oussouri en mars 1969.

Le contrôle du Chatt-el-Arab pour y naviguer et accéder au golfe Persique a été l’un des enjeux de la guerre entre l’Iran et l’Irak entre 1980 et 1988

Jusqu’à maintenant l’eau n’a pas été la seule cause de guerre, mais elle y a contribué. Et demain ? Avec la croissance des besoins besoins et la baisse des ressources l’accès à l’eau pourrait devenir un but de guerre.

Tensions et désaccords

Il serait fastidieux de faire un inventaire exhaustif des différends internationaux portant sur l’eau, et l’on trouvera ci dessous des exemples pris sur plusieurs continents

Asie

L’Indus et l’un de ses affluents la Sutlej prend source en Chine, au Tibet, comme le Brahmapoutre et plusieurs importants affluents du Gange. L’Inde se trouve ainsi en aval de la Chine qui refuse de passer un un accord de partage des eaux avec son voisin, situation d’autant plus insatisfaisante que la Chine projette de construire des barrages sur le sur le Brahmapoutre au Tibet. Faute d’avouir la puissance militaire pour s’opposer à la Chine, l’Inde envisage d’édifier une autre très grande retenue barrage, sur le tracé du Brahmapoutre situé sur son territoire afin de disposer d’un réservoir tampon pour lisser mes variations de débits causées en amont et, du même coup doter ce barrage d’une puissante centrale hydro-électrique (10 GW). Au bout du compte cela se traduira par un impact non négligeable en aval au Bengladesh.

L’aménagement hydro-électrique du cours supérieur du Mékong en Chine est mené dans sans se concerter avec les nombreux pays en aval, le Laos, la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam. Qui sont dans l’incapacité d’exiger de la Chine qu’elle infléchisse sa politique d’aménagement du Mékong pour qu’elle leur bénéficie aussi. Effet domino encore : le Laos a construit (avec l’aide de la Chine) de nombreux barrages sur le Mékong ce qui provoque une diminution du débit d’eau qui dégrade ses relations avec les pays en aval, le Cambodge et le Vietnam.

Moyen-Orient

Deux fleuves importants de la région naissent en Turquie : Le Tigre et l’Euphrate Moyen-Orient, l’eau est un enjeu majeur. Depuis 1989, La Turquie a construit de nombreux grands barrages sur les cours supérieurs de ces deux fleuves sans consulter la Syrie et de l’Irak qui sont en aval ce qui fait l’objet de frictions récurrents sans riposte militaire étant donnés les faibles moyens de ces pays eux-mêmes confrontés à des guerre civiles et des conflits interethniques.

Afrique

Le gigantesque « Grand barrage de la Renaissance » construit en par l’Éthiopie sur le Nil Bleu sans accord avec les pays en aval, Egypte et Soudan ce qui suscite d’âpres discordes notamment entre l’Éthiopie et l’Égypte pour qui le Nil Bleu est stratégique car il apporte plus de 80 % du débit du Nil en aval. Cela étant, l’Éthiopie fait face à un déficit hydrique et a besoin d’eau. Le différend qui tient autant à des questions politiques qui se rapportent à un accord de partage des eaux qui date de 1959. L’ouvrage est pratiquement terminé et seule une révision pragmatique des droits et devoirs des uns et des autres permettra de débloquer la situation, en définissant prévoir les conditions de lâchers d’eau en cas de sécheresse par exemple.

Europe

Dans la péninsule ibérique c’est le Tage qui est est disputé. Les Portugais reprochent les prélèvement espagnols destinés à irriguer les vastes territoires agricoles de l’Andalousie qui ne respectent pas la convention d’Albufeira, signée les deux pays en 1998.

Amériques

Le Mexique et les États-Unis s’échangent régulièrement des quantités d’eau colossales. dans le cadre du traité de partage les eaux du fleuve Colorado et du Rio Grande conclus en 1944 : le Mexique doit envoyer à son voisin du nord 1,75 million d’acres-pieds d’eau (1233,48 millions m³) du Rio Grande par période quinquennale ; réciproquement les États-Unis tenus de de lui renvoyer chaque année 1,5 millions d’acres-pieds d’eau prélevée dans le Colorado.

A cause de la sécheresse, qui sévit depuis plusieurs années le Mexique a pris beaucoup de retard dans ses livraisons ce qui est mal accepté par les agriculteurs du Texas confrontés à une pluviométrie insuffisante. La tension monte entre les deux pays avec le risque d’une réduction de l’aide au Mexique et par suite une une aggravation de son manque d’eau.

L’eau, instrument de guerre

L’utilisation de l’eau à des fins offensives ou défensives émaille l’histoire des conflits armés.

Dans « L’art de la Guerre (6e siècle av. J.C.) Sun Zi recommande de détourner les fleuves comme une opération militaire. Lors de la guerre de Hollande la progression des Français à été entravée par l’inondation des polders en 1673. Au début de la 1e guerre mondiale la submersion des plaines belges par l’ouverture d’écluses a bloqué la progression allemande en octobre 1914. Pendant de la 2e guerre indo-pakistanaise de 1965, les Indiens ont provoqué des inondations au Pendjab pour arrêter la progression des blindés pakistanais.

Les Assyriens, les Perses, les Grecs et les Romains ont couramment contaminé l’eau destinée à leurs ennemis. Lors de la guerre sino-vietnamienne de 1979, le Vietminh a contaminé les nappes phréatiques et les puits et détruit toutes les ressources en eau potable pour bloquer la progression des troupes chinoises.

Les infrastructures sont aussi des cibles de choix : ponts, barrages, réservoirs, réseaux d’alimentation, unités d’assainissement, usine de dessalement, centrales hydro-électriques… Au cours de la 2e guerre mondiale l’aviation britannique à paralysé la Ruhr en détruisant des barrages du Rhin. Les Américains ont bombardé les barrages sur le fleuve Yalu pendant la guerre de Corée en 1950. En 1967 les Américains ont pilonné les systèmes d’irrigation du Nord-Vietnam pour empêcher les paysans de soutenir le Viet-cong et le ravitaillement de ses insurgés.

Plus récemment, l’eau a été instrumentalisé e lors des guerres en Ukraine et à Gaza

– La destruction du barrage de Kakhovka sur le bas Dnipro en 2023 a provoqué une inondation massive en aval obligeant l’évacuation de 17.000 civils. L’eau a brutalement éparpillé des mines, des armements, des produits chimiques es t des hydrocarbures sur une vaste zone en aval, alors qu’en amont du barrage éventré, l’alimentation des villes de Zaporizhzhie, Marhanets, Kriviy Rih est gravement perturbée.

– A Gaza, l’interruption par Israël de l’approvisionnement externe en eau, la destruction des infrastructures d’eau et la paralysie de l’acheminement l’aide ont réduit de 94 % la quantité d’eau disponible, qui est passée sous les 5 litres par jour et par personne soit 4 fois moins que la préconisations de l’OMS. (OXFAM) .

Last but not least, des attaques cyber peuvent bloquer les infrastructures de production ou/et de traitement de l’eau, perturber les flux dans les réseaux d’approvisionnement en eau provoquant alors une désorganisation de centres stratégiques militaires et/ou civils

Coopérations 

Moins nombreuses que les rivalités, des coopérations ont vu le jour depuis le siècle dernier. Ainsi, parmi les 153 pays qui partagent des eaux transfrontalières , 32 ont passé des accords de coopérations avec leur(s) voisin(s). En voici quelques exemples.

L’aquifère du Genevois fait l’objet d’un accord transfrontalier entre la Suisse et la France signé en 1978. C’est l’un des premiers accords sur les modalités de gestion d’eaux partagées entre plusieurs pays. Il a ensuite servi de modèle pour la gestion l’aquifère entre le Sénégal et la Mauritanie.

Sous l’impulsion des dirigeants du Mali, de la Mauritanie, de la Guinée Conakry et du Sénégal, l”Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) a été créée en 1972 avec l’objectif de développer la gestion conjointe des ressources en eau partagées entre ces États. Résultat : les quatre pays partenaires ont construit ensemble les cinq barrages qui existent aujourd’hui.. Propriétés communes et indivisibles des quatre pays ces ouvrages permettent de partager l’eau et l’électricité.

Depuis 1987, les membres de la Commission internationale pour la protection du Rhin ( Suisse, France, Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas et Commission européenne) coopèrent avec l’Autriche, le Liechtenstein, la Wallonie belge et l’Italie, afin d’harmoniser les divers intérêts d’utilisation et de protection dans la région du Rhin, dans l’intérêt de toutes les parties.

Dans l’Afrique du Rift albertin, qui dispose d’eau douce en abondance, l’enjeu est celui de l’interconnexion des Grands Lacs… Un accord politique a pu être passé pour le projet Sula Ya Amani. Il consistera à raccorder trois des quatre grands fleuves africains par des canaux reliant les Grands Lacs du Rift Africain (Tanganyika, Kivu, Edward, Albert & Victoria) afin d’assurer un transport fluvial cohérent avec celui du fleuve Congo.

On notera aussi que des accords légaux sur le partage de l’eau ont été maintenus en tout ou partie malgré des désaccord au sujet de l’eau ou sur d’autres sujets. Le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et le Vietnam collaborent depuis 1957 dans le cadre de la Commission du Mékong et ont maintenu leurs échanges techniques pendant la guerre du Vietnam. Depuis 1955, Israël et la Jordanie ont régulièrement échangé à propos du partage du fleuve Jourdain, même qu’ils étaient en guerre. La Commission du fleuve Indus a survécu, cahin-caha à deux guerres entre l’Inde et le Pakistan. Un accord cadre pour le bassin fluvial du Nil, partagé entre 10 pays, a été conclu en 1999. Les neuf pays du bassin Niger en ont fait de même.

En conclusion

Parce que l’accès à l’eau douce devient un enjeu majeur partout sur la planète, la concurrence pour son utilisation risque de plus en plus de passer au stade du conflit armé.

Dans un monde instable où les menaces à la sécurité se multiplient, la disponibilité et la gestion durable des ressources en eau et des services d’assainissement doivent être garantis car lorsque l’eau se fait rare, qu’elle est polluée ou difficile d’accès, la sécurité alimentaire s’en trouve menacée, des moyens de subsistance sont perdus.

Sans accords de gouvernance et/ou de coopération, les tensions persisteront pour l’accès à l’eau douce dont les multiples usages : boisson vitale, production alimentaire, hygiène, agriculture, santé, énergie, etc., sont parfois contradictoires.

Principales références 

  • The United Nations World Water Development Report : water for prosperity and peace (2024)
  • La guerre de l’eau aura t elle lieu – Laure Cailloce, CNRS Le Journal (2023)
  • La Terre a soif – Erik Orsenna, Fayard (2022)
  • How to Assess Water Governance – OEDC (2022)
  • Guerre et Eau, l’eau enjeu stratégique des conflits modernes – Franck Galland, Robert Laffont (2021),
  • L’eau cause et instrument de guerre – Alain Lamballe, Revue Défense Nationale N° 828 (2020)
  • L’eau un enjeu stratégique pour la paix – Serigne Sarr, Thinking Africa NAP N°20 (2015)

Article publié sur le site : Eau : conflits et coopérations - Hommes et Sciences
Xavier Drouet 
Photo par Heilemann Tami, USFWS de Pixnio 

Dernière modification le jeudi, 10 octobre 2024
Drouet Xavier

Xavier DROUET, 63 ans, est ancien élève de l'École Normale Supérieure où il a étudié la Physique et la Biochimie. Il est aussi Docteur en Médecine.
Après une carrière scientifique dans la recherche académique, appliquée et industrielle, il a dirigé plusieurs sociétés à fort contenu technologique pendant 15 ans et consacré 8 années à soutenir la recherche, l'innovation et le développement économique au niveau régional et national à des postes de direction au ministère de la Recherche et dans les services du Premier Ministre en France.
Depuis 2015 il exerce une activité d'expertise et de consultant pour accompagner des projets de créations ou de croissance d'entreprises de la microentreprise unipersonnelle à la start-up «techno».
Il est également auteur et conférencier (sciences, économie, stratégie) pour le compte d'entreprises, d'organisations de diffusion de la culture scientifiques et de media d'information pour les professionnels ou le « grand public ».

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