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Pour conclure cette année 2020, je vous propose de faire un état des lieux de certains enjeux posés par l’utilisation croissante des technologies, principalement numériques, dans l’éducation.

Si cette année de pandémie aura été chargée à tous les points de vues, elle aura incontestablement provoqué un bond en avant décisif pour les Edtech [1]. Pour le meilleur [2], mais aussi pour le pire. Une telle période de crise étant susceptible de favoriser une « stratégie du choc [3] », il parait plus que jamais nécessaire de (ré)interroger le sens et la place que doivent prendre ces technologies dans l’éducation. Je me limiterai ici à l’enseignement scolaire et supérieur, n’ayant pas assez de recul et de connaissance du monde de la formation.

Je précise d’emblée que le but de cet article n’est pas de porter un discours technophobe ou de faire peur. En revanche, je suis profondément convaincu que la fuite en avant technologique poursuivie actuellement « parce que c’est le sens du progrès » doit s’achever, alors que nous arrivons peut-être à l’âge de raison du numérique. Il nous faut maintenant réfléchir, non plus à ce que les technologies pourraient faire ou ne pas faire pour nous, mais à ce que nous voulons qu’elles fassent ou pas.

Enseignement scolaire

Avant de parler des enjeux technologiques de l’enseignement scolaire, il m’a semblé utile d’en citer quelques particularités notables.

Les élèves ne sont pas entièrement autonomes dans leurs apprentissages. Par ailleurs les apprentissages scolaires présentent de nombreuses différences avec les apprentissages non scolaires, comme le présente ici un tableau issu de l’article Apprentissages scolaires et non scolaires avec le numérique, de André Tricot. 

Ainsi, l’enseignement scolaire passe par l’intermédiaire d’adultes, les enseignants et les éducateurs, qui créent les conditions des apprentissages scolaires : générer l’indispensable motivation, susciter l’attention, mais aussi organiser la progression du cours, animer le collectif d’un groupe d’élèves, penser l’évaluation (diagnostique, formative, sommative), etc.

Les principaux usagers de ces outils technologiques sont des mineurs [4]. Plusieurs questions sont donc ultra sensibles. La question des données des élèves par exemple, et ce qu’il serait possible d’en faire. La capacité d’influencer, voire de manipuler ce jeune public est aussi un enjeu important de l’enseignement.

Les principaux usagers de ces outils technologiques n’ont pas d’équipement personnel. Les élèves de l’enseignement scolaire ne sont, pour la grande majorité d’entre eux, pas encore équipés de matériel personnel , ou bien ne sont pas invités à les utiliser pour respecter les principes d’égalité et de gratuité de l’enseignement. En matière d’équipements technologiques donc, les enjeux ne sont pas les mêmes que dans l’enseignement supérieur ou la formation.

Les enjeux dans l’enseignement scolaire

En partant de là, quels sont les enjeux technologiques qui se posent dans l’enseignement scolaire ? Voici ceux que j’ai identifiés, et regroupé en trois sections suite aux généreux conseils de Thierry Joffredo. N’hésitez pas à vous exprimer dans les commentaires.

Les enjeux sur l’enseignement lui-même

Tout simplement, la question de la juste place du numérique se pose dans l’enseignement scolaire. Étant donné la particularité des apprentissages scolaires évoqués plus haut (notamment le besoin immense de motivation et d’attention), on voit bien à quel point l’humain joue, plus que les outils technologiques. Quel est le bon dosage ? Quelle politique d’équipement, de formation, de concertation avec l’ensemble des (nombreux) acteurs concernés. Quel est le bon échelon pour porter cette politique ?

On le voit, certaines particularités de l’enseignement scolaire se heurtent à certaines technologies. Par exemple, l’importance de l’enseignement avec et par le collectif questionne directement la tentation d’individualisation des processus d’apprentissage rendus possibles par l’IA. La forme scolaire [5], elle aussi, contraint énormément les possibilités d’usages technologiques, laissant dire qu’avant d’intégrer la technologie, il faut repenser la pédagogie.

Les enjeux économiques, sociaux et écologiques

La place des acteurs privés et marchands est également un enjeu sensible. En effet, les jeunes biberonnés à tel ou tel équipement, outil et ressource s’en accoutument, et finiront par l’utiliser dans leur sphère personnelle et privée, pas forcément aussi protectrice que la sphère éducative. Par exemple, rien à voir entre un compte Google for Education et un compte Google personnel gratuit qui aspire les données.

En ce sens, certains choix technologiques sont de véritables enjeux politiques pour l’école. Quelle place donner à quel acteur ? Comment justifier d’immenses marchés passés avec des acteurs privés, souvent étrangers ? Comment donner (beaucoup) plus de poids à la filière du logiciel libre francophone, qui est pourtant vigoureuse, on l’a vu pendant le confinement [6].

Par le nombre d’élèves et d’enseignants, et parce que ceux-ci ne sont pas encore équipés, il y a un enjeu écologique majeur dans l’enseignement scolaire. Une politique d’équipement massive, individuelle est actuellement en train de se mettre en place, alors que nous sommes en pleine crise écologique et climatique.

Les enjeux sur les données personnelles et données d’apprentissage

Les traces d’apprentissages des enfants, si elles étaient assez nombreuses et correctement interopérées, pourraient servir à leur prédire un avenir tout tracé. On pourrait croire à un scénario de Black Mirror ou de Westworld, mais il s’agit bien de réflexions déjà en cours. Je cite ci-dessous un article rédigé par Baptiste Piacentino, responsable du développement international chez Humanroads :

Prenons l’exemple de Téo, 3 ans, qui entre à l’école maternelle. Le développement de l’utilisation des outils digitaux à l’école porte à croire qu’il va utiliser de plus en plus des outils numériques, et ce pendant toute sa scolarité. Ses dessins, ses premiers écrits, ses premiers calculs, son apprentissage en langues, ses évaluations, ses examens et toutes les traces de son parcours scolaire puis universitaire seront de plus en plus digitalisées et de moins en moins sous le format papier. […] Les environnements numériques de travail (ENT), ainsi que les applications tierces utilisées dans le cadre de la démarche pédagogique, collectent chaque année une quantité importante de la production de l’élève (voire toute sa production !). Celle-ci en dit beaucoup sur sa personne, sur son profil neurocognitif, sur ce qu’il a appris et ce qu’il n’a pas réussi à apprendre, en combien de temps… L’ensemble des données qui composent le parcours d’apprentissage de Téo deviendra alors une ressource essentielle pour éclairer ses choix de trajectoires et son orientation tout au long de la vie, pour lui, et tous ceux qui l’accompagnent.

Les enjeux du solutionnisme technologique

Enfin, il y a le risque de basculer dans un techno-solutionnisme totalement débridé : des élèves bardés de capteurs pour contrôler leur attention, des enseignants scrutés et évalués en permanence, des exerciseurs sous IA pour faire travailler sans relâche les élèves comme s’ils étaient des ouvriers à l’usine, etc. Vous aurez raison de penser que ce risque est peu crédible en France à l’heure [7] mais n’oubliez pas que nous sommes « très en retard », et ce retard ne demande qu’à être comblé. Pour voir ce qui se teste déjà ailleurs, voir la vidéo du tweet ci-dessous, ça décoiffe…

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Quelques articles à lire

Enseignement supérieur

Contrairement à l’enseignement scolaire, les étudiants sont des adultes beaucoup plus autonomes dans leurs apprentissages.

De la même manière, leur niveau d’équipement n’a rien à voir avec celui des élèves. En revanche, il est très lié aux ressources économiques dont disposent les familles. Cela occasionne de grandes disparités parmi les étudiants, voire un enseignement à plusieurs vitesses.

Les étudiants étant pour la grande majorité des personnes majeures, es questions liées aux données ou au pouvoir d’influence du secteur privé ne sont pas les mêmes [8]

Pour nombre des raisons évoquées ci-dessus, les étudiants sont beaucoup plus concernés par l’enseignement hybride voire totalement en ligne depuis le début de la crise de COVID-19 dans le monde. La plupart d’entre eux n’ont pas mis les pieds ou presque dans un amphi ou une salle de classe depuis mars 2020.

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Photo de Etienne Girardet sur Unsplash

Les enjeux technologiques dans l’enseignement supérieur

Les spécificités de l’enseignement supérieur amènent assez logiquement à déplacer les niveaux des enjeux, pour se cristalliser sur deux sujets majeurs : l’essor des technologies de surveillance et celui des algorithmes de prédiction visant l’orientation, la sélection et l’évaluation.

L’essor des technologies de surveillance

Le fait que l’enseignement supérieur bascule à 100% en ligne a conduit les structures d’enseignement supérieur à mettre en place de nouvelles technologies de surveillance des étudiants.

En prévision des retours des étudiants en présentiel, de nombreux établissements anglo-saxons s’équipent par exemple de coûteux outils de surveillance : caméras à reconnaissance faciale permettant le fichage, caméras à image thermale. D’autres imposent le port d’un bracelet connecté, ou l’utilisation d’une application de contact tracing.

Toujours dans les technologies de surveillance, la pandémie a permis l’essor de solutions spécialisées dans la surveillance d’examens.

“Online proctoring” companies saw in coronavirus shutdowns a chance to capitalize on a major reshaping of education, selling schools a high-tech blend of webcam-watching workers and eye-tracking software designed to catch students cheating on their exams.

Cheating-detection companies made millions during the pandemic. Now students are fighting back.

Là encore, ces technologies posent énormément de problèmes immédiats. Vous partagez votre espace de travail, vous êtes un tricheur. Votre connexion internet est intermittente, vous êtes un tricheur. Votre caméra a un problème, ou alors vous n’avez pas de caméra, vous êtes un tricheur.

Mais plus fondamentalement, ces choix sont une fois de plus la démonstration d’une fuite en avant technologique et sécuritaire. Pour approfondir ce sujet, vous pouvez lire l’excellent Olivier Ertzcheid (qui a eu l’écriture très inspirée pendant le confinement) dans son article Nos étudiant(e)s ne sont pas des délinquant(e)s.

Les algorithmes de sélection et d’évaluation

Autre enjeu technologique très fort dans l’enseignement supérieur : l’usage croissant d’algorithmes de sélection et d’évaluation.

C’est le cas en France avec Parcoursup, le successeur de Admission Post Bac, qui fait encore beaucoup parler de lui. Vous pouvez lire l’article fleuve d’Olivier Ertzcheid à ce sujet. Sur la question de la gouvernementalité algorithmique (immense sujet), il cite la chercheuse en droit Antoinette Rouvroy :

C’est finalement ce désintérêt à la fois pour la singularité des vies et pour leur inscription dans des contextes collectifs [(groupe, communautés, etc.)] qui confère à ce mode de gouvernement à la fois une aura d’impartialité très grande mais aussi une très grande difficulté à contester des décisions qui sont prises sur base de détection d’opportunité”.

Dans le monde anglo-saxon, décidément toujours « en avance » sur nous, des algorithmes sont même utilisés pour prédire les notes finales des étudiants, en se basant (avec tous les biais que ça implique) sur les données sociologiques des élèves ainsi que leurs résultats antérieurs (re-coucou Black Mirror).

In 2020, tens of thousands of high school students across the United Kingdom took to the streets to protest the use of an algorithm that predicted their end-of-school grades. The algorithm had lowered almost 40% of grades, meaning some pupils were no longer eligible for their chosen university or college. The algorithmic scoring impacted students from lower income backgrounds the most, despite warnings of the ‘potential risk of bias’, raised in a parliamentary education committee a month prior.

Predictive Futures: The Normalisation of Monitoring and Surveillance in Education

Quelques articles à lire

Conclusion

Je le redis, cet article n’est pas là pour nous faire revenir à la bougie (par les temps qui courent, il semble qu’il faille le préciser), ou pour nous faire peur. Il est là pour rappeler que des décisions concernant l’implémentation de technologies sont prises tout le temps. Or ces technologies sont coûteuses, et se substituent donc à un autre investissement. Elles façonnent profondément notre avenir, et il est souvent difficile voire impossible de revenir en arrière (effet cliquet [9]).

J’ai envie de croire que nous sommes arrivés à l’âge de raison numérique. Et que nous pouvons maintenant réfléchir et décider collectivement (et si possible démocratiquement) des technologies que nous souhaitons développer, et de celles que nous souhaitons mettre de côté. Ne serait-ce pas ça, le vrai progrès ?

L’essor de l’informatique et d’internet ont déclenché deux révolutions majeures dans nos capacités de calcul d’un côté, et de communication de l’autre. Il me semble que dans l’éducation, c’est davantage par leurs capacités de communication que les technologies peuvent réellement être utiles (elle l’ont d’ailleurs déjà été pendant le premier confinement). D’abord en permettant la mise en place d’activités éducatives riches [10] 

basées sur des projets collectifs et contributifs (dans la classe, entre classes). Ensuite en facilitant la relation et la collaboration entre élèves, entre enseignants et parents, entre enseignants entre eux au sein d’une grande communauté éducative.

Merci à Thierry Joffredo pour sa lecture attentive et ses précieux commentaires, qui ont beaucoup contribué à cet article. Photo à la une de bantersnaps sur Unsplash

Notes de bas de page
  1. Les technologies de l’éducation, qui désignent l’ensemble des nouvelles technologies permettant de faciliter l’enseignement et l’apprentissage
  2. La période de confinement et d’enseignement à distance a été l’occasion de très beaux projets grâce aux technologies numériques
  3. Concept popularisé par l’essai de Naomi Klein, La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre
  4. Comme me l’a rappelé Thierry Joffredo, « les mineurs sont effectivement considérés comme des personnes “vulnérables” et le RGPD comme les autorités de contrôle appellent à une attention particulière ».
  5. Vous pouvez recevoir cette vidéo de Maurice Tardif à ce sujet, ou lire le rapport de Catherine Beschetti-Bizot : Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique
  6. Deux exemples. La mise en place par les chatons, un collectif d’hébergeurs, d’un site d’entraide hébergeant les principaux outils de communication. Et le lancement en urgence d’une plateforme qui était en cours de développement au Ministère de l’éducation nationale, apps.education.fr. D’abord lancée en béta, cette plateforme a été pérennisée et continue à être enrichie.
  7. rappelons que toutes nos écoles n’ont pas la fibre, loin de là)
  8. On peut néanmoins noter les récents articles témoignant de l’immiscion croissante des entreprises dans le monde de l’enseignement supérieur.
  9. L’effet cliquet, ou effet de cliquet, est un phénomène ou procédé énoncé par James Duesenberry, qui empêche le retour en arrière d’un processus une fois un certain stade dépassé (Source Wikipedia)
  10. Pour l’enseignement scolaire, revoir la vidéo d’André Tricot sur les valeurs ajoutées du numérique dans les apprentissages, ou parcourir l’innovathèque du Ministère de l’éducation nationale.

Louis Derrac

https://louisderrac.com/2020/12/18/etat-des-lieux-des-enjeux-technologiques-dans-leducation-en-2020/

 

Dernière modification le lundi, 18 janvier 2021
Louis Derrac

Consultant et formateur spécialisé dans les domaines de l'éducation et de la culture numérique
 
Ex @Tralalere et ex @Madmagz