Il faut souligner "en principe", car, s’il est vrai que des textes sont sortis qui changent pas mal de choses, l’essentiel continue d’être largement oublié. Aussi semble-t-il fort nécessaire de rappeler à ce jeune prof — à lui qui n’a pas encore reçu la moindre formation professionnelle, mais aussi à ses collègues, qui n’en ont guère reçu davantage — quelques éléments de cet "essentiel", et ce, d’autant plus que ce dernier a peu de chances de figurer dans les textes à venir...
Cher Collègue qui entres dans la carrière, permets à une aînée qui n’y est plus — officiellement, certes, mais qui ne l’a pas quittée en réalité — de te préciser quelques petites choses que tes supérieurs ne te diront sans doute pas.
Notre métier, un des plus beaux qui soient, étouffe sous le poids d’habitudes, de courants de pensée passéistes et de pratiques séculaires qui l’ont depuis des décennies largement défiguré, au point de valoir à notre système scolaire le sobriquet, malheureusement mérité à plus d’un titre, de mammouth immobile. Des rituels, dépourvus de toute signification éducative, souvent dangereux pour l’équilibre psychologique des élèves, et néfastes pour leurs apprentissages, encombrent les journées de classe au nom d’une tradition jamais analysée qui prive les enfants d’un réel et nécessaire travail d’apprentissage.
Mon premier conseil est donc de te méfier avant tout de « ce qui s’est toujours fait », et plus encore des pratiques « qui se font » dont on prétend « qu’elles ont fait leurs preuves ». Cette dernière formule étant un parfait exemple d’irrationnel pur, immédiatement contredite dès qu’on approfondit si peu que ce soit les preuves en question.
C’est pourquoi, avant d’appliquer les pratiques qu’on te propose au nom des « traditions », tu auras intérêt à les étudier d’abord à la lumière de quelques données importantes que je te rappelle ici et qui ne sont que rarement évoquées à propos de notre métier.
Première donnée :
Nous travaillons avec des personnes, les élèves, qui sont absolument nos égaux en droit, comme le dit si bien la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Cela veut dire qu’un enseignant a certes des responsabilités à leur égard, mais n’a aucun pouvoir sur eux. La fameuse « autorité », dont on va te rebattre les oreilles, n’a rien à voir avec le fait d’exiger de l’obéissance, au besoin par la peur. Le « maitre » n’est pas le directeur de conscience des enfants.
Ta vraie tâche, c’est de faire en sorte que tes élèves adhèrent au projet d’apprentissage, mais tu n’as pas à les y forcer (c’est impossible !). Je te rappelle au passage que le respect (autre tarte à la crème dont on va te rassasier) est mutuel — ou n’est pas — et que ce sont les adultes qui doivent « commencer » pour donner l’exemple : les élèves te respecteront, si tu les respectes.
Cela signifie aussi que tu n’as aucunement à les juger, avec cette psychologie moralisatrice de comptoir que révèlent tant d’appréciations de carnets trimestriels. Evaluer n’est pas juger, c’est mesurer. Et ce que tu as à mesurer, ce sont les progrès que tu as provoqués chez tes élèves. Or, cette mesure-là ne peut être traduite par des chiffres. Pourquoi ? Si tu veux le comprendre, tu as intérêt à te rapprocher de tous ceux qui demandent la suppression des notes chiffrées en classe(1). Sache que, pour apprendre il faut tâtonner et se tromper, car l’erreur est instructive si on la dédramatise et si l’on travaille à partir du raisonnement qui l’a provoquée. Alors elle devient provisoire : c’est même un tremplin pour le progrès. La note qui sanctionne la « faute » interdit l’apprentissage. Elle trompe les parents autant que pour les élèves : sous une fallacieuse couverture de scientificité, qui la rend particulièrement dangereuses, elle est largement subjective, dépendante de la rumeur. De la pure pifométrie !
Seconde donnée :
Notre tâche est de faire en sorte que les élèves apprennent.
Il est donc impossible de leur demander d’effectuer des activités qui n’ont pas fait l’objet d’un apprentissage précis préalable. Par exemple, il est injuste de demander aux élèves d’apprendre une leçon, si l’on n’a pas, en classe, travaillé sur ce que cela signifie et sur les stratégies à mettre en œuvre pour le faire. C’est même d’autant plus grave, que le sens de cette demande n’est pas le même pour tous les types de leçons à apprendre : quand il s’agit apprendre un poème, l’élève doit mémoriser le texte dans son intégralité, alors que pour une leçon d’histoire, ce n’est pas le texte qu’il faut mémoriser, mais ce qu’il raconte.
Travailler sur cette différence te permettra en plus d’attirer l’attention des élèves sur la distinction qui sépare ce qui est dit, de la manière dont c’est dit, et tu auras ainsi posé la première marche du cours de grammaire, où, comme tu dois le savoir, on étudie comment les mots disent et non ce qu’ils disent.
Cela veut dire aussi que tu ne demanderas pas d’utiliser les manuels des diverses disciplines sans avoir travaillé sur leur organisation, les informations qu’ils apportent et comment on doit les lire. C’est là une partie importante du travail de lecture, qui ne saurait se limiter à la lecture d’histoires de fiction : la lecture documentaire, ne l’oublie jamais, doit être au cœur des apprentissages de la lecture dès le CP, et même avant. Bien sûr, cela implique aussi par exemple, qu’avant de leur demander de le faire en maths, tu dois avoir appris à tes élèves comment on fait pour comprendre un énoncé de problème : c’est un des aspects du travail de lecture et non de celui du cours de maths. Ce n’est pas au moment d’en chercher la solution, qu’on va apprendre à lire un énoncé de problème.
De la même manière, si tu veux qu’ils puissent les réussir, tu devras prévoir des moments d’apprentissage de la lecture des consignes d’exercices : la première cause d’échecs des élèves dans les diverses disciplines est en effet qu’ils n’ont pas compris ce qu’on leur demandait de faire dans la consigne. Quant à le leur expliquer avant, cela ne les aidera guère : si tu donnes un poisson à celui qui a faim, il aura encore faim demain ; mais si tu lui apprends à pêcher, il n’aura plus jamais faim, dit le proverbe chinois (à moins qu’il ne soit japonais). Ce n’est pas la consigne du jour qu’ils doivent comprendre, mais toutes les consignes présentes ou futures qu’ils rencontreront.
Troisième donnée :
Justement, ne va pas t’imaginer qu’on apprend en écoutant une explication ou un discours, même très bien construit. Ce qui définit un apprentissage réussi, c’est la possibilité de réinvestir ce qui a été appris en commun dans des situations diverses. Or, pour obtenir ce résultat, il faut que l’élève ait été actif : il faut qu’il ait travaillé à partir de ce qu’il a entendu ou observé, actif et coopératif : qu’il ait travaillé en collaboration avec ses pairs. Pour qu’il soit coopératif il faut qu’il puisse échanger librement avec ses camarades de travail. S’entraider n’est pas tricher. Collaborer est éducatif.
Et pour qu’il soit actif, il faut que ce qu’il observe et/ou entend réponde à un besoin, à des questions qu’il se posait avant d’écouter.
C’est pour cela qu’un cours magistral ne peut pas être une situation d’apprentissage pour les élèves.
Crois-moi : dire cela n’est pas une théorie sulfureuse de pédagogiste illuminé, et tu ne dois pas y voir l’expression d’opinions différentes de l’apprentissage, ayant autant droit de cité les unes que les autres. Dire cela n’a rien à voir avec exprimer une opinion, toujours discutable : c’est un fait. Un cours magistral apporte des informations, non des connaissances. Célestin Freinet avait coutume de dire que lorsqu’on explique quelque chose à un enfant qui ne l’a pas demandé, on l’empêche de comprendre cette chose.
En fait, un cours magistral ne peut aider que les enfants qui se sont posé des questions avant d’arriver... Et tu vois aisément de quels enfants il peut s’agir. Si bien que le système que tu as connu — le Maître parle, les élèves apprennent ce qu’il vient de dire, ils font les exercices que le Maître leur demande de faire et ils ont droit ensuite à une correction qui leur dit (trop tard) ce qu’il aurait fallu faire — est en réalité celui d’une école d’élite sociale qui favorise ceux qui savent déjà, et laisse sur le palier ceux qui sont là pour apprendre ce qu’ils ne peuvent apprendre qu’à l’école.
Il faudra au contraire que tu proposes aux enfants des situations de recherches, de manipulations (ce qu’on appelle des « situations-problèmes »), pour les amener à des découvertes qui vont les étonner. L’étonnement, c’est cela qui motive à apprendre.
Et comme l’étonnement, ça peut déranger, perturber — les spécialistes parlent de « conflit cognitif » ! — il faut que ces découvertes se fassent à plusieurs. D’où la nécessité incontournable du travail de groupes. On n’apprend pas tout seul. Et si l’on te fait remarquer qu’il est essentiel dans la vie de savoir travailler tout seul, tu rappelleras que c’est à plusieurs qu’on apprend à travailler seul, car, c’est à plusieurs qu’on construit la confiance en soi indispensable ici. C’est par la solidarité qu’on fortifie son âme : ne l’oublie jamais.
Il faudrait aussi que tout ce qu’on fait à l’école ait un sens pour eux. Ce n’est possible que si le groupe-classe est engagé dans des projets valorisants, où ils découvrent notamment à quoi servent les savoirs que tu leur enseignes. C’est pourquoi, il est important que tu saches toujours répondre à la question qui te sera forcément posée : à quoi ça sert, d’apprendre tout ça ? Tu te poseras donc régulièrement la question « à quoi va leur servir ce que je leur demande de faire ? » et tu feras en sorte qu’ils aient la réponse. Cela s’appelle « la clarté cognitive », indispensable à la réussite des élèves.
Il y aurait beaucoup d’autres données à ajouter, qui risquent de ne pas figurer dans les prochains programmes. Mais cela alourdirait trop cette lettre. Je voudrais seulement en ajouter une, la dernière, apparemment secondaire aux yeux de beaucoup mais absolument essentielle aux miens.
Je te la dis comme une prière :
Mets du soleil dans ta classe, de la beauté sur ses murs, dans les textes que tu fais lire, dans les musiques que tu fais écouter — souvent ! — Que la vie de tes élèves avec toi, grâce à toi, vibre d’émotions qui les marqueront pour toujours, frémisse d’enthousiasmes, d’admiration, de rires et d’humour. Que l’on s’y amuse à créer, à détourner, à transformer, à ne pas obéir. Que disparaisse définitivement ce qui depuis des années tue lentement l’école : l’ennui, la peur, les menaces, les classements et les notes.
Tant d’enfants dans le monde sont privés du droit d’aller à l’école, qu’il est nécessaire que ceux qui y vont sachent qu’ils ont là une chance immense, mais surtout, il est plus nécessaire encore que l’école leur permette de vivre cette chance dans la confiance, la solidarité, la sécurité et la joie.
Et si tout ce que je te dis là t’étonne, tant mieux ! Cela veut dire que tu es en train d’apprendre... ton métier.
Bonne chance, heureux jeune prof, que j’envie !
(1) Voir par exemple, le site de Ch. Pepinster : http://www.panote.org/
Ou les articles de Laurent Carle, sur ce blog, entre autres :
Dernière modification le vendredi, 03 octobre 2014