Les catégories sociales (la classe, le genre, la religion et l’appartenance éthique…)déterminant les possibilités de vies étaient essentiellement réparties et définies… », constate l’éditorialiste Rob Horning (@robhorning, son blog Marginal Utility) dans un remarquable article pour Real Life.
Mais l’industrialisation et les médias de masse (notamment) ont fait s’effondrer ces catégories et ont rendu les normes sociales plus fluides et malléables. Peu à peu, « l’identité n’était plus assignée, mais devenait un projet pour se réaliser individuellement. Elle est devenue une opportunité et une responsabilité… ainsi qu’un fardeau. Désormais, chacun peut échouer à devenir quelqu’un ».
L’identité comme projet
Pour l’antipsychiatre Ronald David Laing, auteur notamment dans les années 60 du Moi divisé, la relative stabilité du « sentiment de soi » est terminée. Chaque interaction menace désormais de nous submerger, que ce soit par la peur de se perdre dans l’autre ou par celle d’être effacé par leur indifférence, explique Horning. Notre cohérence, notre continuité personnelle est entrée dans une zone de turbulence, qui crée une condition d’insécurité personnelle d’ordre ontologique. « Il n’y a pas que les gens déprimés qui sont fatigués de devoir devenir eux-mêmes ».
Un sens stable de soi à travers le temps rend la vie significative, nous permet d’expérimenter et transmettre un sens de l’authenticité. Mais cette stabilité et authenticité tend à être un moyen adapté à une fin. On devient soi même en étant soi-même… explique Horning. Une tautologie dont on éprouve tous les limites, comme le pointe le sociologue Alain Ehrenberg cité par le philosophe Byung-Chul Han dans La société de la fatigue, qui relie ce fardeau d’être soi non seulement à la montée de la dépression (la « société de la négativité »…), mais également à la montée de la positivité, de la performance, de la liberté qui fonde son organisation même sur le rejet de l’interdit et de la règle. A l’heure où nous sommes sommés de maximiser notre capital humain, où nous sommes pressés pour tirer le meilleur parti de nous-mêmes et de nos liens sociaux, d’assurer notre viabilité sociale, nous devons démontrer en continu notre capacité à maintenir notre propre croissance… ou à devenir obsolètes !
Les néolibéraux exigent que nous transformions nos vies en capital et que nous le développions systématiquement par l’idéal de l’expression de soi, même si cela doit se faire « sur la dépouille de notre propre dignité », ironise Horning. Dans le monde de la performativité sociale, n’être personne n’est pas encore devenu une alternative.
Les médias sociaux, des plateformes pour être soi ?
Pour Rob Horning, c’est là le contexte qui a permis le développement des médias sociaux. Les médias sociaux résolvent le problème d’être soi-même à l’heure du néolibéralisme, en proposant une plateforme pour le développement du capital humain (la réputation numérique) tout en offrant une base apparemment stable pour la sécurité ontologique. Les médias sociaux en transférant en ligne une portion de nos interactions sociales et en la soumettant à une surveillance, une mesure et une évaluation constantes, permettent de produire un sentiment de continuité personnelle. Notre expression personnelle est désormais classée, évaluée, partagée… pour produire notre identité, notre expression de soi, archivée en continu.
Désormais, nous sommes toujours en danger d’être confrontés à notre propre incohérence, à l’image de nos anciens tweets qui peuvent nous être à chaque instant reprochés. Si les médias sociaux distribuent un semblant de notre personnalité réelle… ils imposent un sentiment d’insubstantialité sur les utilisateurs, transforment notre identité en incohérence en assimilant et demandant constamment plus de données, faisant de notre soi un vide qui n’est jamais rempli, quelle que soit la quantité de données qu’on y verse. Notre identité est constamment recalibrée et recalculée… et nous tentons en permanence de la corriger avec plus de photos, plus de mises à jour, plus de publications, plus de données… Cette déstabilisation continue ouvre en même temps la possibilité de réassurances compensatoires, sous la forme de multiples micro-reconnaissances qui deviennent significatives dans l’insécurité aiguë même qu’elles génèrent.
Si les médias sociaux déstabilisent l’expérience vécue de la continuité de soi, ils dissolvent l’identité par un système dynamique de capture de l’identité.
Tout ce que nous faisons en ligne est suivi, enregistré, analysé et exprimé. Ils proposent un point de focale qui permet d’organiser notre identité via la notation et la réputation. Pour Rob Horning, les bulles algorithmiques que les médias sociaux construisent autour de nous sont un élément clé de la consolation que fournissent les plateformes pour nous « sécuriser ». « La bulle de filtre n’est pas un accident, mais la source même de l’attrait des médias sociaux », l’aspect qui lui permet de contrer la dissolution de notre identité qu’elles organisent. L’engagement devient alors la mesure de notre assentiment à cette figure algorithmique de soi que les plateformes produisent. Notre identité sociale stable est sur Facebook et c’est en cela que nous la partageons partout ailleurs, par exemple en l’utilisant pour nous identifier sur une multitude d’autres services.
Notre identité… n’est pas notre identité calculée
Le chercheur John Cheney-Lippold, qui publie We are data (Nous sommes les données : les algorithmes et la réalisation de notre être numérique), s’intéresse justement à la manière dont les systèmes algorithmiques nous calculent. Comment les institutions, les spécialistes du marketing et les entreprises de médias sociaux nous calculent pour déterminer notre âge, notre origine ethnique, notre genre, notre nationalité, notre classe sociale, nos niveaux de revenus ?
Cheney-Lippold montre comment ces probabilités sont utilisées pour remodeler nos réalités individuelles. Les algorithmes nous attribuent des marqueurs d’identité ! Les données des autres contribuent à la manière dont nos données sont interprétées. Le système détermine notre identité selon les catégories qu’il définit ou invente et les utilise pour façonner nos environnements ou orienter davantage nos comportements, affiner la manière dont nous avons été classés et rendre toujours plus denses et profondes les données qu’il collecte sur nous. « Comme ces systèmes positivistes saturent l’existence sociale, ils annulent l’idée qu’il existe quelque chose sur l’identité qui ne peut pas être saisie en tant que donnée. »
Pourtant, notre origine ethnique par exemple est différente de l’estimation algorithmique de notre origine ethnique, c’est-à-dire celle qui est calculée par le système.
Les rapprochements, les appariements entre la « réalité » et ce qui est calculé pourraient-on dire, sont à la fois distinctes et se nourrissent mutuellement. Vous pouvez ainsi vous retrouver sur une liste de surveillance terroriste ou en quarantaine pour une grippe que vous n’avez pas, simplement en raison des associations de données. Votre niveau de revenu par exemple est inféré depuis de nombreuses informations, notamment votre code postal. L’enjeu de ces calculs n’est pas de simuler le plus exactement possible un utilisateur particulier, mais de l’intégrer à des tendances, à des grandes populations en constantes recompositions… On pourrait même dire en prolongeant le propos de Horning, que l’enjeu ne réside pas tant dans une personnalisation qui semble plus une promesse qu’une réalité, que dans un calcul qui associe chacun à des catégories fluctuantes qui permettent d’optimiser son comportement.
Notre identité contingente : je suis ce qui va être fait de moi !
Pour Rob Horning, le problème est que si nous avons une idée (bien que peu de contrôle) sur les catégories de la vie sociale réelle, nous ne connaissons pas vraiment les probabilités que calculent les algorithmes au sujet de notre identité.
Cheney-Lippold souligne que les algorithmes qui nous calculent s’appuient plus sur des stéréotypes statistiques que sociaux. Dans un système algorithmique, vous pourriez être une femme à 45 % et un homme à 45 %… et ce en même temps. Un constat qui montre que les catégories calculées s’écartent entièrement de la façon dont nous utilisions les catégories jusqu’à présent, que ce soit socialement ou inter-personnellement. Les médias sociaux et les algorithmes produisent ainsi des identités fluides, sur une base contingente, situation par situation.
Reste que si les systèmes vous recalculent en permanence, ils n’en imposent pas moins leurs catégories. Quand le système évalue votre origine ethnique par exemple, même si celle-ci peut varier d’un calcul l’autre, il reste conçu pour reproduire la signification de cette distinction, pour répliquer le fait qu’être blanc ou noir a une certaine valeur, que ce « fait » offre ou dénie certaines possibilités.
Le système algorithmique étend la signification des catégories au-delà des contextes contingents spécifiques…
La discrimination est produite dès que la base est interrogée, recalculée… Nous devenons des identités à la volée, ad hoc, estime Cheney-Lippold. Le problème, souligne encore ce dernier, c’est que rien n’empêche par exemple un commerçant en ligne d’exercer une discrimination tarifaire sur les interprétations de son choix, comme le montre Frank Pasquale dans son livre, Black Box Society (voir aussi « Comment l’évaluation du risque-client est transformée par notre activité en ligne »). A mesure que nous sommes calculés et ajustés en permanence, le système ajuste ses catégories. Le comportement que le système était censé identifier devient un moteur plus qu’un simple enregistrement, permettant aux entreprises de définir et affiner en permanence les sujets qu’ils recherchent. Les systèmes d’identités basés sur les données permettent donc à la fois de perpétuer la signification sociale des catégories tout en éliminant la friction qu’elles représentent en rendant ces catégorisations complètement opaques. « Ce que nous sommes dépend de ce qui va être fait de nous », pointe encore Cheney-Lippold.
Pour Horning, nous ne savons pas comment ces systèmes calculent notre identité et nous classent à des fins diverses ni pourquoi.
Notre identité calculée est utilisée par-devers nous pour nous marquer et nous discriminer comme des personnes intéressantes pour la police ou comme une personne présentant un risque pour un assureur, sans qu’aucun agent humain n’intervienne.
Ces préjugés calculés sous forme de catégories dynamiques sont non seulement cachés, mais peuvent n’avoir aucun nom humain à l’image des catégories produites par la publicité en ligne, ce qui rend encore plus difficile le fait qu’on puisse s’y opposer. En fait, qui nous sommes et ce que nous sommes nous échappe alors totalement… « La collecte de données est utilisée pour créer des marqueurs d’identité à propos de nous que nous ne voyons pas et que nous ne contrôlons pas, que nous ne pouvons pas évaluer, ni accéder, ni modifier directement ». Nos identités calculées sont invisibilisées et les systèmes peuvent calculer des catégories discriminantes perpétuant ou créant de nouvelles formes de discrimination sans que nous puissions nous en rendre compte (Horning estime même que « les systèmes peuvent inventer des races et perpétuer la logique du racisme », dans leur capacité à créer des catégories à la volée).
Et Rob Honing de conclure que si notre identité est plus fluide, elle est aussi plus précaire.
Longtemps, se connaître signifiait chercher à comprendre un contexte que nous n’avions pas choisi. Désormais, notre identité est calculée comme un choix de consommation, elle est l’extraction d’un contexte toujours mouvant. C’est une réponse bien simpliste à l’énigme de soi… Une réponse qui nous donne bien peu d’autonomie… et qui génère beaucoup d’incertitude, car le calcul peut à tout moment vous devenir défavorable.
Hubert Guillaud
Article initialement publié sur le site : http://www.internetactu.net/2017/05/31/notre-identite-calculee-est-elle-notre-identite/