La recherche présentée ici étudie les pratiques numériques propres à l’enseignement de la langue anglaise en milieu scolaire et leurs conséquences.
Une observation préliminaire effectuée en lycée relève une différence de niveau importante entre la capacité des élèves à s’exprimer en anglais pendant le cours, et les productions réalisées chez eux. Alors que les élèves peinent à mobiliser leurs connaissances de la langue à l’École, les travaux qu’ils rendent comprennent un vocabulaire et une grammaire bien plus élaborés. Nous montrerons ici que les élèves utilisent davantage les outils numériques de façon à produire directement le travail demandé, sans passer par l’étape de l’apprentissage et de l’assimilation des connaissances et des compétences.
Dispositif ou orthèse numérique
Le numérique s’est rapidement démocratisé.
À l’image de l’intelligence artificielle qui rédige un texte sur n’importe quel sujet (grâce aux IA génératives telles que ChatGPT), les dispositifs, principalement les smartphones et les ordinateurs, ont vite été inclus dans l’espace social au point de devenir indispensables dans beaucoup de domaines.
Le numérique est d’ailleurs abordé comme la troisième forme d’écriture qui, en transformant « nos usages de l’écriture et de la lecture, […] transforme […] nos pratiques de pensées dans le sens de la réponse réflexe à toute question en OUI/NON » (Herrenschmidt, 2007, p. 408).
Le travail réalisé numériquement produit aussi des biais d’optimisme laissant l’utilisateur convaincu que son intellect et la machine « se comprennent » (Herrenschmidt, ibid., p. 399). Le sens porté par l’écriture est modifié par le passage à la raison computationnelle (Bachimont, 2010). Autrement dit, la transition de l’écriture (manuscrite ou imprimée) à la numérisation du texte aurait entraîné la création d’une rationalité propre au support dématérialisé. « Les dispositifs numériques deviennent alors des prothèses, modifiant notre proprioceptivité en la médiatisant » (Mpondo-Dicka, 2013, § 13). L’adoption des smartphones comme complément du corps humain modifierait donc la perception de notre corps dans l’espace.
Toutefois, notre relation aux dispositifs numériques pourrait aller plus loin. Cette recherche se présente en effet comme étant dans la continuité des recherches de Thierry Gobert qui tendent à considérer ces dispositifs comme une « orthèse [...] qui remet droit, [corrige, augmente les fonctions] » (Gobert, 2017, p. 164). Le support semble ainsi changer le rapport de l’individu à son corps, à l’espace et à l’information. Dans le cadre scolaire, les pratiques numériques sont encouragées mais finalement peu encadrées. Les traducteurs et les copier-coller semblent être massivement utilisés par les élèves (Gobert, 2013, p. 73) qui développent l’illusion d’être à la fois compétents (Kahneman, 2012) et en contrôle (Langer, 1975) de ces outils. Ces biais d’optimisme, qui relèvent de l’institutionnalisation de soi (Gobert, 2019), semblent ainsi dommageables dans le domaine éducatif.
Le numérique serait donc productif, rendant l’élève moins apprenant que technicien. La démocratisation du numérique aurait finalement renforcé l’idée qu’une partie des connaissances et des compétences peut être déléguée à la machine sans pour autant se demander jusqu’où il est raisonnable de les externaliser.
Méthodologie
L’objet de la recherche a été d’identifier les pratiques numériques des élèves afin de vérifier, ou non, que les apprenants font un usage prioritairement productif du numérique, au détriment de son potentiel éducatif.
Pour cela, il est apparu nécessaire de déconstruire le processus d’élaboration d’un exposé en vue de révéler les biais dans l’utilisation du numérique en milieu scolaire. Le travail demandé a ainsi été décomposé en étapes permettant de cerner les usages numériques des élèves.
Au mois de janvier 2020, deux classes de 3e et trois classes de 4e (une population de 81 élèves) ont donc réalisé un exposé par groupes de 3 ou 4 étudiants dans le cadre d’un cours d’anglais encadré par leur enseignant et chercheur.
L’objectif premier de ce test était de vérifier l’hypothèse selon laquelle le numérique est utilisé à des fins productives et non éducatives par les élèves.
Le processus de création d’un exposé se décompose ainsi :
- rédaction d’une courte présentation du sujet,
- recherche en salle informatique,
- rédaction de l’exposé en classe,
- présentation du travail à l’oral.
Dans un deuxième temps, l’objectif était de montrer les effets de pratiques numériques éducatives sur les productions en classe en comparaison des précédents travaux réalisés à la maison.
Il s’agit alors de leur redonner les bases du langage pour pouvoir in fine évaluer ce qu’ils sont capables de produire sans outil numérique :
- rebrassage des points de grammaire,
- discussion en classe sur les éléments nécessaires à la présentation de soi à partir d’une vidéo,
- rédaction individuelle à faire en classe sur ce sujet.
Le numérique scolaire productif
Le test a révélé des lacunes qui ne sont pas liées au numérique mais que les élèves compensent par une utilisation productive des dispositifs :
- le manque de maîtrise de l’orthographe : en l’occurrence, ici, le mot « statue » (de la Liberté) ne leur était pas accessible via le dictionnaire bilingue papier dans la mesure où ils ne distinguaient pas les mots « statut », « statu » et « statue ». L’utilisation du correcteur orthographique numérique leur permet de passer outre ce type de difficulté ;
- la recherche sur internet a montré que les élèves tapent leur sujet d’exposé dans le moteur de recherche, sélectionnent la première proposition (généralement Wikipédia) puis font un copier-coller d’une partie du texte dans un traducteur. Un deuxième copier-coller est alors effectué dans un fichier Word qui constitue leur exposé. Il s’agit donc de plagiat.
Lors du passage à l’oral, les élèves (qui n’ont pas le droit de lire un texte, mais seulement de se référer à des notes) peinent à faire des phrases simples. Ce n’est pas le niveau attendu par l’Éducation nationale en fin de collège.
Un deuxième exposé, réalisé avec un usage éducatif du numérique (le dictionnaire et non le traducteur, pas de copier-coller, mais plutôt la réalisation de phrases par l’élève lui-même) a donné de meilleurs résultats.
En comparant cette seconde rédaction à ce qu’ils ont produit lors de la présentation initiale de leur sujet d’exposé et de l’exposé lui-même, tous les élèves, à l’exception de deux, ont rédigé au moins une page alors que leurs premiers travaux ne comprenaient que quelques lignes lorsqu’ils étaient réalisés en groupe de 4 à 5 personnes. La grammaire est toujours un problème mais leur niveau global est meilleur, en partie tout du moins, grâce à une plus grande confiance en ce qu’ils sont capables de produire sans assistance numérique productive.
Conclusion
Ce test a révélé trois types de difficultés des élèves :
- l’absence d’assimilation des connaissances de base ;
- la difficulté à consulter les informations dont ils ont besoin ;
- le fait de combler ces lacunes par leur maîtrise des outils numériques de production directe, principalement l’association copier-coller – traducteur.
Si la volonté de chercher un chemin plus court et moins fatigant n’est pas nouvelle, il faut ajouter que la notation des devoirs préparés à la maison (et donc issus de la production numérique directe) revient à faire valider ce processus productif par les enseignants comme un processus éducatif.
Des outils numériques éducatifs pertinents créés spécifiquement pour accompagner l’enseignement scolaire existent pourtant. Déjà, dans les années 1990, les logiciels Adi permettaient à l’élève de compléter les enseignements en classe avec des pratiques numériques éducatives. À leur image, il serait bénéfique de promouvoir le numérique permettant de :
- faire des exercices autocorrigés tels que le site ego4u ;
- consulter une encyclopédie interactive ;
- interagir avec une communauté éducative sécurisée hors classe.
Il est important d’interroger le rôle de la classe : recherchons-nous l’assimilation de connaissances et de compétences, ou bien la capacité à produire en se reposant sur des outils externes ? D’autant qu’à plus grande échelle, la question de la place du savoir dans une politique nationale est révélatrice de son développement économique.
Recommandations
L’enseignement doit permettre aux élèves d’aller vers plus d’autonomie dans la matière cible. Remplacer le travail personnel par une production numérique n’est pas satisfaisant de ce point de vue.
Ce travail de recherche met en évidence l’importance de considérer les diverses étapes de la production d’un travail afin de maîtriser davantage l’assimilation des connaissances et des compétences. Voici quelques recommandations :
- diviser la production d’un travail en plusieurs étapes élémentaires (comme cela a été fait ici avec un exposé) afin d’empêcher toute production directe par l’outil numérique ;
- prendre en compte le processus de réalisation du travail dans l’évaluation, ce qui permet de mieux prendre en compte le processus d’assimilation de l’élève ;
- expliquer les différences et les biais portés par les différents outils numériques : entre un traducteur et un dictionnaire, entre une source d’information et ChatGPT, etc.
Voir aussi
Beaucoup d’applications et de plateformes sont disponibles. L’enseignant qui souhaite utiliser le numérique dans sa pédagogie doit choisir celles qu’il souhaite utiliser en fonction de sa maîtrise de l’outil et de ce qu’il souhaite mettre en œuvre dans sa classe, selon sa matière.
Les deux exemples de plateformes ci-dessous illustrent l’utilisation du numérique éducatif en milieu scolaire :
- L’Éducation nationale met à disposition de ses enseignants un éventail d’applications sur la plateforme apps.éducation. Tous les enseignants disposent ainsi d’un stockage de type cloud et de moyens de partager des fichiers numériques au sein de la classe. De cette façon, les élèves peuvent travailler en classe, individuellement ou en groupe puis rendre leur travail de façon numérique, soit sur un fichier unique sur le cloud, soit séparément dans une des applications dédiées ;
- spécifiquement pour les enseignants d’anglais : ego4u.com est un site anglophone dédié à la grammaire et aux exercices en ligne d’anglais. Il peut être indiqué aux élèves comme réflexe à adopter en cas de questionnement sur un point de grammaire ainsi qu’en tant que source d’exercices en ligne avec autocorrection.
Bibliographie
- Bachimont, B. (2010). Le sens de la technique : le numérique et le calcul. Les Belles Lettres.
- Gobert, T. (2013). Tutorats de pairs et outils socionumériques : une combinaison favorisant l’acquisition de compétences numériques ? In C. Papi, Le tutorat de pairs dans l’enseignement supérieur, 59‑77. L’Harmattan.
- Gobert, T. (2017). La monstration d’éléments juridiques sur internet a-t-elle un effet sur la responsabilisation des apprenants ? In S. Chatry & T. Gobert, Numérique. Nouveaux droits, nouveaux usages, 149‑167. Mare et Martin.
- Gobert, T. (2019). Illusions de contrôle et de compétence avec des ressources ouvertes en éducation. In L. Massou, Questions de communication, vol. série actes 39/2019.
- Herrenschmidt, C. (2007). Les trois écritures. Langue, nombre, code. Gallimard.
- Kahneman, D. (2012). Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée. Flammarion.
- Langer, E. J. (1975). The illusion of control. Journal of Personality and Social Psychology, 32(2), 311‑328.
- Mpondo-Dicka, P. (2013). Sémiotique, numérique et communication. Revue française des sciences de l’information et de la communication [en ligne], 3/2013, mis en ligne le 30 juillet 2013, consulté le 7 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/547.
- Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation (2013). Arrêté du 1-7-2013, Journal officiel.
Isabelle LAVAIL-RAVETLLAT, Doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication, CRESEM, Université Perpignan Via Domitia
Numérique éducatif et numérique productif - Réseau Canopé (reseau-canope.fr)