Victoire à la Piéron
Cécité curieuse tout de même que celle de Michel Huteau, car il suffit de se reporter à l’histoire de l’INETOP racontée par Henri Piéron lui-même[1] pour voir que la lutte a été chaude, et qu’il existait, notamment pendant la seconde guerre bien d’autres centres de formation en France, et bien d’autres conceptions de formation. Piéron a notamment lutté contre une formation rapide d’instituteurs durant la période de la seconde guerre mondiale, le régime de Vichy ayant un grand besoin d’orienteurs. Cette dernière remarque peut avoir une incidence sur l’interprétation, ou du moins la compréhension de certains aspects du conflit de Piéron avec Antoine Léon[2].
Le texte d’Henri Piéron retrace l’histoire de cet institut, histoire riche et complexe qui mérite d’être connue. Institution libre à l’origine, subventionnée par le Secrétariat à l’enseignement technique. Il sera attaché au CNAM en 1941 afin d’assurer sa survie au cours de la période vichyste. Il a gardé ses trois missions d’origines. Il est à la fois centre de formation professionnelle, centre de recherche, et bibliothèque spécialisée. Mais il est également au sein du CNAM le seul institut formant des fonctionnaires.
Donnons quelques éléments du contexte de 1953. La période vichyste de la seconde guerre mondiale a développé une conception de l’orientation professionnelle très « autoritaire » notamment autour du STO et d’un contrôle de la jeunesse. D’autres organismes de formation des orienteurs se sont développés, non pas à partir du ministère de l’Education nationale, mais du secrétariat à la jeunesse créé sous Vichy. Finalement H. Piéron, suite à la Libération réussit à éliminer la plupart des autres centres et à faire en sorte que l’INETOP devienne ou redevienne le modèle de la formation.
L’idée de contrôle de la jeunesse on peut dire se poursuit, et d’une certaine manière H. Piéron va en profiter. C’est dans les années 53/54 que se généralise l’utilisation de la fiche d’orientation à tous les élèves à l’issu du primaire afin d’organiser l’orientation vers le secondaire général (le Lycée), les cours complémentaires (ancêtres des CEG), les classes de fin d’études, et l’apprentissage. Avec cette généralisation, c’est un champ d’activités unifiées pour l’ensemble des orienteurs et un « accrochage » fort au fonctionnement du système scolaire ; ils se trouvent ainsi impliqués dans une charnière essentielle.
En 1949, les journées d’études de juillet 1949 de l’Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle s’intitulent : « Le contrôle de l’orientation professionnelle ». La préface rédigée par Henri Piéron (Professeur au Collège de France, et Directeur délégué de l’INETOP, c’est ainsi qu’il se trouve identifié) se termine ainsi :
« Un échec professionnel aurait pu être évité dans 15 % des cas, où le conseil n’a pas été suivi. Sur 200.000 enfants examinés annuellement – en attendant que tous le soient en fin de scolarité primaire comme l’impose la loi – si 35.000 sont actuellement indociles, cela comporte 5.000 échecs professionnels et 10.000 cas de non satisfaction réelle.
Si l’on arrivait à convaincre pleinement les familles de l’utilité pour leurs enfants du conseil d’orientation, ce déchet pourrait être considérablement réduit. Mais, s’il n’y avait pas de conseil, pour les 165.000 autres enfants, combien y aurait-il chaque année d’échecs professionnels et d’états de mécontentement supplémentaires, qui se trouvent évités, grâce à l’organisation de l’orientation professionnelles. » p. 5
Les mots sont forts, « indociles », « échecs professionnels », « déchet » ! Trop de familles se refusent à la vérité détenue par l’orienteur. Au fond, à quoi rêve Piéron : au conseil convaincant, ou au conseil s’imposant ? La tentation de l’imposition de la « société juste » par la science est donc toujours active, et la frustration du professionnel est donc forte.
Et revenons à l’origine de cet organisme. Sa dénomination tout d’abord n’est pas neutre dans son projet : « Institut national d’orientation professionnelle » (INOP). Projet « total », national, de création, d’institution de l’OP. Et pour incarner ce projet, l’organisme rassemble tous les éléments fonctionnels (définition du recrutement, formation, recherche et production de l’outillage…). Piéron dès l’origine avait bien conçu une « totalité ».
Un réseau
L’INOP est une maison donc, mais il y a aussi un réseau qui la supporte. Henri Piéron n’est pas seul. Les sociologues de l’innovation utiliseraient la notion de réseau pour décrire les relations entre des acteurs placés en divers endroits « stratégiques ». Là encore il suffit de lire le texte de Piéron lui-même et de relever les noms et les positions de ces personnages. Pêle-mêle on trouve des scientifiques, des administratifs, des personnels ministériels, d’autres des collectivités territoriales, des membres du monde de l’économie…
Un autre réseau serait à repérer, celui entre les Compagnons de l’Université, et le mouvement d’orientation, entre autre Henri Laugier, je crois. Je me permets de citer un extrait d’un texte de Jérôme Krop[3] :
« Le débat sur l’école unique monopolise l’attention dans l’entre-deux-guerres. Un groupe d’universitaire, les Compagnons de l’Université dénonce la ségrégation entre l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire et font la promotion d’une revendication née de l’expérience de la guerre au front : une même école pour tous les jeunes Français. Ces réflexions, qui rencontrent un large écho dans l’opinion publique de l’époque conduit au rapprochement des enseignements dispensés dans les écoles élémentaires du primaire et dans les petites classes des collèges et lycées. Avec le Cartel des gauches, une Commission sur l’école unique, présidée par Ferdinand Buisson est mise en place en 1924. Á l’origine, les Compagnons de l’Université nouvelle ne remettent pas en question la sélection par le mérite estimé de façon ponctuelle en utilisant les résultats scolaires des élèves. Cependant, la psychologie entre progressivement dans le champ de leur réflexion, notamment sous l’influence des travaux de Henri Piéron. Ils en viennent à la conception d’une orientation progressive, qui se préciserait au cours de plusieurs années successives. Cela devient un apport fondamental de cette époque, qui voit la création de l’Institut national d’orientation professionnelle en 1927, sous l’impulsion notamment de leur président, Laugier. »
Enfin plus largement on trouvera sans doute des soubassements idéologico-politique ont également constitué ce réseau avec le protestantisme et la franc-maçonnerie.
Pour terminer je vous propose trois textes à explorer pour sortir d’une histoire linéaire et héroïque de l’orientation.
Jérôme Martin, « De l’orientation professionnelle à l’orientation scolaire : l’Association générale des orienteurs de France et la construction de la profession de conseiller d’orientation (1931-1956) », Histoire de l’éducation [En ligne], 142 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2016, consulté le 27 janvier 2018.
URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/2929 ; DOI : 10.4000/histoire-education.2929.
La contribution d’Henri Piéron à l’édification de la psychologie scientifique et de l’orientation professionnelle. Colloque international en hommage à Henri Piéron (1881-1964) à l’occasion ducinquantenaire de sa disparition. INETOP – CNAM, Jeudi 27 et vendredi 28 novembre 2014.
https://hp67.wordpress.com/programme/
Recension : Xavier Riondet, « Laurent Gutierrez, Jérôme Martin et Régis Ouvrier-Bonnaz (dir.) (2016). Henri Piéron (1881-1964). Psychologie, orientation et éducation. », Recherches & éducations [En ligne], 16 | Octobre 2016, mis en ligne le 30 juillet 2017, consulté le 28 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/2719
Jacques Vauloup, « Un mouvement qui vient de loin et n’en finira pas ». Compte-rendu du colloque sur le titre de psychologue accordé aux conseillers d’orientation en 1991 organisé par le GREO.
Bernard Desclaux
Article publié sur le site : http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2018/02/09/psychologie-orientation-education-7-une-profession-une-formation/
[1] Henri Piéron, « La place de l’institut dans l’histoire de l’orientation professionnelle », numéro spécial de Binop, pour le 25e anniversaire de l’INOP, en 1953, reproduit dans le n° Hors-série de l’Orientation scolaire et professionnelle, juillet 2005/vol. 34, Actes du colloque : Orientation, passé, présent, avenir, INETOP-CNAM, Paris, 18-20 décembre 2003, édité par Bernard Desclaux et Rémy Guerrier (pp 529-551)
[2] Que nous verrons dans un prochain article.
[3] Jérôme KROP, Maître de conférence en histoire contemporaine, Université d’Artois / ESPE Lille – Nord de France. « Créer une école pour tous : une tentative de brève synthèse historique ». Dans le cadre du 39ème colloque national de l’AFAE : « Ne laisser aucun élève au bord du chemin utopie ou feuille de route ? ». http://www.afae.fr/wp-content/uploads/2017/04/br%C3%A8ve-synth%C3%A8se-historique-par-J%C3%A9r%C3%B4me-KROP.pdf
Dernière modification le jeudi, 15 mars 2018