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Un domaine aussi complexe que celui du cerveau et de la cognition demande qu’on s’interroge également et plus largement sur son contexte et sur ses soubassements : concepts en jeu, modèles envisagés et paradigmes sous-jacents et sur l’histoire des idées portant sur le domaine d’investigation.

L’approche épistémologique, avec son volet historique, est incontournable ; elle devrait porter au minimum sur 3 aspects incontournables.

Pour comprendre le cerveau et son fonctionnement, il fallut d’abord dépasser les considérations religieuses ; celles-ci condamnaient l’idée que l’esprit put avoir un ancrage matériel. Ces circonspections retardèrent pendant des siècles toute approche sérieuse de la cognition.

Cet obstacle dépassé, un débat virulent se mit en place entre les partisans d’un fonctionnement holiste du cerveau et les phrénologistes, partisans d’une théorie selon laquelle les bosses du crâne d'un être humain reflètent son caractère. Au début du XIXème siècle, un anatomiste allemand, exilé en France, Franz Joseph Gall développe une théorie localisationiste ; les facultés mentales sont liées spécifiquement à certaines parties du cerveau qu'il baptisa « crânioscopie » et que l'un de ses disciples, Johann Gaspar Spurzheim rebaptisa « phrénologie » en 1810[1]. Cette ambition de vouloir lier une fonction cérébrale à l’anatomie en fait donc un précurseur des neurosciences cognitives.

Pierre Flourens, en physiologiste rigoureux, critique sévèrement les méthodes des phrénologistes. Alors qu'il parvient à identifier le rôle du cervelet dans la motricité et du bulbe rachidien dans la régulation végétative, il suppose, notamment sur la base d'observations sur les oiseaux, que le cerveau est un organe indifférencié. Il ne peut fonctionner que comme un tout dans la production des activités comportementales et même dans la production de la pensée.

Néanmoins les recherches de Gall auront le plus grands des succès[2] ; elles ouvriront la voie à un ensemble de travaux portant sur les liens entre les aires du cerveau et les facultés mentales. En particulier, Paul Broca, professeur de pathologie chirurgicale à l'Université de Paris, déterminera, suite à des cas cliniques, la localisation cérébrale du langage articulé en 1861. Nombre de corrélations anatomo-cliniques furent alors recherchées.  

Ces travaux furent développés par des neurologues ou des psychiatres comme Karl Wernicke, John Harlow, William Osler, sur des patients ayant subi des traumastismes spécifiques. Et en 1913, apparaît le mot « neuropsychologie » pour désigner la science étudiant les relations entre les perturbations cognitives et émotionnelles, ou encore les désordres de la personnalité et  les lésions du cerveau.

Dans ce cadre, deux « découvertes » importantes seront formulées, dans la première moitié du 20 ème siècle :

- les aires de Brodmann[3]

- les homoncules de Wilder Penfield[4].

Devant ces succès et la place prise par le réductionnisme en sciences, la phrénologie, désormais appelée « localisationnisme » l’emporte largement. Et c’est toujours ce modèle qui est très présent, implicitement, dans les recherches en neurosciences actuelles. Pourtant nombre de données nouvelles réfutent totalement ces paradigmes et relancent le débat localisationnisme-holisme.

1. Certes, l’association d’une région cérébrale propre à chaque faculté et d’une «bosse » correspondante sur la boîte crânienne (dont la célèbre « bosse des maths») n’est plus de mise.

En revanche, la croyance d’une dissociation de la pensée en composants élémentaires correspondant à des compétences spécifiques se maintient chez nombre de neurologistes et de psychoneurologistes. Toutefois la cartographie avancée reste sommaire et surtout épistémologiquement infondée : « la carte n’est pas le territoire ! » Une fonction cérébrale donnée est en général assumée par plusieurs centres connectés entre eux, réalisant des circuits se modifiant au cours du temps. Les activités cognitives sont largement distribuées dans l’ensemble du cerveau par le biais de réseaux de neurones. Chaque tâche, aussi précise soit-elle, est produite par des réseaux de neurones localisés en divers endroits du cerveau. En permanence de nouveaux réseaux peuvent se constituer pour faire face à des lésions ou sous l’influence de l’environnement.

Néanmoins, des publications continuent par habitude ou facilité de mettre directement en relation l’activité du cerveau et une faculté mentale, quand elles n’associent pas en sus une catégorie sociale !.. Une étude par exemple met en relation l’activité cérébrale de personnes de milieux défavorisés à celle observée chez des patients souffrant de lésions localisées dans le lobe frontal[5]. L’activité de l’amygdale est présentée comme le lieu de reconnaissance et d’expression des émotions. Elle est considérée plus importante chez les enfants de milieu défavorisé[6] !

2. Dans nombre de cas, l’approche expérimentale envisagée dans les neurosciences reste classique et dans le cadre d’une logique binaire.

On introduit une comparaison de deux populations dont on fait varier un seul paramètre à la fois. Rarement, on traite la complexité du fonctionnement du cerveau de façon systémique. Cette approche expérimentale réduite à deux dimensions est trop frustre, dans la mesure où il est admis que le facteur X n’entraine pas automatiquement l’activité Y. D’autres facteurs V, W et Z –d’origines biologiques, culturelles ou environnementales, etc- peuvent interférer pour amplifier le phénomène ou l’inhiber.

Pour obtenir une plus grande fiabilité, une combinatoire serait nécessaire. Or sur les plans méthodologique et technologique, elle n’est pas aisée à mettre en œuvre. Le plus ennuyeux est que ce mode de raisonnement entretient une vision très finaliste.

Les conclusions des articles ont tendance à expliquer que telle structure ou telle molécule sert à telle fonction. Ces conclusions sont reprises dans les médias de façon plus schématique : « la dopamine est la molécule de la récompense », « le cortex préfrontal est la zone de prise de décision » ou l’amygdale est tout à la fois le centre de l’émotion et de… la mémoire, alors qu’il serait préférable de l’envisager comme une « zone d’aiguillage »… D’autres magazines vont jusqu’à formuler l’existence d’« un gène de la maladie d'Alzheimer »[7]. Or, ce qu'on appelle par commodité une « fonction » apparaît plutôt actuellement comme une propriété émergente du vivant qui a été conservée par les mécanismes de l'évolution car elle fournit un avantage aux organismes qui en sont dotés.

3. Le biais épistémologique le plus délicat, car le moins établis, concerne la cognition, et par là de l’apprentissage.

Le cerveau n'est pas la pensée, tout comme les gènes ne sont pas l’individu.

Sans aucune contestation possible, la pensée, les émotions, les intentions ou le désir ont un support biologique indéniable. Toutefois la pensée d’une part, les émotions d’autre part se situent à un autre niveau de complexité que celui des régions du cerveau, des synapses et des neurotransmetteurs… Il existe une rupture épistémologique entre le « monde » des neurones et celui des idées.

Une activité mentale donnée -par exemple : la motivation- ne résulte pas seulement de l’activité neuronale mais aussi de l’organisation fonctionnelle du cerveau, divisée entre différents circuits et réseaux de neurones synchronisant leurs activités. Elle est une émergence de « cascades » où interviennent certes des éléments génétiques et neuroniques, mais également de façon très active et prépondérante le contexte, l’environnement social et culturel qui ont interagi avec l’individu au cours de son histoire de vie.

La pensée, véhiculée par les mots, les concepts et les émotions, a un support biologique objectif, qui met en jeu également des circuits et des connections neuronales. Cependant l’activité métabolique des différents centres ou des circuits cérébraux est modifiée par les situations vécues par la personne. On a constaté une interaction semblable entre l’environnement et les gènes, ce qui a donné lieu à une nouvelle approche, l’épigénétique. Celle-ci montre comment le contexte peut modifier l’expression des gènes sans modifier leur structure en agissant sur des facteurs de régulation génétique.

Comprendre comment la conscience et les émotions émergent à partir de processus neurochimiques reste encore une énigme.

Il y a sûrement une interaction constante entre le psychique et le biologique, sans qu’on puisse les réduire l’un à l’autre. 

L’enthousiasme de l'imagerie cérébrale à révéler le contenu de nos comportements ou de nos pensées ou à présenter la physiologie cérébrale comme étant le niveau d'explication le plus pertinent n’est pas fondée et peu pertinent pour expliquer les situations qui favorisent l’apprendre. Le neuro-polémiste Raymond Tallis – qui avait lancé en 2011 sa propre offensive contre la vulgarisation neuroscientifique, va plus loin avec ses critiques dans les colonnes de The Observer[8]. Il affirme que les « études qui isolent des phénomènes irréductiblement sociaux (…) dans les fonctions ou les dysfonctions de bouts de nos cerveaux sont conceptuellement fausses».

Ce qui conduit les neuro-psychologues Evelyne Clément, Fabrice Guillaume, Guy Tiberghien et Bruno Vivicorsi[9] a conclure un article dans le Monde diplomatique ainsi :

«(..) le cerveau est le substrat matériel de notre activité mentale, mais il ne pense pas ; seule la personne pense. Et le contenu de ses pensées trouve son origine à l’extérieur du cerveau, dans son environnement interne et externe. L’image ne donne pas à voir des pensées, mais des corrélats biologiques de ce que fait un être humain quand nous disons qu’il pense : activité électrique, variation du flux sanguin, etc. Le cerveau est la condition objective de la réalité mentale, mais c’est cette réalité mentale qui le façonne. Oublier ces deux faits relève de la neuromythologie scientiste. »

Conclusion provisoire

Les neuroscientifiques ne sont toujours pas sortis de leur phase d’enthousiasme ! Ils continuent de baigner dans une douce euphorie : « leurs trente glorieuses » comme ils déclarent ! Nombre de collègues universitaires entrent alors en résonnance, vu les crédits et les postes à portée de main. On ne parle plus de pédagogie, mais de « neuropédagogie », de didactique des maths ou du français, mais de « neurodidactique des maths ou du français » ! Certains vont même jusqu’à vouloir prédire dans le cerveau les potentialités d’un élève, tout comme il y a vingt ans, on voulait découvrir dans les gènes les potentiels physiologiques ou criminogènes d’une personne.

Pourtant l’étendue de notre ignorance reste immense en la matière. Malgré les crédits avancés, il nous faudra au moins 10 à 20 ans pour aller vers quelques certitudes durables. Quelques signes rassurants cependant, de plus en plus de neurobiologistes commencent à en prendre conscience, comme Hervé Chneiweiss au Symposium l’aventure des neurosciences (Angers 2015) qui appelle enfin à la « prudence », tant comme on vient de le voir les résultats avancés manquent de fiabilité et de crédibilité.

Sans doute faut-il dénoncer ici la pratique éditoriale des revues de références en neurosciences, le manque de rigueur et d’exigence de leurs referees. Contrairement aux autres domaines scientifiques, ceux-ci se permettent de laisser passer des articles qui seraient certainement retoqués ailleurs, parce que pas suffisamment fondés sur le plan expérimental. Leur Comité éditorial refusent en sus de publier les études complémentaires qui dupliquent sur une plus grande échelle des données déjà parues ; surtout elles recalent les travaux qui contredisent des études précédentes. Cela entraîne une faible reproductibilité des résultats. Il faudra donc attendre quelques années pour faire le point sur les supposées avancées actuelles.

Ce problème dépend en grande partie des succès de la médiation du domaine et de la fameuse pression mise sur les laboratoires de recherche, en lien avec les crédits engagés. Le « Publish or perish" induit des publications trop rapides, et par manque de recul, insuffisamment argumentées et surtout peu établies.

En l’état, un autre neuroscientifique, Steve Masson, professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), directeur du Laboratoire de recherche en neuroéducation (LRN), directeur en chef de la revue Neuroéducation et Président de l’Association pour la recherche en neuroéducation, un organisme ayant pour mission le développement et la diffusion de la recherche en neuroéducation a essayé de faire honnêtement le point de la question des relations entre cerveau et enseignement dans le cadre d’un Symposium international qui s’est tenu à Anger en 2015[10]. On ne peut pas dire que ses conclusions apportent beaucoup de données pour transformer l’éducation !

Après avoir dénoncé plusieurs « neuromythes », ses propositions se limitent à avancer que l'apprentissage influence le cerveau, en insistant sur la neuroplasticité de cet organe et l’établissement de connexions neuronales.

Réciproquement, le fonctionnement du cerveau influence l'apprentissage ; notamment pour lui, « l'activation neuronale répétée améliore l'apprentissage ». De même, l'espacement des séances sur un même thème est nécessaire pour réactiver les neurones et faciliter la compréhension.

Enfin, « l'enseignement influence le fonctionnement du cerveau » : il insiste sur l’importance de « rendre actif le cerveau de l'apprenant autour de la notion à acquérir ».

Comment faire évoluer l’organisation de l’école et les pratiques d’apprentissage avec si peu de données confirmées, qui de plus ne sont pas nouvelles !..

Quand on sait, à travers les études concernant l’Evolution, que le cerveau recycle des réseaux neuroniques anciens pour permettre des acquisitions culturelles et si l’on met cela en lien avec la plasticité du cerveau, on peut faire l’hypothèse que ce n’est pas le cerveau qui est actuellement le facteur limitant de l’apprendre, même s’il en est le support.

Le contexte social, l’environnement culturel, les conditions de la classe sont largement prépondérants sur le plan scolaire. Les recherches portant sur les situations, les activités, les apports des enseignants et des médias qui favorisent le désir d’apprendre et « nourrissent » l’apprenant devraient plutôt être considérées comme prioritaires par les décideurs.

André Giordan

Neurophysiologiste et Epistémologue

 Article (1) : http://www.educavox.fr/innovation/recherche/les-neurosciences-la-grande-illusion-en-education

Article (2) : http://www.educavox.fr/innovation/recherche/les-neurosciences-en-education-les-limites-methodologiques-2


[1] Cette théorie localise les fonctions cérébrales dans des régions précises du cerveau. Pour ses partisans, le développement du cerveau influerait sur la forme du crâne. Une capacité particulièrement développée (gaieté, causalité, bienveillance, etc.) inscrirait donc sa trace sur la « carte » qui apparaît sur le crâne phrénologique de Gall.

[2] Rapidement, Gall en vint à généraliser cette idée au point de déterminer une trentaine d'organes de ce type : organe de l'amour physique, de l'amitié, de l'esprit métaphysique, etc

[3] Korbinian Brodmann, nerophysiologiste allemand, suppose en 1909 que le cortex est subdivisé en 52 aires.

[4] Par stimulation électrique du cerveau, Wilder Penfield, neurochirurgien canadien, identifie les parties du cortex consacrées aux sensations et celles consacrées à la motricité (1937). Après avoir cartographié la répartition de ces zones, Penfield signe avec Theodore Brown Rasmussen The Cerebral Cortex of Man (1950) qui présente l'homoncule moteur et l'homoncule sensitif.

[5] Rajeev D. S. Raizada et Mark M. Kishiyama, Effects of socioeconomic status on brain development, and how cognitive neuroscience may contribute to levelling the playing field, Frontiers in Human Neuroscience, vol. 4, no 3, Lausanne, 2010.

[6] Pilyoung Kim (sous la dir. de), « Effects of childhood poverty and chronic stress on emotion regulatory brain function in adulthood » (PDF), Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, vol. 110, no 46, Washington, DC, 2013.

[7]http://www.allodocteurs.fr/actualite-sante-alzheimer-un-gene-retarderait-la-maladie-de-ans_13931.html

[8] Raymond Tallis, The Observer, Sunday 2 June 2013.

[9] Respectivement maître de conférences à l’université de Rouen, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille (Laboratoire de psychologie cognitive), professeur honoraire à l’Institut universitaire de France et à l’université de Grenoble, maître de conférences à l’université de Rouen.

[10] http://www.uco.fr/evenements/colloqueneurosciences/conferences-plenieres-du-3-juin/

Dernière modification le mardi, 06 février 2018
Giordan André

André Giordan est le fondateur et directeur du Laboratoire de Didactique et Épistémologie des Sciences de Genève. Ancien instituteur, professeur de collège, animateur de banlieue, il  est l’auteur d’un nouveau modèle de l’apprendre (modèle d’apprentissage allostérique) et l’initiateur de nombreuses innovations scolaires, muséologiques et médiatiques.