Au cœur des principaux débats, deux thèmes font, en 2023, régulièrement surface au sein de la sphère éducative : l’utilisation du numérique à l’École et l’inclusion scolaire.
Le numérique et l’inclusivité sont deux mouvements qui questionnent les fondements des sociétés ou des systèmes éducatifs (Assude, 2019). La première thématique s’inscrit dans le cadre d’une Stratégie nationale du numérique pour l’éducation (2023-2027). La seconde, l’éducation inclusive, s’inscrit à l’Agenda 2030 des objectifs du développement durable (ODD 4) portés par l’Unesco (2016), et se décline dans différents pays occidentaux comme la France, mais aussi dans certaines provinces comme le Québec au Canada (loi 2005, loi 2013 pour la Refondation de l’École, circulaire 2019 pour l’École inclusive).
Toutefois, si plusieurs obstacles à l’inclusion semblent subsister (Chauvière, 2012), l’article s’intéresse d’une part, aux représentations des enseignants concernant cette évolution de paradigme, d’autre part à la façon dont le numérique peut constituer à travers des exemples concrets un levier facilitant la scolarisation de tous les élèves.
L'inclusion scolaire : entre questionnements et doutes
Pourquoi étudier les représentations des enseignants concernant l’inclusion scolaire ? Ces derniers, au cœur de la mise en œuvre de l’École inclusive, interagissent au quotidien avec les élèves, et sont en première ligne de cette évolution de paradigme.
Toutefois, la transformation inclusive, qui s’appuie sur plusieurs textes nationaux et internationaux (loi 2005, déclaration de Salamanque 1994) et la création de dispositifs adaptés (Unités localisées pour l’inclusion scolaire...), s’effectue lentement. L‘étude d’Hind et al. (2019) relève que les enseignants déclarent rencontrer des difficultés qui ne leur permettent pas d’adopter une attitude pleinement inclusive. Les chiffres ci-après s’appuient sur une étude quantitative (Laborde, 2022) réalisée entre 2019 et 2022 auprès d’un panel d’enseignants exerçant en secondaire (n = 69), provenant de France (56,5 %) et du Québec (43,5 %), à travers la diffusion d’un questionnaire de recherche, adapté à la spécificité du pays et de la province concernés.
Cette étude met en relief plusieurs éléments concernant les représentations des enseignants sur l’inclusion : une majorité d’entre eux relève des obstacles (82,6 %) à sa mise en place. Ils perçoivent ce paradigme comme une charge de travail supplémentaire dans leurs pratiques (79,7 %). Dans cette lignée, plus de la moitié des sondés disent exprimer un sentiment de culpabilité (53,6 %) de ne pas pouvoir bien accompagner les élèves à besoins éducatifs particuliers et seulement 24,6% se disent satisfaits de la mise en œuvre de ce processus. Toutefois, pour une part importante des interrogés, l’inclusion est possible. Près d’un quart (24,6 %) qualifient ce processus d’utopiste. Le besoin de formation est régulièrement cité comme vecteur de progrès, et à ce jour, 66,7 % se sont autoformés.
Graphique 1 : Représentations des enseignants sur l’inclusion à partir de l’étude réalisée auprès de 69 enseignants (Laborde, 2022)
Ces éléments s’inscrivent dans le prolongement d’études antérieures qui montrent qu’en 2023, plusieurs obstacles à l’inclusion existent. Ils permettent de contextualiser cet enjeu actuel où l’éducation inclusive est davantage qualifiée de « processus » (Kohout-Diaz, 2018), de dynamique, de tendance, plutôt que d’état final. En lien direct avec cet enjeu, l’utilisation du numérique apparaît aujourd’hui comme un levier important d’évolution des pratiques des enseignants pour améliorer la scolarité de tous les élèves. Les exemples ci-après montrent comment des initiatives récentes ont permis d’obtenir des premiers résultats porteurs d’espoirs.
Le numérique éducatif, pour favoriser la scolarisation de tous les élèves
Depuis plus de 30 ans, les technologies numériques rentrent dans la sphère éducative, afin d’être utilisées dans l’enseignement. Plusieurs questions peuvent se poser :
Quelle est l’opérationnalité inclusive (Benoît et Feuilladieu, 2017) de ces outils ? Le numérique est-il un vecteur d’accessibilité ? Au même titre que l’inclusion, les représentations du numérique des enseignants divergent. Des études (Ertmer et Ottenbreit-Leftwich, 2013) ont montré que de nombreux enseignants se sont peu préparés à intégrer ces outils dans leurs pratiques pédagogiques.
Insérer des tablettes au sein des classes, proposer des applications ludiques et interactives… Programmes scolaires, bulletins officiels et circulaires prennent régulièrement en compte le virage numérique entamé ces dernières années, afin que l’École puisse être en capacité de former les citoyens de demain. Dans cette lignée, la Stratégie du numérique pour l’éducation 2023-2027 (MEN, 2023) définit les principaux axes des années à venir et rappelle l’importance du numérique éducatif dans les apprentissages des élèves. Plusieurs exemples récents illustrent le lien primordial et facilitant du numérique pour l’inclusion scolaire et sont porteurs d’espoirs. Parmi les différents projets entrepris ces dix dernières années, deux peuvent être intéressants à observer.
Le premier exemple concerne l’utilisation des tablettes à l’École. Une étude (Fiévez, et Karsenti, 2018) relève qu’il existe une frénésie mondiale concernant l’équipement des tablettes dans les Écoles. Selon cette même étude, 480 000 élèves en francophonie utilisent une tablette, et ce chiffre est en constante augmentation, notamment avec l’arrivée des Territoires numériques éducatifs (TNE).
Le projet Clis’Tab, lancé dans les académies de Créteil et Nancy, avait pour objectif d’évaluer les intérêts pédagogiques des tablettes au sein de classes spécialisées (Classe localisée pour l’inclusion scolaire) devenus en 2015 des dispositifs spécialisés (Unité localisée pour l’inclusion scolaire).
Cette expérimentation réalisée en 2015 auprès de neuf classes localisées pour l’inclusion scolaire (CLIS), sur deux ans, a montré des premiers résultats prometteurs sur l’acquisition de compétences par les élèves âgés de 6 à 10 ans, sur leur autonomie. En ce sens, les tablettes ont été des outils facilitants. Mais les résultats sont partagés (Garnier, 2017) : si dans certains cas les résultats sont intéressants pour augmenter l’engagement et l’autonomie des élèves porteurs de troubles du spectre de l’autisme (TSA), il est également pointé des retours d’enseignants relevant une utilisation stéréotypée, voire impulsive, de l’outil, notamment chez des élèves porteurs de TSA. Dans un article, Assude (2019) rappelle le potentiel des tablettes dans une visée inclusive, tout en précisant qu’il dépend de plusieurs facteurs, notamment de l’accompagnement des enseignants pour bien utiliser ces outils. Il convient donc de rester prudent et de poursuivre ces travaux dans un contexte d’équipement massif. Nous y reviendrons plus tard, mais si les perspectives des tablettes sont importantes, elles nécessitent une formation adéquate pour le personnel enseignant.
Le second exemple concerne le robot émotionnel. Le ministère de l’Éducation nationale français a entamé un projet important durant l’année 2021 autour de ce type de robot éducatif et de son système de téléprésence mobile. Dans le cadre scolaire, la téléprésence est une technologie qui permet à un élève d’interagir à distance au sein d’un environnement donné. De récentes études montrent qu’il se révèle efficace (Abénia et al., 2020).
Ces matériaux pédagogiques innovants et intelligents répondaient à un objectif très simple : accompagner les élèves absents de longue durée (convalescence…) ne pouvant pas se rendre au sein de l’École, dans leur quotidien. Ainsi, les élèves, de chez eux ou de la structure hospitalière, ont suivi directement les leçons proposées par les enseignants, mais ont également pu participer aux sorties scolaires par le biais du robot éducatif et son système de téléprésence. L’utilisation de ces outils requiert des représentations positives des enseignants et une ritualisation des usages, sur la durée. Cette première année d’expérimentation, prometteuse, mérite des retours supplémentaires et s’étend aujourd’hui dans la sphère scolaire et universitaire.
Former les personnels pour uniformiser les pratiques
Dans la lignée du paragraphe précédent, si le numérique constitue un levier, une question se pose : comment l’utiliser pour mieux inclure ? Comme évoqué, si différentes études reconnaissent le bien-fondé de ces notions, leurs mises en œuvre demeurent incertaines. Cela se ressent pour l’inclusion (Bergeron, Rousseau et Leclerc, 2021) et pour le numérique. Dès lors, dans cette optique d’amélioration continue et d’accessibilité, la formation apparaît comme essentielle.
Des travaux (Thomazet et Merini, 2019) montrent que tendre vers l’accessibilité universelle nécessite « des changements de paradigme tant au niveau de l’exercice des métiers, de la fonction des dispositifs d’accompagnement » qu’en « matière de formation ou de recherche ».
La formation est au cœur de cette évolution de paradigme. Récemment, des travaux de recherche se sont penchés sur ce sujet. Le concept « d’inclusion réciproque » (Jellab, 2021) est apparu. Il rappelle la nécessité pour les enseignants eux-mêmes de s’inclure dans cette logique, en questionnant et transformant leurs pratiques pédagogiques. Cet élément lié à l’inclusion est bien transposable au numérique et questionne les comportements et attitudes des personnels. Ces transformations de paradigme nécessitent donc non seulement une évolution de l’École, mais bien des enseignants, qui, par le questionnement de leurs pratiques, participent à ce changement. Ce concept prolonge les résultats d’études (Soubrié, 2016) qui abordent le thème de « pratique réflexive » et de sa dimension centrale dans la formation des enseignants au numérique. Là encore, les enjeux et le lien numérique-inclusion apparaissent, et l’appropriation de ceux-ci passe par une transformation du système éducatif et de ces acteurs.
La formation est aujourd’hui un enjeu central dans la mise en œuvre du numérique éducatif et dans la réussite de l’inclusion scolaire. C’est par ce biais que les pratiques pédagogiques et l’utilisation de supports innovants évolueront et que le potentiel des outils numériques évoqués pourra être exploité, dans le cadre de la scolarisation de tous les élèves, pour une école universelle et davantage inclusive.
Conclusion
Ce présent article a mis en évidence les obstacles liés à l’inclusion scolaire et un usage timide du numérique éducatif. Par des exemples (tablettes, robots émotionnels...) et le recueil d’études récentes, celui-ci met en évidence des premiers résultats prometteurs quant à l’utilisation de certains outils numériques au sein des classes ces dernières années. Néanmoins, ces résultats encore timides montrent qu’il convient de recentrer cet enjeu autour du lien entre la formation, le numérique et la mise en œuvre effective de l’inclusion. Favoriser la scolarisation de tous les élèves nécessite aujourd’hui, pour les enseignants, de comprendre ses enjeux et d’adopter pleinement des pratiques pédagogiques innovantes, universelles par le biais du numérique. Une combinaison judicieuse entre la formation des enseignants et l’utilisation du numérique constitue un levier pour promouvoir l’inclusion et offrir à tous les élèves des opportunités éducatives équitables.
Auteur : Mathieu Laborde, Docteur en sciences de l'éducation et de la formation, Université de Bordeaux - LACES EA734, enseignant spécialisé en ULIS-école et ULIS-collège
Recommandations
Cette étude nous permet de rédiger des recommandations concernant l’utilisation du numérique dans le cadre d’une éducation inclusive :
- si des obstacles sont relevés par les enseignants concernant l’inclusion, pour une grande partie, sa mise en œuvre ne relève pas de l’utopie. Il convient ainsi d’accompagner les personnels autour de leviers tels que le numérique pour favoriser la scolarisation de tous les élèves. Les enseignants ne sont pas seuls et des dispositifs existent : cellules ASH au sein des rectorat... ;
- les récentes études montrent la potentialité du numérique. Il constitue un des leviers pour favoriser l’inclusion des élèves à besoins éducatifs particuliers. L’enjeu actuel consiste à réfléchir à sa fréquence d’usage et à l’accompagnement des enseignants pour une mise en œuvre pratique et effective auprès des élèves. Dans ce cadre, plusieurs ressources existent : les directions de région académique du numérique pour l’Éducation (DRANE), le Réseau Canopé, les services École inclusive... mais aussi des actions à visées nationales telles que les Territoires numériques éducatifs (TNE) ;
- la formation des enseignants apparaît comme une condition de réussite à une bonne utilisation de ces outils au sein des classes. Là aussi, des ressources existent comme les écoles académiques de la formation continue (EAFC) qui proposent des formations collectives pour répondre aux besoins des collectifs de travail.
Voir aussi
- https://www.education.gouv.fr/ted-i-des-robots-de-tele-presence-destines-aux-eleves-hospitalises-326458
- https://www.eduscol.education.fr/2177/les-territoires-numeriques-educatifs-tne
- Dossier thématique « Ecole inclusive et numérique » de l’Agence des usages : https://www.reseau-canope.fr/agence-des-usages/dossiers-thematiques_ecole-inclusive-et-numerique.html
Bibliographie
- Abénia, A., Dubergey, F., Dussarps, C., Gallon, L. et Lehmans, A. (2020). La présence à distance dans les pratiques enseignantes : le cas des robots de téléprésence. Éducation, Santé, Sociétés, 2020, 6, p. 123-138.
- Assude, T. (2019). Éducation inclusive et éducation numérique : quelles convergences ? Une étude de cas avec les tablettes numériques. La Nouvelle Revue - Éducation et société inclusives (3), p. 11-29.
- Benoît, H. et Feuilladieu, S. (2017). De la typologie des outils numériques dans le champ des EIAH à leur opérationnalité inclusive. La Nouvelle Revue de l’adaptation et de la scolarisation (78).
- Bergeron, L., Rousseau, N. et Leclerc, M. (2011). La pédagogie universelle : au cœur de la planification de l’inclusion scolaire. Éducation et francophonie, 39(2), p. 87-104.
- Chauvière, M. (2012). D'un contentieux historique à une culture partagée. La Nouvelle Revue de l'adaptation et de la scolarisation, vol. 57, n° 1, p. 45-54.
- Ertmer P. A. et Ottenbreit-Leftwich A. (2013). Removing obstacles to the pedagogical changes required by Jonassen’s vision of authentic technology-enabled learning. Computers & Education, 64, p. 175-182.
- Garnier, P. (2017). Témoignages d’enseignantes concernant les usages pédagogiques de la tablette numérique chez des élèves avec TSA. La Nouvelle Revue de l’adaptation et de la scolarisation, 78, p. 99-11
- Fiévez, A. et Karsenti, T. (2018). Usages et perceptions des enseignants lors de l’utilisation de la tablette en contexte scolaire. Formation et profession, 26 (1).
- Hind, K., Larkin, R. et Dunn, A. K. (2019). Assessing teacher opinion on the inclusion of children with social, emotional and behavioural difficulties into mainstream school classes. International journal of disability, development and education, 66(4), p. 424-437.
- Jellab, A. (2021). Les élèves à besoins éducatifs particuliers à l’épreuve de l’égalité des chances ou ce que la « marge » pourrait faire à la « norme » : vers une inclusion réciproque au sein des EPLE? La Nouvelle Revue - Éducation et société inclusives (1-2), p. 221-239.
- Kohout-Diaz, M. (2018). L’Éducation inclusive. Un processus en cours. Érès. https://doi.org/10.3917/eres.kohou.2018.01
- Laborde, M. (2022). École inclusive et représentations sociales des acteurs éducatifs : analyse comparative France-Québec (thèse de doctorat, Université de Bordeaux).
- Soubrié, T. (2016), La pratique réflexive, une dimension centrale dans la formation des enseignants au numérique. Dans Christian Olliver, Thierry Gaillat et Laurent Puren. Numérique et formation des enseignants de langue. Pistes et imaginaires, Éditions des archives con- temporaines, p. 1-18.
- Thomazet, S. et Mérini, C. (2019). Vers une société inclusive : des liens nécessaires entre formation, pratique et recherche. La Nouvelle Revue - Éducation et société inclusives (1), p. 103-120.