L’appropriation des techniques numériques à des fins d’apprentissages scolaires constitue l’un des enjeux du numérique pour l’éducation. L’approche techno-pédagogique trouve ses limites pour appréhender la dynamique de ce processus.
Des études conduites à plusieurs années d’intervalle montrent un affaiblissement significatif de la place du numérique dans les représentations que les élèves du secondaire se font de l’École. Notre article interroge la façon dont la scolarisation du numérique influence la représentation que les jeunes se construisent du numérique à l’école.
Sommaire
1. Introduction : l’hypothèse d’une relation entre représentations juvéniles du numérique et sa scolarisation
Jusqu’aux années 2000, les travaux de recherche français sur le rapport des jeunes aux techniques numériques sont assez rares. Essentiellement descriptifs, ils se concentrent sur les questions d’équipement, de compétences et d’usages et donnent peu la parole aux jeunes pour appréhender leurs représentations, en particulier pour ce qui concerne l’utilisation des techniques numériques à l’École.
Ainsi, l’enquête réalisée par Jouët et Pasquier (1999) se limite-t-elle aux pratiques médiatiques des jeunes. Elle montre le poids des variables sociales classiques (PCS, âge et sexe) dans les choix d’usages mais n’explore pas les représentations des jeunes. Elle ne traite pas non plus du rôle particulier du contexte scolaire. Pourtant, des travaux conduits durant la même période soulignent l’importance de l’École comme lieu de découverte de l’informatique.
Une enquête de l’INSEE (Rouquette, 1999) pointe incidemment une bascule susceptible d’influencer notablement les représentations des jeunes. Elle montre que pour les enfants nés avant 1989, le premier contact avec l’ordinateur et l’apprentissage de son utilisation se réalisent le plus souvent à l’École. Inversement, c’est hors de l’École que les jeunes nés à partir des années 90 découvrent majoritairement le numérique. C’est avec cette logique d’historicisation de l’étude du rapport des jeunes au numérique que nous avons mis en perspective les résultats de deux travaux de recherche conduits à dix ans d’intervalle.
La première étude réalisée en 2008 et 2009 (Cerisier et Popuri, 2011a ; 2011b) souligne la place du numérique dans les représentations que les collégiens et les lycéens ont de l’École mais aussi leurs réticences quant au processus de scolarisation du numérique alors qu’ils souhaitent en réserver l’utilisation à des fins privées.
Une décennie plus tard, Solari Landa (2017) montre que les adultes (enseignants et parents) pensent que le numérique fait partie de la représentation que les élèves ont de l’École. Ce n’est pas le cas des jeunes. Dans le même temps, le taux d’équipement et l’intensité des usages des techniques numériques (durée, fréquence, diversité) par les jeunes ne cessent de croître.
Si représentations, discours et pratiques constituent un système indissociable (Flichy, 2008), pourquoi le numérique n'apparaît-il pas comme élément stable et essentiel de la représentation que les élèves ont de l’École malgré sa forte présence dans leur vie ? Dans quelle mesure observe-t-on des variations dans les représentations du numérique à l’École et comment les expliquer ? Pour appréhender ces questions nous avons choisi de réaliser une méta analyse secondaire de cinq recherches réalisées entre 2008 et 2018.
2. Représentations du numérique et usages des jeunes
En 2017, Rouissi observe la forte fréquence du terme « numérique » dans différents textes institutionnels. Comme Doueihi (2013), il considère que le numérique renvoie aussi bien à l’objet technique qu’aux infrastructures, outils, contenus. Rouissi constate également que l’articulation entre l’institution scolaire et le numérique n’est pas encore trouvée, malgré une prise en compte de ce dernier dès 1970. Son étude des représentations du numérique se rapproche de l’invitation de Flichy (2008) à considérer le cadre d’usage des objets techniques qui structure et organise les interactions entre les usagers et les objets. Ce cadre est fonction du sens que les usagers donnent aux objets et se nourrit des représentations des individus.
La psychologie sociale (Jodelet, 1984 ; Moscovici, 1989) indique qu’au sein de groupes sociaux, les représentations sont socialement construites et admises. Dynamiques, les représentations sont amenées à se modifier, se stabiliser ou disparaître (Moliner et al., 2002 ; Guimelli, 1994). Jodelet évoque la nature extensive des représentations sociales en précisant que seules certaines caractéristiques de l’objet de représentation sont considérées par le groupe, qui ne peut saisir un objet dans son intégralité. Abric (1989) invite à analyser la structure des représentations en se basant sur la théorie du noyau central. Celle-ci distingue ce qui relève de la signification et de l’organisation de la représentation et sépare le noyau partagé collectivement des expériences individuelles situées dans les éléments périphériques.
Notre article mobilise la théorie du noyau central ainsi que l’analyse des représentations de l’utilisation du numérique à l'École au prisme de la sociologie des usages. Malgré les emprunts à la psychologie sociale, notre analyse considère que les représentations des individus participent indiscutablement à la construction des usages dans une tension dialectique entre la technique et le social (Jouët, 2000 ; Chambat, 1994). Nous nous positionnons sur l’analyse de la représentation du numérique, entendue comme l’ensemble des représentations du numérique à l’École.
3. Une méta analyse de cas pour appréhender l'évolution des représentations
Notre démarche confronte trois études de cas afin d’appréhender l’évolution des représentations que les élèves ont du numérique par rapport à l’espace-temps « école » au cours de la dernière décennie.
Chaque étude de cas procède d’une enquête de terrain afin d’accéder aux représentations des élèves et aux déterminants de leur évolution. Concrètement, les constats établis par la mise en perspective de l’étude de Popuri et Cerisier avec celle de Solari Landa seront étayés par deux autres études plus récentes qui constituent le cas 3 (Figure 1).
Figure 1. Échantillons et instruments de recherche utilisés
Cas 1. Les jeunes à la reconquête de leur espace privé (2008-2009)
Le cas 1 est une étude contrastive des représentations que les jeunes français et indiens ont du numérique dans leur vie scolaire et privée publiée en 2009 (Popuri).
Cette approche confirme l’importance des déterminants culturels de la construction des représentations du numérique par les jeunes. L’adolescence étant, par exemple, un concept pratiquement absent des représentations que les adultes ont des jeunes en Inde, le rôle du numérique dans la construction identitaire des jeunes en est sensiblement affecté.
Un travail plus approfondi d’analyse des données relatives aux élèves français a permis d’explorer la question du sens qu'ils donnent au numérique dans leur vie d’élève et de jeune (Cerisier et Popuri, 2011a, 2011b). En 2009, les jeunes sont déjà très équipés à titre individuel et un sondage réalisé par la TNS-SOFRES évoque leur « multi équipement ». Dans le même temps, l’équipement scolaire est relativement important (8.1 élèves par ordinateur en collège et 5.3 en lycée, selon l’enquête ETIC).
Au fil du temps, deux différences apparaissent dans l’équipement personnel et scolaire des jeunes, dont les effets se conjuguent probablement pour influer sur leurs représentations.
La première a trait à la propriété des équipements utilisés. Hors l'École, ces derniers sont le plus souvent personnels, à usage exclusif. À l'École, alors qu’en 2009, seuls les équipements de l’institution à usage partagé étaient utilisés, les élèves recourent aujourd’hui aussi à leurs propres équipements (BYOD). Si l’équipement personnel des jeunes s’est réalisé progressivement, l’équipement scolaire a toujours suivi les à-coups de politiques éducatives nationales et territoriales successives, l’équipement systématique des élèves en matériels individuels n’étant engagé qu’à partir de 2015, pour certains territoires seulement. La deuxième différence est relative à la connectivité, avec des débits plus favorables à la maison qu’à l'école.
L’analyse montre de grandes différences dans l’utilisation du numérique selon quatre cadres d’usages définis par le lieu d’utilisation (école ou non) et la finalité (scolaire ou non).
On observe une spécialisation des usages qui se manifeste notamment en distinguant le courriel qui instrumente des échanges à caractère scolaire à domicile quand le chat est utilisé de façon égale à l’école et hors l’école pour des échanges privés. Cette différence, très marquée quantitativement, distingue les usages juvéniles gouvernés par les adultes de ceux choisis par les jeunes quelle que soit la finalité d’usage.
À la manière de l’Homme pluriel (Lahire, 1998), les jeunes ajustent leurs usages en fonction de l’espace-temps au sein duquel ils se trouvent et des différentes normes de socialisation selon qu’ils sont élèves, fils, amis … avec cette difficulté du rapport des jeunes à l’autorité exercée par les adultes. L’analyse catégorielle (Grawitz, 1996) des entretiens avec les jeunes a permis de préciser le sens que ceux-ci donnent à leurs usages.
Le recours au numérique augmente parfois l’intérêt que certains élèves portent aux cours. Pour autant, ces utilisations à finalité pédagogique sont loin de faire l’unanimité avec seulement 40 % des élèves qui les souhaitent alors que 60 % restent indifférents ou y sont hostiles. Les élèves perçoivent peu et confusément l’intérêt que le numérique pourrait avoir pour leurs apprentissages. L’argument pourtant souvent avancé de l’augmentation de la motivation des élèves est ainsi battu en brèche. D’une part, il semble bien que ce soit la nature de l’activité proposée qui induise la motivation bien au-delà des artefacts mobilisés. D’autre part, et c’est là le résultat principal de l’étude, la prescription scolaire de l’utilisation du numérique vient concurrencer le sens que les jeunes lui donnent eux-mêmes.
Pour eux, le numérique constitue le moyen d’échapper au contrôle des adultes pour disposer d’espaces-temps privatifs, individuels ou collectifs qui leur permettent d’expérimenter, de construire et de vivre leur autonomie. Différentes études ont montré comment et combien les espaces-temps physiques dévolus aux jeunes, avec peu ou pas de contrôle des adultes, s’amenuisaient. Ainsi l’étude conduite par Büchel et al. (2005) montre les mécanismes de cette érosion progressive comme la bétonisation des espaces publics ou la multiplication des activités prescrites par les parents. Dans ce contexte, le numérique apparaît pour les jeunes comme le moyen d’une reconquête et la présence croissante des techniques numériques à l'École est vécue comme une atteinte à cette promesse.
Cas 2. Porosité des espaces-temps des jeunes (2013 – 2015)
Le cas 2 est une analyse de données collectées sur deux terrains avec le même protocole de recherche dans le cadre des projets « TED1 », avec des collégiens, et « Living Cloud2 », avec des lycéens.
TED et Living Cloud s’inscrivent dans la période pilote d’équipement systématique des élèves avec des tablettes. Avec des particularités propres à chaque contexte et niveau scolaire, les deux projets reposent sur l’équipement des élèves de manière individuelle pour un usage personnel limité ou non à l’espace-temps scolaire. Près de la moitié des collégiens et la totalité des lycéens ont eu la possibilité d’emporter la tablette à la maison pendant l’année scolaire. TED a concerné 16 collèges du département de Saône-et-Loire et 4 500 élèves entre 2013 et 2015. L’échantillon analysé est constitué de 348 réponses d’élèves à un test d’évocation hiérarchisée (Vergès, 1992 cité par Moliner et al., 2002 ; Abric, 2003), 174 réponses à un questionnaire et le discours de 119 élèves en entretien collectif. L’étude réalisée dans le cadre de Living Cloud s’est déroulée au sein du Lycée Pilote International et Innovant (LPII) de Jaunay-Marigny (Vienne), durant l’année scolaire 2014-2015, quand tous les élèves ont été équipés d’une tablette. Le corpus analysé est constitué de 248 réponses à un test d’évocation hiérarchisée, 216 réponses à un questionnaire et le discours de 44 élèves en entretien collectif.
Le test d’évocation hiérarchisée a été proposé aux élèves pour connaître leur représentation de l’espace-temps « école ». Le mot utilisé pour les collégiens est « collège » et pour les lycéens « lycée ». Après une analyse catégorielle thématique, la structure de la représentation sociale de « école » des deux populations a été identifiée selon la théorie du noyau central (Abric, 1989). Pour confirmer le noyau central des représentations, un test d’indépendance du contexte (TIC) (Lo Monaco, et al., 2008) a été proposé selon la méthode de mise en cause (MEC) (Moliner et al., 2002). La présence du numérique dans la représentation des différents espaces-temps a été abordée par la suite dans des entretiens collectifs et étudiée par une analyse catégorielle conceptualisante.
Les réponses des collégiens au test d’évocation hiérarchisée ont produit 1 703 associations, soit 281 expressions ou mots différents. Parmi ceux-ci, les 24 mots les plus importants (rang moyen et fréquence) représentent 87,7 % du corpus. Ils ont été retenus comme éléments possibles de la structure de la représentation de l’objet « collège ». Ces mots ont été distribués en quatre quadrants en fonction du rang moyen (3,37) et de la fréquence moyenne (4,7 %) (Figure 2).
Figure 2. Éléments possibles de la structure de la représentation sociale de « collège ».
Aucun élément en lien avec le numérique n’apparaît parmi les éléments du noyau central de l’objet « collège »
Pour les lycéens, 1 234 associations ont été recueillies. L’analyse catégorielle a renvoyé 304 expressions ou mots différents. Parmi ces mots, 24 ont été retenus comme éléments possibles de la structure de la représentation sociale de « lycée », ce qui représente 88,6 % des évocations totales. Ces mots ont été distribués selon quatre quadrants en prenant en compte le rang moyen (3,39) et la fréquence moyenne (6,1 %) de l’ensemble des éléments (Figure 3).
Figure 3. Éléments de la structure possible de la représentation de « lycée ».
Les résultats montrent que, malgré la disponibilité permanente des tablettes, le numérique n’est pas un élément du noyau de la représentation que ces élèves ont de « lycée ».
Chez les lycéens, les données analysées montrent que le capital culturel des parents joue un rôle important dans l’intégration du numérique face à la représentation de la forme scolaire traditionnelle. Ainsi, les élèves qui proviennent des familles plus favorisées sont plus critiques envers la forme scolaire et gèrent mieux les effets de la porosité de l’espace-temps scolaire permise par le numérique (Solari Landa, 2017).
Cas 3. Le numérique observé par les usagers (2015-2018)
Le cas 3 a pour objectif d’explorer les usages déclarés et observés des élèves à partir de deux études : la première réalisée dans le cadre du projet Living Cloud3, et la seconde dans le cadre du GT54, groupe de travail sur la culture numérique dans l’enseignement obligatoire. Les travaux exploratoires du GT5 ont notamment consisté à recueillir les représentations de différents acteurs quant à la culture numérique à l'École.
Des entretiens, effectués auprès de 24 collégiens et de 17 lycéens, ont fait l’objet d’une analyse catégorielle.
Lorsqu’ils sont invités à évoquer spontanément leurs usages numériques dans le cadre du GT5, la sphère scolaire est absente du discours des élèves alors même que les entretiens ont lieu au sein d’établissements scolaires. Pourtant, les élèves soulignent l’importance de la place du smartphone dans leur vie.
Jugé « indispensable », cet artéfact les accompagne tout au long de la journée et leur permet de « lutter contre l’ennui ».
Ainsi, Romain5 (3ème) dit « si j’ai pas de téléphone, je m’ennuie à mort. C’est pour écouter la musique, YouTube, le réveil, en fait c’est toute notre vie le téléphone ». De son côté, Lucile (1ère STMG) indique que « si on nous enlève le téléphone, on serait un peu paumé » quand Carla (4ème) analyse qu’ « avec un téléphone, c’est bizarre, c’est comme si on avait une vie ailleurs ». Au LPII, l’analyse des traces de l’activité numérique des lycéens montre une utilisation quasi ininterrompue de leurs équipements : la majorité se connecte de 6h du matin à minuit, du lundi au dimanche.
Elle montre aussi que si, d’un point de vue quantitatif, les régimes d’interdiction d’utilisation du smartphone en classe, d’autorisation sans limite ou de régulation, ont une portée relativement faible, il n’en va pas de même de la nature des usages. Seule la régulation, c’est-à-dire la prise en compte des smartphones des élèves par l’enseignant et leur intégration dans le scénario pédagogique avec des consignes d’utilisation ou de non-utilisation, réduit les usages personnels au profit des usages scolaires. Cette « hyperconnexion » n’empêche pas les élèves d’avoir des attentes sur les finalités d’usage des équipements à l’École. Certains équipements sont jugés comme « ne servant à rien » (Francisco, 5ème), indépendamment de leur attrait supposé.
L’analyse des entretiens d’explicitation et celle des traces de l’activité des élèves au LPII révèlent une « scolarisation » de certains équipements opposée à une « personnalisation » d’autres.
La tablette tactile fournie par le lycée est surtout utilisée pendant les cours alors que le smartphone est réservé à des usages personnels (communiquer, se distraire...) ou mixtes (usages scolaires et récréatifs). Au niveau des outils et services, on observe là encore une compartimentation. Les élèves interrogés dans le cadre du GT5 insistent sur le fait que Facebook n’est pas leur plateforme, mais celle des adultes. Plus nuancés, les lycéens du LPII signalent qu’ils l’utilisent par le biais de groupes privés de classes pour partager des consignes, exercices et informations scolaires.
Dans ce contexte d’individualisation des équipements numériques des élèves, fournis par l’établissement ou par les familles (BYOD), la rentrée scolaire 2018 a été marquée par la loi sur l’interdiction de l’usage du téléphone à l’école, excepté dans des activités pédagogiques6. Si certains élèves reconnaissent avoir besoin d’un encadrement pour limiter leur utilisation en classe, ils ne comprennent pas que des enseignants en fassent un usage personnel en classe : « ils ne sont pas payés pour être sur leur téléphone mais pour nous apprendre des choses » (Jade, 6ème).
Au LPII, l’analyse des traces montre que les lycéens de milieu social favorisé développent des usages plus diversifiés (Pierrot, 2018). En rapprochant ce résultat du concept de capital numérique (Bourdeloie, 2012), il apparaît que l’univers culturel et social des jeunes s’inscrit dans un continuum avec leurs usages. Dans un contexte où le numérique n’a pas encore complètement trouvé sa place à l’École, certains jeunes sont plus armés pour l’intégrer que d’autres.
4. Variations de la représentation des élèves sur le numérique à l’école
4.1. Évolutions temporelles
Les données dont nous disposons ne permettent qu’une approche exploratoire de la variation temporelle des représentations des jeunes. Néanmoins, la confrontation des trois cas suggère qu’il existe un rapport étroit entre la représentation que les jeunes ont du numérique, celle qu’ils ont de sa scolarisation et leurs pratiques numériques à des fins scolaires ou non. Ainsi peut-on identifier plusieurs séquences dans cette décennie 2009-2018.
En 2009, selon le CREDOC7, 94 % des jeunes de 12 à 17 ans a accès à un ordinateur à la maison dans des foyers souvent connectés (84 %). Ils sont 83 % à disposer d’un téléphone mobile qui permet l’échange de messages instantanés moins coûteux que les conversations audio. En revanche, leur équipement en smartphone est rare et les premières tablettes tactiles n’arrivent sur le marché français qu’en 2010. Les réseaux sociaux Twitter et Facebook, créés respectivement en 2006 et 2004, commencent à étendre leur audience. Dans le même temps, l’équipement numérique des collèges et des lycées reste centré sur des ordinateurs fixes, le plus souvent regroupés dans des salles dédiées. Selon le MENJS, le taux d’équipement moyen pour 100 élèves est de 17 terminaux dont 2 ordinateurs portables.
Ainsi, comme le montre le cas 1, l’année 2009 semble topique d’une transition où l’équipement personnel, même s’il n’est pas encore nomade, vient supplanter l’équipement scolaire moins nombreux, moins connecté et moins disponible. Les équipements scolaires sont réservés aux usages prescrits par les enseignants. Ils présentent des caractéristiques ergonomiques, fonctionnelles et esthétiques qui les rattachent à l’univers scolaire et sont de ce fait assimilés par les jeunes au contrôle exercé par les adultes. D’où une représentation ambivalente du numérique, attachée d’un côté à l’aspiration à l’autonomie au travers des usages personnels et d’un autre à la méfiance accordée à des usages à finalité scolaire qui ne parviennent pas à susciter la motivation des élèves et viennent concurrencer leur appropriation de ces techniques.
Cette séquence se prolonge jusque vers 2014 où les premières expérimentations d’équipement des élèves avec des tablettes tactiles sont réalisées.
À cette époque, l’équipement personnel des élèves a beaucoup évolué. En 2015, 81 % des 12-17 ans et 90 % des 18-24 ans sont équipés de smartphones selon le CREDOC. Comme le montre le cas 2, la représentation que les jeunes ont du numérique évolue. L’affaiblissement de la présence du numérique dans leurs représentations de l'École peut être interprété comme un décentrement. La technique s’efface au profit des usages que l’on en fait. Ainsi l’équipement personnel des élèves avec des terminaux puissants, connectés et nomades, toujours disponibles y compris au sein même des établissements scolaires, estompe-t-il les frontières entre les différents espaces-temps et permet-il de s’abstraire des contingences de l'École pour donner pleinement au numérique sa valeur émancipatrice à l’égard du contrôle des adultes au risque d’autres formes d’aliénation.
La séquence suivante (2015-2018) voit les équipements individuels des élèves se multiplier tant en collège qu’en lycée dans le cadre de politiques nationales ou territoriales.
Les mesures prises durant la pandémie de Covid-19, si elles n’entrent pas dans notre étude, s’inscrivent dans cette logique d’équipement massif des élèves, essentiellement avec des tablettes. Les apports du cas 3 confirment notre hypothèse selon laquelle l’appropriation croissante des techniques numériques par les jeunes à des fins personnelles transforme leurs représentations du numérique à l'École. Les usages de ces techniques à des fins d’apprentissage disparaissent souvent des discours des élèves au profit des obstacles que l'École leur semble dresser pour contrôler, réduire voire interdire leurs usages personnels.
Quelle que soit la légitimité des craintes des adultes et le bien-fondé de dispositions comme la loi qui réglemente l’utilisation des smartphones dans l’enceinte des établissements scolaires, l’opposition entre désir d’émancipation et contraintes éducatives est exacerbée.
Ce processus continu d’évolution des représentations du numérique par les jeunes entre 2008 et 2018 invite à repenser la place du numérique à l'École dans deux directions. La première est celle de la place de la culture numérique, comme objet d’apprentissage, mais aussi et peut-être surtout, comme composante nouvelle de l’expérience éducative des élèves où les régimes d'accompagnement des pratiques pourraient se substituer aux régimes d’interdiction. La deuxième est celle de l’ingénierie techno-pédagogique pour donner aux techniques numériques un rôle qui tire parti de leur potentiel, permettrait d’en espérer une véritable efficacité pédagogique et d’en ré-enchanter l’utilisation, tant pour les élèves que pour leurs enseignants.
4.2. Variations en fonction des espaces-temps
En 2018, le numérique n’apparaît pas dans la représentation que les élèves ont de l’École. Pour l’expliquer, une hypothèse peut être formulée. Ce ne sont pas tant les représentations que les élèves ont de l’École qui varient mais celles qu’ils ont du numérique dans l’espace-temps scolaire.
Autrement dit, le numérique a une dimension spatio-temporelle « fluide », liée à la finalité des usages et partiellement indépendante des limites des espaces-temps. Si on constate un affaiblissement des frontières de ces derniers, les représentations et les usages restent liés en partie aux normes propres à chaque espace-temps.
De ce fait, l'analyse des représentations que les jeunes ont du numérique à l'École doit aussi prendre en compte leurs espaces-temps personnels et les normes de ceux-ci. Plus l’espace-temps est fluide, plus il permet l’utilisation du numérique par les jeunes avec la cohabitation d’une grande variété de finalités d’usage. À l’inverse, plus l’espace-temps est solide, plus les usages reproduisent les normes de l’espace-temps en effaçant les multiples dimensions des usagers. Ainsi, socialisés dans des espaces-temps fluides et d’autres solides, les jeunes semblent activer et désactiver différentes représentations du numérique. Comme s’ils avaient plusieurs avatars, les jeunes adaptent leurs usages en fonction des espaces-temps.
https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/4565
Pour citer ce document
Cerisier, J., Merlet-Fortin, S., Pierrot, L. et Solari Landa, M. (2021). Variations de la représentation des élèves sur le numérique à l'École en fonction des espaces-temps entre 2008 et 2018. Mise en perspective de trois études de cas en France. Interfaces numériques, 10 (1). http://dx.doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4565
Auteurs
- Jean-François Cerisier
- Laboratoire Techné, Université de Poitiers
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