Ainsi comment comprendre l’incroyable décalage entre les prolégomènes lucides de la présentation de ce plan stratégique — « transformation radicale des modes de production et de diffusion des connaissances », « de nouvelles façons de vivre, de raisonner, de communiquer, de travailler » — et les dérapages rétrogrades observés plus loin, dans la présentation du service public et de sa plateforme de partage de mutualisation des ressources pédagogiques, à commencer par les productions des enseignants ?
De quoi s’agit-il ? Ce projet de service public numérique en ligne n’est pas nouveau. Le Conseil national du numérique soi-même en avait fait, en mars dernier, une de ses propositions pour l’éducation numérique :
« Une plate-forme collaborative de référencement des ressources pédagogiques numériques. Les enseignants doivent disposer d’outils de recherche et de collaboration leur permettant de faire circuler et retrouver rapidement les ressources pédagogiques les plus adaptées à leurs besoins. »
Le CNN, si clairvoyant, parle d’une plateforme de référencement pour retrouver et faire circuler des ressources. En l’occurrence, il promeut là une logique de flux dont j’avais évoqué tous les avantages dans cet article.
En écoutant le ministre et en lisant les premiers éléments fournis qui détaillent le projet, j’avais cru, dans un premier temps, retrouver les bonnes idées du CNN en la matière. Sans doute cet aveuglement est-il la conséquence de mon optimisme naturel…
Le projet qui nous est présenté, à l’horizon 2017, est celui d’« Un réseau professionnel des enseignants, espace d’échange et de co-construction entre pairs [qui] facilitera la mise en réseau des enseignants et leur permettra de co-élaborer et de partager des contenus et services pédagogiques numériques, mais aussi échanger sur leurs pratiques et usages et de collaborer autour de projets communs. »
Fort bien. Il n’y a rien là à redire. Mais on ne sait pas, à lire ces lignes, comment se fera le choix des contenus et services pédagogiques. Pour en prendre conscience, il faut lire et relire, pour mieux la comprendre, la phrase qui suit et dont j’avais noté l’incongrue présence dans mon précédent billet :
« Les pratiques et ressources présentant une plus-value pédagogique particulière pourront être diffusées plus largement sur les sites institutionnels nationaux et académiques »
On apprend donc :
- qu’il y aura donc quelque part un lieu où s’ébattront les enseignants volontaires pour produire, construire et partager projets et contenus pédagogiques ;
- qu’il y aura toujours par ailleurs des sites institutionnels nationaux et académiques sur lesquels seront promues et donc diffusées plus largement les pratiques et ressources à forte plus-value pédagogique.
- qu’il y aura donc quelque part un lieu où s’ébattront les enseignants volontaires pour produire, construire et partager projets et contenus pédagogiques ;
- qu’il y aura toujours par ailleurs des sites institutionnels nationaux et académiques sur lesquels seront promues et donc diffusées plus largement les pratiques et ressources à forte plus-value pédagogique.
Le rédacteur des lignes qui précèdent n’avait sans doute pas bien lu l’auteur des beaux prolégomènes mentionnés plus haut, qui parlent de nouvelles façons de vivre, de raisonner, de communiquer, de travailler, de produire et diffuser des connaissances !
En fait de nouveauté, de raison et d’ambition, on propose donc aux enseignants de faire dans cinq ans sur un site ad hoc la même chose ce qu’ils font déjà un peu partout, histoire de sélectionner ce qui sera dûment tamponné et validé par qui de droit. Quelle illusion, et quel mépris !
Quelle illusion d’abord parce que c’est bien mal observer ce qui se passe, en ce moment même, sur les réseaux sociaux, les sites collaboratifs, les blogs pour imaginer que les sites institutionnels puissent être les principaux lieux de ressources numériques utilisés par les enseignants ! Tout montre le contraire ! C’est illusoire encore car il n’est même pas imaginable que cela puisse le devenir !
Quelle illusion encore d’imaginer que l’Internet, principal support de ces échanges numériques, puisse fonctionner, comme le dit Benjamin Bayart, à la manière d’un Minitel en version 2.0 ! Quelle illusion enfin que d’imaginer que le stockage centralisé de ressources validées soit plus fonctionnel et surtout plus utile qu’un flux de ressources librement modifiables, issues de la réflexion et de l’intelligence collective !
Quel mépris envers les utilisateurs pour ne pas faire confiance en cette dernière !
Non, l’Internet ne fonctionne pas ainsi.
Dès l’origine, il fut conçu comme un réseau pair à pair (peer to peer). Les avantages sont nombreux : les ressources, parfois diffuses et redondantes, sont réparties et inondent le réseau, les utilisateurs sont au même niveau d’influence et participent, à hauteur de ce qu’ils sont ou peuvent, à la construction de savoirs collectifs.
Problème : le pair à pair rime aujourd’hui avec « piratage » et les ayants droit des auteurs d’œuvres diverses ont tôt fait de convaincre les pouvoirs publics qu’il fallait combattre ce mal coupable de partages et d’échanges incontrôlés et donc privilégier un web centralisateur et marchand sur lequel ils pouvaient à loisir contrôler les usages (et les ventes).
Ils n’y ont pas réussi. Ou mal. Même si les dispositifs techniques pair à pair se sont peu développés, il persiste dans l’ADN des acteurs de l’Internet qu’il vaut mieux échanger et partager, dans un maelstrom perpétuel parfaitement horizontal plutôt que de consommer en tirant sa substance d’un web supposé nourricier (la corne d’abondance). Tout le monde s’y met, on peut en prendre conscience sur les réseaux sociaux, les forums publics, les listes et autres espaces de libre expression, les blogs et médias ouverts aux commentaires, les wikis et autres outils collaboratifs où s’exerce une citoyenneté de bon aloi.
Revenons à notre réseau social éducatif. Même si la plateforme proposée reste un lieu centralisé de ressources et de projets, son fonctionnement peut s’ouvrir à des fonctionnalités de partage horizontal non hiérarchique pour organiser la diffusion et le flux des contenus et des projets. Toutes les ressources pédagogiques du monde, où qu’elles soient, peuvent y être présentées, référencées, indexées et « taguées », selon le modèle proposé par le CNN. Elles peuvent, à égalité de traitement, provenir de toutes parts : ressources commerciales d’éditeurs privés, ressources commerciales d’éditeurs publics, ressources provenant de l’imagination collective ou individuelle.
Si j’ai bien compris, et j’appuie ce projet, il est de plus question de privilégier les ressources libres, ouvrant mieux la voie à leur appropriation voire à leur modification.
De la même manière que partout ailleurs sur l’Internet, la valorisation des ressources peut se faire grâce au classique bouton [J’aime], augmenté d’un nouveau et adéquat [J’utilise], voir ci-dessus à gauche. Bien entendu, on encourage à la rédaction de commentaires et de propositions d’amélioration, selon les procédés maintenant bien connus — voir comment se construisent les articles sur Wikipedia.
Pour faire plaisir à ceux dont l’ego doit être satisfait par le coup de tampon validateur, on peut placer, selon le modèle ci-dessus à droite, un bouton muni d’une case à cocher, accessible de manière authentifiée et au même niveau que l’autre. Une manière de plus pour l’utilisateur acteur de se faire son opinion.
Une autre manière aussi d’exercer sa liberté pédagogique.
Gageons qu’un tel réseau sera largement utilisé et producteur de merveilles pédagogiques numériques. Celui qu’on nous propose aujourd’hui, a contrario, est définitivement inopérant.
Michel Guillou @michelguillou