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Le discrédit qui frappe aujourd’hui nos hommes politiques est historique. Jamais dans le passé de nos institutions démocratiques il n’y eut un tel désamour, une telle défiance envers ceux qui sont supposés porter nos valeurs, incarner la grandeur de notre actions commune. Cette situation fait le lit des extrémismes.

Elle démotive et déconcerte les citoyens qui aspirent à reconnaître dans leurs dirigeants une exigence suprême de vertu civique, une représentation des qualités morales pourvoyeuses de lien social. Cette espérance est aussi vieille que l’idéal républicain, aussi antique et vénérable que ses fondements.

L’homme public est celui qui s’offre en exemple, qui porte en lui le souffle et le verbe de son peuple. Il unit la pensée et l’action, conjugue l’harmonie collective dans la différenciation des intérêts agrégés. Une telle force de rassemblement est celle de la république : savante conception d’un lien social respectueux des différences et des libertés de chacun.

Pourtant, une rupture s’est produite à l’orée de notre modernité.

Un bouleversement des idées a conduit à renverser l’association jusqu’alors en vigueur entre l’art de gouverner et la vertu. Parce que la politique vise le bien commun, pensait-on jusque-là, elle ne peut être accomplie que par et à travers le bien de celles et ceux qui agissent au nom de l’intérêt public. La fin recherchée étant bonne, les moyens et les hommes qui la visent se doivent d’être eux-mêmes conformes à sa nature et compatibles avec elle. Cette idée du bien était même chez Platon, fondateur de cette philosophie politique, ce qui illuminait littéralement la raison et produisait le discernement utile aux hommes d’Etat. Le philosophe-roi incarnait cet idéal, décliné ensuite au cours des âges à travers la figure du monarque éclairé. L’image d’une telle lumière inspira jusqu’au nom donné à la période historique qui consacra l’entrée dans l’époque moderne : l’Aufklärung.

La représentation des pouvoirs ainsi conçue fut puissante, dynamisante, révolutionnaire. Son héritage fut transmis de l’antiquité à nos jours, préservé comme l’une des plus grandes inventions des hommes par divers régimes politiques. Elle inspira notre culture occidentale, mâtinée de christianisme et de rationalisme conciliés. L’exigence de justice redescendit certes des cieux vers la terre, de Dieu vers les hommes. Mais elle conserva dans cette redescente l’autorité sacrée qui inspira ses principes. « Toute puissance vient de Dieu » affirmait Saint Paul. La république moderne inscrivit ce sacré – de ce Dieu-idée, de cette vision du Bien… - dans l’immanence du pouvoir civil. Alleluia : notre république était née.

Mais quelque chose s’est perdu en cours de route. L’association postulée entre l’ordre politique et la vertu morale ne survécut pas, en réalité, à ce cheminement. Car la réalité rattrapa l’idéal. Et Machiavel en fut son pourfendeur historique. Ce conseiller suprême, à l’esprit aiguisé comme une pointe, transperça funestement le flanc de la baudruche idéaliste. Non, on ne peut concilier exercice du pouvoir et conscience vertueuse, éthique et responsabilité.

« C’est qu’un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bons, étant souvent contraint, pour maintenir l’Etat, d’agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion ».

Le conseil semble avisé. La morale est trop naïve, trop faible, trop inadaptée à la charge de l’Etat, aux responsabilités publiques, à la gravité des problèmes. Seul doit compter l’efficacité de l’action publique. Au diable la morale lorsqu’il s’agit de lutter contre le terrorisme. Assassinons les assassins avant qu’ils ne tuent des innocents. Et tant pis s’il y a des erreurs ou des « dégâts collatéraux ». Tout est bon, tout se justifie, quand la fin est bonne, quand la cause est noble. Et cet état d’esprit, guerrier et libéré de toute obligation autre que politique, de toute exigence autre que pragmatique, gagne la conscience de tout gouvernant, la conviction de tout citoyen.

D’où cette arène de la vie publique en laquelle les hommes se jettent mutuellement l’anathème, se conspuent et se trahissent, s’assassinent par le verbe et par médias interposés. D’où cette brutalité qui résonne dans les cœurs et assomme tout discernement. Car chacun s’estime avec évidence meilleur que tout autre : sa fin auguste mérite tous moyens. Le spectacle du sang symboliquement versé par l’appétit du pouvoir appelle à une surenchère de violence oratoire et stratégique, spontanée et réfléchie à la fois. La tactique supplante le projet. La conquête des places fortes se fait en louvoyant et en biaisant. L’art du compromis habille la cruauté des intentions et l’absence de pitié pour ses adversaires.

Et ce spectacle offert avec une transparence décuplée par notre puissance d’information devient le centre de la vie publique. Ce qui restait caché dans les temps anciens, les volontés sourdes, les coups bas, les calculs politiciens, s’affiche désormais au grand jour de nos écrans. Tout fuse et se diffuse, sans filtre ni précaution. Chacun fait son tri, organise son petit marché des opinions et des hommes.

On nous parle de valeurs, de défense d’un intérêt général. Mais partout et en tous modes s’affirment l’égoïsme et la cruauté. Oui, nos démocraties ont bien décomplexé le machiavélisme des temps anciens. Machiavel parlait précautionneusement à l’oreille des puissants, à l’intelligence des philosophes. Ses conseils vulgarisés valent désormais pour tous. Ils sont le lieu commun de notre esprit citoyen.

Et cette perversion n’est bien évidemment pas sans conséquences. Car les hommes publics sont à l’image de leur peuple, de chaque citoyen. Ils incarnent, fut-ce à leur insu, l’idée la plus haute qu’ils doivent se faire d’eux-mêmes. Et l’exercice du pouvoir oblige à cet exercice complexe de désincarnation de soi-même : le corps du roi est un corps sacré, distinct de son corps physique. L’habit du pouvoir est supposé instituer l’autorité dans l’humain, dégager la personne de ses oripeaux singuliers. Mais c’est l’inverse qui se produit.

Par une regrettable et consternante confusion des genres, voilà que l’on confond autorité et starisation, obligation et charisme. Les micro-monarques démocrates veulent être aimés autant que respectés. Ils affichent leurs affects et font parler leurs sentiments en une indécente catharsis populaire. C’est une braderie des opinions où les émotions et les idées se confondent. La chair s’exprime et exhale ses effluves corporels en un espace pourtant consacré au verbe seul, à l’esprit supposément porté par la raison commune. Tout se mêle, les idées s’entrechoquent : véhiculées et ballotées par l’indécision des émotions, par les rages contraires des ambitions personnelles. Et en cet océan tumultueux résonne alors l’augure sombre du prophète de ces temps nouveau : « ne pas s’écarter du bien, si on le peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il le faut ». Nous sommes bien, collectivement, entrés dans cette mer agitée – et visiblement pour longtemps. 

 Jean Christophe Torres

Dernière modification le mardi, 10 janvier 2017
Torres Jean Christophe

Proviseur au lycée Léopold Sédar Senghor à Evreux (lycée campus des métiers et des qualifications - biotechnologies et bio-industries de Normandie). Agrégé de philosophie, auteur de plusieurs essais dans les domaines de la philosophie morale et politique, de la pédagogie et de la gestion éducative.