De quoi s’agit-il ? Cette fichue réforme du collège a certes le mauvais goût de susciter le réveil du quarteron des nostalgiques et des réactionnaires. Rien là d’étonnant ! On s’y attendait, bien sûr. En revanche, je ne m’attendais pas, pour ma part, à voir se succéder aux portes des cabinets la cohorte des associations disciplinaires qui viennent réclamer leur part du gâteau voire se plaindre qu’on croque la part qui leur est allouée, même quand ça n’est pas vrai. J’avais oublié aussi que certains syndicats clientélistes étaient à ce point préoccupés de flatter les préoccupations nombrilistes de leurs adhérents comme ils pouvaient voir, par exemple, dans la mise en œuvre des enseignements interdisciplinaires, une manœuvre gouvernementale pour organiser la concurrence entre les enseignantset donner plus de pouvoir aux chefs d’établissement ! Je ne plaisante pas, j’ai évoqué cela il y a quelques jours à peine (1).
Les plaintes et les récriminations viennent cette fois d’un côté où les attendait moins, la corporation des professeurs documentalistes. Il est vrai que ces derniers — j’ai du mal avec ce masculin tant la profession est féminine — ont été particulièrement malmenés ces dernières années. Les « profs docs » n’ont toujours pas droit à l’agrégation, ce qui ne me navre pas, mais n’ont pas non plus accès aux heures supplémentaires, ce qui est proprement scandaleux. Par ailleurs, ils sont généralement, sauf exceptions, peu valorisés dans les établissements scolaires, car considérés au mieux comme des bibliothécaires et très souvent, malheureusement, comme des assistants pédagogiques.
Mais les termes mêmes de leurs dernières revendications ne laissent pas d’inquiéter. En tant que spécialistes des sciences de l’information et de la communication — dans la pétition, ces trois derniers mots ont des capitales initiales, on se demande ce qui leur confère ici le statut de nom propre ! — ils réclament qu’on reconnaisse leur expertisedans le domaine de l’éducation aux médias et à l’information.
Ce n’est pas moi qui vais nier la place prépondérante et toute particulière que prennent et continueront à prendre les professeurs documentalistes sur le chantier de l’éducation aux médias et à l’information qui restent référents en la matière. Ceux qui me lisent ou me connaissent savent bien que je n’ai cessé de le répéter, dans les billets de ce blogue bien sûr, mais aussi en d’autres lieux et circonstances. Mais je déplore cet emploi décalé du mot « expertise » là où on ne discerne que des compétences professionnelles particulières liées à la formation et à la discipline… Tenez, je cite une nouvelle fois Louise Merzeau, interrogée à propos du numérique mais ce qu’elle dit s’applique à l’identique à l’éducation aux médias, qui s’exprime ainsi dans Docpourdocs — un site que les rédacteurs de cette pétition devraient lire plus souvent :
« Il est important de sortir le numérique des discours de l’expertise. Même un utilisateur assidu, qui s’est familiarisé avec des machines, des environnements, des logiciels, aura toujours quelque chose à apprendre au fil de sa pratique. Les représentations clivantes […] propagent une vision fausse et nuisible. Il faut renoncer au mythe du point de vue surplombant de l’expert qui maîtriserait tout une fois pour toutes, et accepter d’être dans un inconfort un peu hasardeux, mais finalement beaucoup plus enrichissant. ».
Clair, limpide. À l’heure du numérique, la haute et splendide figure des experts s’estompe, se dissipe.
Ce qui est beaucoup plus gênant dans cette histoire, c’est le sous-entendu, derrière cette supposée expertise, de l’exclusivité du discours autorisé. Dans certains échanges que j’ai pu avoir sur les réseaux sociaux avec des professeurs documentalistes comme avec certains de leurs formateurs universitaires, il y avait clairement derrière ce mot d’expertise l’idée explicite, cette fois, du refus du partage de ce chantier. C’est, ce serait, une erreur fondamentale.
L’éducation aux médias et à l’information est et restera un chantier transversal. Elle traverse toutes les disciplines, dont celle exercée par les professeurs documentalistes. Cette évidence est rappelée par un professeur documentaliste soi-même qui a participé aux travaux du Conseil supérieur des programmes et répond aux questions que lui pose Les Cahiers pédagogiques :
«Le cadrage donné par le ministre au CSP était clair : il s’agissait de présenter dans chaque cycle la contribution de chaque discipline ou champ d’enseignement à l’acquisition de chacun des domaines du socle commun. Notre groupe de travail s’en est donc tenu, pour l’EMI, à ce cadre légitimé par la consultation nationale sur le socle qui a fait apparaître la nécessité absolue de relier socle commun et programmes. »
C’est bien le propos, qui n’est d’ailleurs pas une problématique nouvelle : le numérique, dont l’éducation aux médias et à l’information fait partie parce qu’elle participe à éclairer de cette dimension une culture ou une littératie globales — je pressens qu’on va me chicaner sur ce point mais j’assume — doit être pris en charge par toutes les disciplines, par tous les champs, par tous les professeurs. Par ailleurs, ces derniers se trouvent fort heureusement dans l’obligation de collaborer avec leurs collègues pour mettre en œuvre l’acquisition des compétences transversales liées à ces domaines, par exemple dans ces enseignements pratiques interdisciplinaires.
On ne comprend pas, en conséquence, pourquoi les professeurs documentalistes refusentd’être les accompagnateurs des projets qu’on y conduira. Sans doute dans leur esprit et, en particulier, dans l’esprit des pétitionnaires, le mot d’« accompagnateur » peut-il apparaître comme dévalorisant… Sans doute, les professeurs documentalistes, qui ont eu tant de mal à convaincre qu’ils étaient, eux aussi des professeurs, ressentent-ils cette nouvelle appellation comme dégradante… Il s’agit là à nouveau d’une erreur fondamentale : je ne le cesse de le répéter, le numérique contraint le maître à quitter son habit moiré d’expert, à descendre de son estrade, à changer de discours et à accompagner les parcours et l’appropriation individuels plutôt qu’à instruire. Il s’agit là d’une révolution radicale dont peu sont à même de percevoir la portée et les enjeux.
Personne n’y échappera et les professeurs documentalistes ne seront pas non plus épargnés. Mais c’est une perspective plutôt réjouissante, cet « inconfort un peu hasardeux ». Qui veut bien relever le défi ?
[Mise à jour 13 h : je tombe par hasard sur cette affiche que je reproduis ci-dessus et avec le slogan de laquelle je suis d’accord, s’il se suffit à soi-même. Mais pourquoi s’inquiéter à ce point ? Encore une fois, la perspective est réjouissante…]
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : Lizadaly sur Flickr
1. Les 31 nouveaux défis pour le collège, mais aussi pour l’École et l’Université http://www.culture-numerique.fr/?p=3207
Article publié sur le site : http://www.culture-numerique.fr/?p=3297
Dernière modification le dimanche, 14 juin 2015