en Californie ont franchi une nouvelle étape quand plusieurs manifestants s’en sont pris à un salarié de Google, Antholony Levandowski, qui travaille sur le projet de voiture autonome. Les manifestants ont bloqué son domicile et distribué des tracts l’incriminant à ses voisins, comme l’explique en détail Jérôme Marin de Silicon 2.0 (@jeromemarinsf), témoignant que les opposants ont mené une enquête très fouillée et détaillée sur cet employé, comme un reflet aux données que Google accumule sur chacun d’entre nous.
Jusqu’à présent, ces protestations se sont surtout attaqué aux Bus Google, des bus privés de luxe qui transportent matins et soirs les travailleurs riches, jeunes et éduqués de San Francisco jusqu’à la Silicon Valley, rapporte le LA Times. Mais pas seulement. Plusieurs manifestations publiques ont eu lieu devant les sièges de certaines sociétés de la Valley ou dans la rue, devant les bâtiments publics, rapporte encore Jérôme Marin dans un autre article. Tant et si bien, qu’aujourd’hui, San Francisco semble s’être dressée contre la Silicon Valley explique Corine Lesnes sur LeMonde.fr(@BicPictureCL).
Image : A Oakland, le 20 décembre, des manifestants s’en prennent à un Google Bus rapporte Craig Frost sur son compte Twitter, via The Verge.
De quoi les bus Google sont-ils le symptôme ?
Pour Julia Carrie Wong de Salon.com (@juliacarriew), les autobus privatisés de Google (mais aussi de Facebook, Genentech, Apple, Yahoo et d’autres) sont devenus le symbole de la discorde. Pour ces sociétés, ils sont un outil de recrutement et un outil de travail, permettant de prolonger la journée de travail de leurs employés (tous sont très confortables et proposent tout l’équipement pour travailler connecté pendant les longues heures de trajets dans une métropole où la circulation est souvent très difficile). Pour ses opposants, ils sont le symbole de la gentrification de San Francisco, qui se fait au détriment du transport public (cela est dû au fait que ces autobus empruntent les lignes de bus publiques, qu’ils s’arrêtent aux mêmes arrêts ce qui a des effets d’engorgement sur le reste du réseau) comme s’ils étaient le signe avant-coureur du risque de sa privatisation. Sont-ils un bouc-émissaire commode ou la cause de l’embourgeoisement des quartiers, comme le souligne une étude (.pdf) menée par Alexandra Goldman qui a montré que les loyers, à proximité des arrêts des navettes augmentent plus vite que ceux qui en sont éloignés ? Pourquoi la colère se déchaine-t-elle contre les bus plutôt que directement contre les loyers ?
Image : Manifestation devant un bus Apple, le 20 décembre 2013 demandant un logement abordable, via un tweet de Katy Steinmetz repris par Business Insider.
Pour Julia Carrie Wong, les bus sont un emblème. Normalement, la législation de San Francisco interdit aux bus privés d’utiliser le réseau d’arrêt public (une loi prévoit même une amende de 271$ aux contrevenants). Les bloqueurs de bus estiment que les entreprises de haute technologie doivent plusieurs millions de dollars à la ville pour l’utilisation de ce réseau depuis des années (la journaliste Rebecca Bowe a calculé que la facture impayée pourrait s’élever de 500 à 600 millions de dollars, alors que le budget annuel de l’agence des transports de SF est de 800 millions de dollars). Depuis que les navettes ont commencé à utiliser le réseau, elles ont surtout montré un grand déni de la réglementation en vigueur. Non seulement la ville a permis pendant longtemps à ces entreprises de violer la loi, mais maintenant qu’elle vient de régulariser la situation, les entreprises semblent avoir réécrit de nouvelles règles, puisque la ville vient de décider que les bus privés devraient payer 1$ par arrêt utilisé et par navette… Insuffisant ! “Sous le prétexte de réglementer les navettes, le programme régularise le statu quo”, estime la journaliste. Il permet aux bus privés de continuer à utiliser le réseau pour une somme modique (Google est invité à payer 100 000 dollars par an, alors que s’il devait payer l’amende, il devrait payer environ 27,1 millions de dollars par an). Or, pour beaucoup de gens, il y a là une politique à deux vitesses, car les populations ouvrières et de couleurs, elles, sont les premières victimes de la chasse à la fraude dans le transport public, souligne un rapport récent : un jeune homme a même été abattu par la police récemment pour avoir pris la fuite sans produire son ticket de transport. Ce programme de chasse aux resquilleurs coûteux (9,5 millions de dollars par an) n’a permis que de récupérer 1 million de dollars de revenus et a surtout généré un climat de peur et de méfiance des usagers des autobus, notamment des plus pauvres. Ainsi, “d’un côté les usagers du transport en commun se sentent comme des criminels dans leur propre ville alors que de l’autre, celle-ci ferme les yeux sur les infractions commises par les bus privés”. Il n’est donc pas étonnant que la colère des habitants explose. Pour Julia Carrie Wong “le Google Bus est l’incarnation d’un système qui indemnise les sociétés alors qu’il ne cesse de criminaliser et punir les individus. Google et ses semblables ont toujours su qu’ils pouvaient contourner la loi jusqu’à être invité à en faire de nouvelles”.
Derrière la contestation très concrète de cette nouvelle forme de privatisation du transport public de la baie de San Francisco se cache comme souvent l’introduction d’un déséquilibre dans les rapports de pouvoir existants. Dans la baie de San Francisco, le pouvoir des entreprises des nouvelles technologies prend le pas sur celui des citoyens. Sans compter, comme l’ajoute très bien Rebecca Solnit dans la London Review of Books, que ces transports privés sapent le développement des transports publics : l’argent qui va aux bus privés ne va pas au développement du train de banlieue.
Une Silicon Valley plus inégalitaire que jamais
Cette contestation envers les startups de la Valley et son élite est la traduction de l’augmentation des différences sociales qui s’y font jour et qui a pour conséquence immédiate la hausse spectaculaire des loyers et la gentrification accélérée de toute la Baie. La pression sur le logement a démultiplié les expulsions (+25% en 2012) et les saisies, avec son lot d’histoires déchirantes, comme celle de cette vieille femme de 97 ans racontée en vidéo par le New York Times, ou cellesqu’évoque Rebecca Solnit dans son article. Les tarifs locatifs ont augmenté de 10 à 135 % selon les quartiers. Dans les quartiers populaires les plus prisés, les projets de résidence haut de gamme se multiplient. Les restaurants et cafés de luxe chassent le petit commerce local. Les poches de pauvreté intenses des quartiers comme Fillmore ou Tenderloin sont de plus en plus isolées face à la hausse exorbitante et générale du prix des logements. La population noire a diminué depuis les années 70 passant de 10% à moins de 4%. Le nombre de Latinos y augmente plus lentement que partout ailleurs en Californie. Le contrôle des loyers ne parvient pas à contenir l’exode de tous ceux qui ne travaillent pas dans la technologie. Dans le quartier de Mission qui a longtemps été le quartier Latino, plus personne semble ne parler espagnol dans la rue.
Image : Protestation contre un Google Bus du 30 juin 2013 organisée par le collectif Get Out of SF, photographiée par Steve Thodes.
Cette tension économique a accentué les différences sociales. Le fossé entre les plus hauts et les plus bas revenus de la Valley se sont accrus estime le Joint Venture Silicon Valley dans son index régulier. Le nombre de SDF a augmenté de 20% en deux ans, comme le rapportait le dossier de Business Insider et son éloquente cartographie du “Grand fossé”. Pour le journaliste du New Yorker, George Packer, alors que dans les années 70 elle a longtemps été le symbole de la réussite de la classe moyenne, égalitaire, agréable “et un peu ennuyeuse”, “la Silicon Valley est devenue l’un des endroits les plus inégalitaires d’Amérique”.
Alors que le salaire annuel moyen à San Francisco est de 46 000 dollars, celui des entreprises de technologie monte à 130 000 dollars. La journaliste duWeekly Standard, Charlotte Allen, dressait récemment exactement le même tableau, comme le rapportait Xavier de la Porte.
Dans la Valley, le futur de l’emploi de l’Amérique, tel que le décrivent Erik Brynjolfsson et Andrew MacAfee est déjà là, concentrant à la fois les gens les plus fortunés du pays (on y dénombre une cinquantaine de milliardaires et des dizaines de milliers de millionnaires) et le plus grand nombre de laissés pour compte. San Francisco est devenue une ville sans classe moyenne, explique encore Packer. “Parfois, le Google Bus semble n’être que le nouveau visage du capitalisme, contenant des gens trop précieux pour utiliser les transports publics ou conduire. Dans les mêmes espaces errent des sans abris qui ne méritent même pas d’espaces privés, de confort ou de sécurité minimum.”
Image : cartographie de la Silicon Valley extraite d’une infographie de Business Insider, montrant la situation de quelques-unes des plus belles maisons de la Valley – comme celle de Mark Zuckerberg que vous pouvez visiter là -, celle des grandes entreprises du numérique ainsi que des camps de sans abris, dont “The Jungle” l’un des plus grand camp de SDF des Etats-Unis.
La deuxième économie, cette innovation sans emplois, en tout cas sans emplois intermédiaires, a déjà commencé dans la Silicon Valley, et elle ne va pas se dérouler sans conflits. Car si cette froide inégalité est l’avenir de l’Amérique et du monde, alors il n’est pas sûr que grand monde la souhaite.
Le repli sur soi : l’innovation technologique ne défend que ses intérêts
La gentrification à l’oeuvre modèle jusqu’aux sièges des entreprises technologiques où le repli sur soi des plus riches semble partout à l’oeuvre, évitant tout contact avec la communauté existante. Comme l’écrit la designer Alexandra Lange dans son livre The Dot-Com City : Silicon Valley Urbanism, “plus les entreprises de haute technologie de la Silicon Valley adoptent un modèle urbain , plus il devient difficile pour elles d’expliquer pourquoi elles ont besoin de se tenir à l’écart”. L’affreux campus en forme de beignet que construit Apple à Cupertino est peut-être un paradis pour les travailleurs (et encore, on sait mal quel panopticon se met en place à l’intérieur de ces murs), mais quels sont ses effets sur le rapport de ces entreprises à la population locale qui se coupe d’eux par la structure même de l’architecture de leurs campus, questionne Alexandra Lange dans un article de Gizmodo. Ce type de stratégie de repli sur soi, assez classique pour les entreprises, est à mille lieux du fameux et bordélique bâtiment 20 du MIT. Badges et ségrégation des travailleurs selon leurs niveaux sociaux ou leurs fonctions ne sont pas que des provocations artistiques…
Les utopies démocratiques initiales de l’industrie technologique semblent avoir disparues tout entier derrière ces nouvelles formes d’isolement, questionne George Packer, sans que nul ne lui réponde.“L’industrie de la technologie, en se séquestrant elle-même de la communauté qu’elle habite, a transformé la région de la Baie sans être transformée par elle – sans avoir à se salir les mains.”Pour Joe Green, le fondateur de Nation Builder, une plateforme logicielle qui fournit des outils pour organiser les campagnes politiques, si les entrepreneurs de la Silicon Valley pensent réellement qu’ils peuvent changer le monde, force est de constater qu’ils sont bien souvent complètement déconnectés de la politique. En partie parce que les principes de fonctionnement de la politique et ceux de la technologie sont complètement différents. “La politique est transactionnelle, opaque, basée sur des hiérarchies et des poignées de mains, quand la technologie est empirique, souvent transparente et tirée par les données”.
L’idéal d’un monde sans frottement, dans lequel la technologie est une force de progrès et une source de richesse, laisse de côté le fait que la politique signifie inévitablement des conflits d’intérêts, avec des gagnants et des perdants. La Silicon Valley a tendance à ignorer elle-même sa propre version de ces types de conflits : derrière la belle histoire de ses start-ups qui réussissent, on parle beaucoup moins de celles qui échouent et de la lutte impitoyable qui y a lieu. Comme le dit le capital risqueur Marc Andreessen… un capital risqueur entend 3000 personnes lui expliquer leur projet chaque année, mais n’en finance que 20. Reid Hoffman, le patron de LinkedIn, décrit la culture intellectuelle de la Silicon Valley comme sous-développée, toute entière tournée vers la compétitivité et ignorant tout le reste. Les gens y lisent TechCrunch et le VentureBeat, mais pas leWall Street Journal ou le New York Times. “Comme les industries qui l’ont précédée , la Silicon Valley n’est pas une philosophie , une révolution ou une cause. Il s’agit d’un groupe de sociétés puissantes et riches qui travaille à promouvoir leurs propres intérêts. Parfois, ces intérêts peuvent être alignés avec ceux du public, parfois non.” Evgeny Morozov ne dit pas autre chose quand il explique que “l’innovation n’est qu’un euphémisme pour désigner les intérêts des entreprises de la Silicon Valley plutôt que pour évoquer un agenda social et politique ambitieux”. Pour la Silicon Valley, avoir une application sur son smartphone qui vous alerte sur le fait d’avoir besoin de faire plus d’exercice ou comment manger plus sainement est un moyen pour résoudre les problèmes de santé ou d’obésité, qu’importe alors si les gens ne sont plus en mesure de payer les soins dont ils ont besoin ou leur assurance. La manière qu’ont ces entreprises de traiter des questions politiques sous couvert de technologie est une idéologie à part entière, estime Morozov, dont le pire effet est de dépolitiser tout débat sur la politique économique et industrielle d’un pays. Le fait d’avoir une nouvelle technologie à notre disposition, plus efficace, n’est pas une raison suffisante pour abandonner certaines de nos politiques, rappelle le pourfendeur de la Silicon Valley dans un autre article. Parfois par exemple, l’inefficacité est le prix que nous avons accepté de payer pour éviter la discrimination. Si AirBnb par exemple aide à améliorer l’efficacité de la location, il n’aide pas l’Etat à percevoir les taxes qui y sont associées ni à contrôler les loyers. “Si nous n’aimons pas le contrôle des loyers, nous devons nous y opposer sur le terrain politique et social”, pas seulement par l’utilisation d’une application.
Bien que ces entreprises promeuvent un monde ouvert et connecté, elles sont extrêmement secrètes, explique encore George Packer, en évoquant les Gafa. Non seulement secrètes, mais même dans le monde merveilleux des entreprises de l’économie du partage, leur modèle d’affaires ne diffère pas de celles des entreprises traditionnelles, insistent Milo Yiannopoulos pour The Next Web ou Jannelle Orsi sur Shareable invitant l’économie collaborative à faire sa révolution intérieure. Pour Marc Andreessen, les conflits sur les questions de la vie privée, de la propriété intellectuelle où les monopoles apporteront bientôt une période de tension entre la Vallée et les autres acteurs de la société. Nous y sommes certainement entrés.
Le mythe de la méritocratie
Pour Mitch Kapor, cité par George Packer toujours, poser des questions sur le manque de diversité raciale et sexuelle dans les entreprises de technologie rend les gens de la Silicon Valley très mal à l’aise. Or, quand on y regarde de plus près, seulement 8% du capital-risque des start-ups sont détenus par des femmes, et, dans une région où les Latinos représentent un quart de la population, ils ne représentent que 5% des employés des grandes entreprises de la technologie.
Pour Wired, la spécialiste des médias sociaux Alice Marwick (@alicetiara), auteure de Status Update : How social media changes celebrity, popularity and publicity, rappelait combien, contrairement à ce qu’elle affirme si souvent, la Silicon Valley n’est pas une méritocratie.
“La Silicon Valley est-elle aussi méritocratique qu’elle le prétend ? Pourquoi alors ses principaux entrepreneurs sont-ils tous des hommes blancs ? Si les entrepreneurs naissent entrepreneurs, pourquoi tant de programmes tentent d’en créer ? Si la technologie change le jeu, pourquoi le capitalisme à l’ancienne et l’exploitation de l’information ne sont jamais remis en cause ? (…)” Les mythes de la méritocratie et l’esprit d’entreprise renforcent les idéaux de la scène technologique, mais plus encore ses structures de pouvoir et de privilèges. Ces mythes renforcent à la fois un système fermé de privilèges et presque exclusivement centré autour de la croyance dans le capitalisme néolibéral. “Cela ne rend pas la technologie intrinsèquement meilleure ou pire que n’importe quelle autre entreprise américaine – je préférerais certainement socialiser avec des gens des nouvelles technos que des banquiers – mais révèle la nature du numérisme”.
La mythologie de la méritocratie nie le rôle des relations personnelles, de la richesse, de l’expérience, du genre, de la couleur de peau, de l’éducation. Pourtant, les femmes, les personnes de couleurs voir les homosexuels n’obtiennent pas les capitaux au même niveau que les hommes blancs, de sexe masculin, de moins de 30 ans, nerds, sans grande vie sociale et qui ont abandonné Harvard ou Stanford… Le mythe permet de maintenir l’idée que c’est lié à leur manque de capacité plutôt qu’a un ostracisme quelconque. Or, la mythologie de l’entrepreneur tend de plus en plus à faire croire que c’est un attribut personnel qui ne peut être enseigné. Comme le dit OmMalik : “un entrepreneur est une personne qui ne peut pas gérer le statu quo et qui veut réorganiser le monde selon sa propre vision”. Comme l’écrivain ne peut s’empêcher d’écrire, l’entrepreneur ne peut s’empêcher de changer le monde. “Mais l’écriture comme l’esprit d’entreprise ont pourtant besoin de beaucoup de travail de base répétitif pour être couronnés de succès”, rappelle Alixe Marwick. Pourtant, les grands entrepreneurs reconnaissent tous avoir eu de la chance. Le mythe de l’entrepreneur comme homme providentiel, comme inventeur de génie, oublie toujours comment l’innovation avance (développements parallèles, contributeurs non crédités, échecs… cf. par exemple “les mécanismes de la créativité”) qui forme un récit beaucoup moins excitant à entendre. Le mythe de l’entrepreneur est populaire parce qu’il s’aligne avec les valeurs américaines fondemantales de l’indépendance, du héros, du constructeur… Définitivement, comme César Hidalgo du MIT en faisait récemment la démonstration, nos sociétés sont profondément topocratiques : c’est-à-dire que la structure des inégalités sociales dépend de la façon dont nous sommes reliés aux autres.
Sexiste la Vallée ?
Le mythe de l’entrepreneur est bien sûr un mythe éminemment masculin. Hélène Ahl dans son étude sur les entrepreneurs notait déjà que 70% des mots utilisés pour les décrire étaient des mots à connotation masculine. Pourtant, 40% des entreprises privées aux États-Unis appartiennent à des femmes. Malgré l’attribution de caractéristiques masculines à l’entrepreneur, les études ont montré qu’il n’y avait aucune différence entre femme et hommes entrepreneurs en terme d’éducation, de formation ou de motivation. Pire, bon nombre d’indicateurs estiment que les entreprises dirigées par des femmes surpassent les résultats de celles des hommes…
Cela n’empêche pas le monde de l’entreprise d’être éminemment sexiste. À quelques exceptions près, toujours mises en avant, les femmes sont quasiment absentes des échelons hiérarchiques supérieurs. Les entreprises de capital-risque sont majoritairement gérées et financées par des hommes. Seulement 8 % des startups du capital-risque sont fondées par des femmes, et seulement 14% des sociétés qu’elles financent sont dirigées par des femmes.
Le mythe de l’entrepreneur et celui de la méritocratie renforcent les idéaux de la Valley, sa structure de pouvoir et ses privilèges, conclut Alice Marwick. “L’élitisme numérique ne reconfigure pas le pouvoir, il le consacre”. A croire que l’élitisme numérique n’est en fait rien d’autre qu’une justification pour accroitre les inégalités sociales.
Pour l’entrepreneur Vivek Wadhwa (@wadhwa), s’exprimant dans une tribune pour le Wall Street Journal, en surface, la Silicon Valley semble une méritocratie parfaite. La moitié des start-ups y ont été fondées par des émigrés. Vous y voyez des gens du monde entier qui collaborent ou se concurrencent. La race et la religion ne semblent pas des barrières au succès. A une exception près, la totale absence de femmes. Et Vivek Wadhwa de prendre l’exemple du Conseil d’administration de Twitter, exclusivement masculin, soi-disant parce que son président, n’aurait pas trouvé de femmes dignes d’y entrer ! Mauvais argument lui a répondu Vivek Wadhwa.
Le mythe du mâle, blanc et nerdy a la vie longue dans la Valley, renchérit Vivek Wadhwa. La Silicon Valley est un club de garçons et il est temps que cela cesse, surtout quand on sait que les fortes proportions de femmes dans les conseils d’administration sont bénéfiques aux affaires, comme l’a montré les études du cabinet Catalyst.
Comment inverser cette tendance ? Comment inciter les femmes à entrer dans le secteur des technologies ? C’est la question à laquelle Vivek Wadhwa et Farai Chideya ont tenté de répondre dans leur livre Femmes innovantes. Pas si simple. Force est de constater que beaucoup se disent rebutées par le chauvinisme et l’arrogance de l’industrie des technologies. Alors qu’aux États-Unis, 140 femmes pour 100 hommes s’inscrivent dans l’enseignement supérieur, alors qu’elles sont maintenant plus nombreuses que les hommes même en mathématiques, elles désertent toujours autant l’informatique (pour des chiffres très détaillés sur les proportions de femmes dans la technologie, l’entrepreneuriat et les études supérieures, voir cet article de The Atlantic). A croire que la suffisance du geek s’avère être sa pire tare.
Au final, là encore, la technologie a renforcé les inégalités plutôt qu’elle n’est parvenue à les réduire. Partout ses contre-effets semblent avoir pris le contre-pied de ses discours. Oui, la technologie change le monde. Pas en bien.
Antidémocratique la Vallée ?
Et si le fait que l’internet ait aggravé les inégalités était un acte délibéré ? Et si changer le monde pour moins d’égalité était le but caché des entrepreneurs de la Vallée révélant leurs vrais visages ? C’est ce qu’envisage le journaliste Klint Finley (@klintron) pour TechCrunch en mettant les pieds dans le plat et en évoquant “la montée des néoractionnaires”.
Pour Finley, les néoréactionnaires sont d’anciens libertaires qui ont décidé que la liberté et la démocratie étaient incompatibles. Leur critique, souvent avouée a demi-mots ou dans l’entre-soi, se concentre sur l’opposition à la démocratie sous toutes ses formes. Et Kint Finley d’accuser nombre d’investisseurs américains d’être dans cet état d’esprit, comme Peter Thiel (Wikipédia), Balaji Srinivasan d’Y Combinator (même s’il s’en est défendu)… Pour Klint Finley, observer les liens entre les néoréactionnaires et les gens qui leurs sont proches pourrait faire tourner la tête à n’importe quel théoricien de la conspiration… Finley ne croit pas pourtant pas qu’il y ait conspiration : “Je ne pense pas que Peter Thiel fasse parti d’un complot néoréactionnaire. Je ne pense même pas qu’il est néoréactionnaire. Il n’empêche qu’un certain nombre d’idées se répandent sur la scène des startups et a un impact sur la culture de technologie…”
La neoréaction est certainement appelée à rester une position très minoritaire estime Finley, mais elle se répand. Et de nombreux professionnels des technologies “plutôt que d’admettre leur rôle dans la gentrification, les disparités de richesse, la suppression d’emploi, se font passer pour des victimes”. Si Klint Finley ne veut pas passer pour complotiste, ce n’est pas le cas des néoréactionnaires eux-mêmes. Leur sentiment de persécution les amène à croire en ce qu’ils appellent la cathédrale, une méta-institution qui serait composée d’Harvard, des autres grandes écoles, du New York Times et de la plupart des élites lettrées américaines… qui formeraient un consensus auto-organisé qui dicterait les normes et les idées acceptables pour la société. Les plus ardus néoréactionnaires pensent que le quotient intellectuel est génétique… et qu’il pourrait être le fondement d’une nouvelle aristocratie. Certains d’entrent eux estiment même “vouloir divorcer”, sortir la Silicon Valley de la gouvernance des États-Unis, rapportait récemment Louise Couvelairepour M, le magazine du Monde, à l’image toujours renouvelée du mythe de la frontière, renouvelée avec le cyberspace et les hippies, cherchant à fonder ailleurs une nouvelle communauté…
Cette idéologie dit aux geeks, mâles, blancs qu’ils sont les dirigeants naturels du monde… un monde qu’ils n’aperçoivent même pas depuis les fenêtres fumées des bus qui les emmènent travailler.
Pas étonnant que la Silicon devienne alors l’ennemi public n°1, comme le souligne Danny Crichton pour TechCrunch, “partout à travers le pays les gens commencent à nous haïr, et cela ne va pas changer de sitôt”. Mais selon lui, c’est parce que les grandes entreprises de la Valley ne cherchent plus seulement à conquérir le territoire vierge du numérique, mais parce qu’elles s’intéressent désormais au monde réel, qu’elle est en train de reconfigurer également les secteurs non technologiques, comme le montrent Uber ou AirBnb. Or, ces nouvelles perturbations sont plus pernicieuses, plus politiques… Alors que le numérique créait une valeur nouvelle, forcément et exclusivement positive, désormais, les entreprises du numérique se mettent à détruire la valeur de sociétés existantes pour créer la prochaine génération de produits et de services. “Maintenant que les entreprises de la Vallée sont de plus en plus en concurrence avec des entreprises traditionnelles, la société n’est plus si prompte à excuser nos comportements”. Et Danny Crichton d’enfoncer avec une belle naïveté l’arrogance de la Valley : “l’exceptionnalisme est ce qui rend la Valley en mesure de construire quelque chose qui n’existait pas avant, mais qui créé aussi de plus en plus d’animosité du public à l’égard de cette manière de faire l’innovation”. Et Danny Crichton de penser que l’indignation ne construira pas le prochain Intel, le prochain Apple, Google ou Facebook. On peut espérer qu’il ait tort. L’indignation contre les comportements des Gafa ou de la NSA construira assurément l’innovation de demain.
Comme le dit très bien Packer, “Quand les financiers affirment qu’ils font le travail de Dieu en fournissant un crédit bon marché et que les pétroliers se disent des patriotes qui permettent l’indépendance énergétique du pays, personne ne les prend au sérieux : c’est une chose acquise que leur motivation est avant tout le profit. Mais quand les entrepreneurs de la technologie décrivent leurs nobles objectifs il n’y a aucun sourire ou clin d’oeil amusé.” Pour l’instant. Ce qui arrive aux bus de Google montre bien combien, contrairement aux rêves de ceux qui prétendent changer le monde, la Valley n’a pas renversé les inégalités. Au contraire. Elle les a renforcés. Sous couvert de technologie et de mérite, d’”innovation”, elle a favorisé les intérêts de certains au détriment de ceux de la société. Comme le dit Evgeny Morozov (toujours lui), “lorsque l’internet est partout, la politique n’est nulle part”. “Ce qui est à l’oeuvre, ce n’est pas une révolution technologique, mais les effets d’une politique néolibérale”, explique-t-il encore avec raison. Les rêves des pionniers sont bien morts.
Hubert Guillaud