Cette vision strictement utilitaire du numérique se retrouve dans le discours institutionnel de l’école, relayé par l’encadrement, lequel est généralement et désespérément vide de toute autre dimension. Les professeurs, confortés en cela par leur hiérarchie, se complaisent à évoquer leur « utilisation du numérique », réussissant même à dire ce qui est numérique et ce qui ne l’est pas, comme si cette distinction avait encore du sens !
Le numérique élargit en effet son cercle d’influence aux domaines politique, institutionnel, économique ou commercial, technologique bien sûr, auxquels il propose de nouveaux modèles. Les entreprises, par exemple, mettent les dimensions humaines et organisationnelles au cœur de leur transformation numérique, bien avant les modifications techniques. Ce n’est pas non plus la vision des jeunes, enfants et adolescents, qui lui donnent un sens largement plus social ou sociétal, voire citoyen, médiatique ou informationnel — en fait, les jeunes ne donnent aucun sens au mot « numérique », tant ce dernier imprègne leurs pratiques quotidiennes.
Ainsi, peu à peu, depuis une bonne vingtaine d’années, à force de dérives sémantiques successives et d’inculture chronique, l’école s’est éloignée de la société et des pratiques de sa jeunesse. Ce n’est pas dommage, c’est largement pire que ça !
Comment faire ?
Le numérique pour un engagement politique et citoyen de l’école et de ses acteurs
Le numérique, né de l’Internet, représente pour chacune ou chacun d’entre nous une opportunité historique. Les réseaux donnent une perspective universelle aux apprentissages, où chaque apprenant peut prendre conscience de son rôle de citoyen, en même temps que de l’existence et la considération de l’autre, si lointain soit-il. De plus, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, à condition naturellement de pouvoir accéder à l’Internet, ce qui n’est encore pas donné à tout le monde, chaque citoyenne, chaque citoyen accède enfin, plus de deux siècles après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à l’exercice plein et entier de sa liberté d’expression. Mieux encore ! cet exercice peut s’accomplir de telle manière que la parole ainsi libérée peut se porter à l’autre bout du Monde et se confronter à un auditoire potentiellement universel.
« Le terreau est idéal pour une création en explosion, et c’est ce qui se passe : tout le monde écrit, tout le monde chante, tout le monde dessine et peint. En réponse, tout le monde lit, tout le monde écoute, tout le monde admire. » explique Neil Jomunsi sur Page42.
Il s’agit d’un bouleversement au fond de l’ordre social et des hiérarchies établies. Le citoyen « d’en bas » peut donner son avis, lancer des idées, partager des productions et des valeurs, être lu et entendu. Les systèmes habituels de la représentation et de la délégation sociale et politique en sont modifiés à tel point que les élus ainsi délégitimés n’y comprennent goutte.
On mesure mieux alors les enjeux éducatifs. Dans ce cadre, je rappelle avoir proposé, comme d’autres, à de nombreuses reprises, que publier, cette liberté offerte aujourd’hui à chacun, devienne une compétence fondamentale comme lire, écrire ou compter. Il s’agit là certes de l’apprentissage de libertés publiques qui, faut-il le rappeler ?, ne s’usent que lorsqu’on ne s’en sert pas, mais aussi d’apprentissages « ordinaires » qui se trouvent ainsi valorisés Les programmes qui ont été réécrits et proposés à l’école élémentaire et au collège ne contiennent que de manière très marginale des avancées dans ce domaine. Ce ne sera qu’une nouvelle occasion historique manquée…
Publier n’est d’ailleurs qu’une activité parmi d’autres, un engagement citoyen de plus. Il en existe bien d’autres qui concernent l’école auxquels le numérique donne une nouvelle dimension, à commencer par l’exercice urgent d’un autre droit, celui de la démocratie scolaire de laquelle les élèves sont, aujourd’hui encore, régulièrement évincés, au mépris de la loi pour ce qui concerne les élus lycéens.
Le numérique social et sociétal pour des apprentissages plus transversaux
« Au xviie siècle, l’honnête homme a une culture générale étendue et […fait] preuve d’une aisance sociale conforme à l’idéal du moment. » nous disent la littérature et Wikipédia.
Au xxie siècle, l’école est-elle en mesure de former les honnêtes femmes et hommes, citoyennes et citoyens numériques, possédant une telle culture commune, numérique donc transversale, et capables de l’aisance sociale conforme à l’état de la société et, peut-être, si le définir précisément est possible, à un nouvel idéal de ce siècle ? C’est, me semble-t-il, tout l’enjeu des évolutions sociétales et donc scolaires à venir.
Un premier constat est d’observer que l’Internet et les réseaux numériques sont les lieux du lien, du partage et de relations humaines et possiblement riches. Ces réseaux sont en passe, semble-t-il et espérons-le, de devenir des réseaux de sujets avant d’être des réseaux d’objets. Une des missions de l’école est alors d’investir cette horizontalité réticulaire, de construire l’honnête jeune homme de ce siècle et d’en faire un sujet éduqué mais aussi éclairé, contre tous les néo-obscurantismes modernes dont de puissants lobbys sont les promoteurs.
D’une manière générale, alors que le numérique promeut les pédagogies actives, l’école, à tous les niveaux, n’a pas évolué comme attendu et continue à n’user, de manière quasi exclusive, que de pédagogies transmissives d’un autre siècle.
« Les élèves continuent à évoluer dans un système éducatif dominé par une approche trop étroite des disciplines, des connaissances fragmentées dont on ne discerne pas les enjeux… » peut-on ainsi lire aussi dans les Cahiers pédagogiques.
C’est d’autant plus dommage, les pratiques numériques médiatiques massives des jeunes en sont le témoignage quotidien, que les passerelles se construisent aujourd’hui entre tous les champs du savoir alors qu’elles sont niées voire combattues dans les apprentissages ordinaires en silos que pratique ordinairement l’école. Ainsi, dans cette perspective, il convient d’apprendre à apprendre ensemble en croisant les pratiques et les regards — le « co » et le « trans » —, en imprégnant les champs disciplinaires d’une littératie numérique transversale avant tout humaniste et sociale.
Dans mon esprit et contre certains replis sur soi corporatistes, cette littératie recouvre aussi les champs de l’éducation aux médias et à l’information, de l’éducation à l’image, de l’éducation à l’actualité. On a cru un moment que les effets de la communication politique, après les tristes événements de 2015, allaient tout changer en installant durablement cette littératie dans les programmes. On a fait une grave erreur : c’est encore un rendez-vous unique avec l’Histoire de raté ! « Les mesures annoncées depuis “Je suis Charlie” sont restées bien trop timides et n’ont pas été mises en place. Elles ne répondent pas aux attentes des communautés de pratique sur le terrain et ne pallient pas les faiblesses historiques pointées par les chercheurs. » explique Divina Frau-Meigs sur son blogue, en tentant de dire pourquoi l’EMI constitue un levier puissant pour comprendre les enjeux politiques et économiques du numérique.
« Sur le plan scolaire, n’oubliez jamais les humanités. […] Il faut apprendre à décoder le monde plus qu’à coder des programmes informatiques. Vous êtes déjà des encyclopédies technologiques, tentez de devenir des “honnêtes hommes”. » conseille enfin et à propos Laurent Alexandre dans une lettre à ses enfants.
Pour des bien communs culturels et une nouvelle éthique du numérique
Wikipédia est un enfant de l’Internet et du numérique. Depuis sa création en 2001 — c’était hier —, plus de 30 millions d’articles ont été écrits en plus de 230 langues, dont plus d’1,7 million pour la seule version francophone. Cette encyclopédie, à laquelle contribuent maintenant d’éminents spécialistes de leurs disciplines respectives, s’accompagne de projets frères, dont un dictionnaire et des bases de ressources multimédias, des images, des livres et œuvres numériques, des actualités, des données diverses… Convient-il d’aller plus loin dans la démonstration ?
Et pourtant, la plus grande encyclopédie jamais écrite par les honnêtes hommes de ce siècle, bénévoles, collaborant de pair à pair, ouverte en écriture à tous, est encore malheureusement et le plus souvent détestée de l’école et de ses maîtres. Rares sont, parmi ces derniers, ceux qui ont, avec leurs élèves, contribué à l’écriture collective et collaborative d’articles ou à leur correction. Rares sont les professeurs documentalistes qui lui font une place de choix sur les écrans ou espaces documentaires, où son logo devrait toujours être présent. Rares sont les cadres pédagogiques qui la recommandent !
Pire, la méfiance à l’égard de son utilisation pour travailler et rendre compte n’a d’égale que l’ignorance du modèle de production des connaissances et des droits qui y sont attachés !
Cette méfiance généralisée s’accompagne parfois d’une peur panique qui va jusqu’à la censure et le bannissement. Elle s’exerce à l’encontre de toutes les évolutions culturelles, de la libération des droits de certaines œuvres musicales, picturales, littéraires, d’une exception pédagogique qui se fait attendre, des habitudes des jeunes enfin qui, les garnements !, co-construisent, co-produisent, partagent dans le flux et diffusent… Il y aurait tant à dire sur ces nouvelles manières de s’approprier la connaissance et la culture qui accompagnent l’émergence du numérique, en rupture radicale avec les méthodes traditionnelles.
Il en va de même de la responsabilité des acteurs de l’école, dont on pourrait attendre, de la part des adultes comme de la part de la noble institution qui les abrite, une attitude et un regard bienveillants et raisonnables parce que raisonnés. Mais la Raison semble avoir déserté l’école depuis un bon moment déjà et, bien au contraire, les engagements et initiatives des élèves sont généralement mis à mal quand ils ne sont pas censurés sans explications. Là où l’école devrait contribuer à convenir en son sein de pratiques consensuelles, porteuses d’une éthique du numérique éducatif, elle s’acharne le plus souvent à proposer à la place une morale particulièrement inadaptée et ringarde, une réglementation incomprise parce que jamais expliquée — à quoi bon ? — ou une censure draconienne.
La construction de l’autonomie et de la responsabilité des élèves, jeunes citoyens numériques, devrait être au cœur du projet éducatif et pédagogique. C’est essentiel, plus encore aujourd’hui. Or, de manière générale, l’acquisition de ces compétences passe au second plan, bien après les compétences strictement disciplinaires.
L’école a donc du travail sur la planche. L’école numérique est déjà dans la poche de ses élèves et ne trouve pourtant que rarement place dans ses murs. La fracture entre les pratiques de la société et des jeunes et celles de l’école s’élargit sans cesse. Au lieu de contribuer à changer au fond les dispositifs, dont les programmes, les temps, les lieux, les missions, les enseignements et les modalités d’enseigner, de concerner et de former à tous les niveaux de formation comme d’enseignement les professeurs d’aujourd’hui pour préparer les élèves à la société de demain, l’école s’échine et s’épuise dans des « plans numériques » abscons et utilitaires, fruits de la seule communication politique, sans aucun rapport avec ses véritables besoins.
Le défi est formidable. Et passionnant, pour tous ceux qui veulent s’y atteler. Au travail !
Michel Guillou @michelguillou
Dernière modification le jeudi, 12 mai 2016