Travailleurs ou entrepreneurs ?
Ils partent du constat que le numérique rend le marché du travail mondial : des millions d’emplois sont désormais disponibles pour les travailleurs les plus pauvres de la planète. A l’heure du turc mécanique d’Amazon, des millions de gens sont en compétition pour les mêmes jobs, et cela menace de saper tous les standards et normes du travail. Il y a 10 ans, moins de 20 % de la population mondiale était connectée à l’internet. En 2017, nous aurons probablement plus de gens connectés à l’internet que de gens qui ne le sont pas. Et beaucoup de ces nouveaux utilisateurs vivent dans des régions du monde où les emplois bien rémunérés sont rares. Les marchés du travail en ligne, à l’image du plus célèbre d’entre eux mis en place par Amazon, vont reconfigurer la géographie du travail. Bien qu’elles réduisent le nombre d’intermédiaires, ces places de marchés ne sont pas devenues si vertueuses, notamment parce qu’elles poussent un nivellement des salaires par le bas. Le problème, expliquent les spécialistes est que ces plateformes favorisent une relation de non-proximité entre l’employeur et l’employé, ce qui rend la surveillance et le contrôle difficile. La proximité et le contrôle sont remplacés par des scores de classement et de réputation volatiles et précaires, mais disciplinaires.
L’autre effet de ces plates-formes est de traiter le travail comme une marchandise pouvant être achetée et vendue à l’encan. Le travail est découpé en micro-tâches et les travailleurs sont traités comme des commodités où n’importe qui est remplaçable par quelqu’un d’autre. Demain, les travailleurs les mieux notés de ces plateformes auront d’ailleurs intérêt à confier les contrats qu’ils reçoivent à d’autres travailleurs pour une fraction du prix qu’ils doivent en percevoir. Le risque est bien de créer une boucle de rétroaction qui n’ait rien du tout de vertueuse. « Si le travail est une marchandise qu’on peut acheter et vendre, et si tous les travailleurs sont des entrepreneurs individuels, alors il devient rationnel d’utiliser ces plateformes pour exploiter les autres. »
S’ils se considèrent comme des entrepreneurs, le risque, expliquent les auteurs, est que les utilisateurs intériorisent l’individualisme, la compétition et la prédation. Par contre, si les utilisateurs se considèrent comme des travailleurs, alors les possibilités de collaborer, de coopérer et de s’organiser pour obtenir de meilleures conditions de travail demeure possibles. Pour les chercheurs, nous devons nous inspirer de ce qui a été fait ailleurs, dans les réseaux de production agricole par exemple. Quand l’appauvrissement a eu un impact sur les rendements et l’offre de café par exemple, les acheteurs internationaux ont réagi en encourageant la création de coopératives. C’est ce que proposent Trebor Scholz et Nathan Schneider quand ils parlent de plateformes coopératives : faire en sorte que les travailleurs s’organisent et aient des intérêts dans les plateformes qui organisent leur travail.
Pourtant, soulignent les deux chercheurs, si les plateformes coopératives pourraient être bénéfiques aux travailleurs, elles ne résoudront pas le problème de la chute des prix sur un marché du travail mondialisé. Pour cela, il est nécessaire de construire aussi des syndicats numériques, c’est-à-dire de nouvelles formes de solidarités internationales. Et les auteurs de pointer vers le travail de Gina Neff (@ginasue) et notamment son livre Venture Labor (construit en écho au capital-risque, venture capital, pour évoquer le transfert du risque à l’employé, notamment chez les employés des startups), qui pointait le fait que ces travailleurs développent un comportement entrepreneurial, qui permet de déplacer le risque de la responsabilité collective à la responsabilité individuelle. Reste que l’expression explicite de valeurs entrepreneuriales par des non-entrepreneurs peine à faire naître une conscience de classe. Pour les chercheurs, ces stratégies ne garantissent pas de résoudre tous les problèmes de la mondialisation de la main d’oeuvre via le numérique, mais ils présentent un point de départ prometteur et proposent une vision alternative. Alors que de plus en plus de personnes à la recherche d’un travail rejoignent l’internet, « nous avons besoin de penser de façon créative comment utiliser les outils numériques pour développer la collaboration entre travailleurs plutôt que pour favoriser leur mise en concurrence ». « Dans un monde où l’atomisation du travail continue à être utilisée contre les travailleurs, nous ne devons pas oublier un vieux cri de ralliement qui nous a bien servi : travailleurs du monde entier, unissez-vous ! »
Développer l’économie coopérative !
Dans leur tribune, les deux chercheurs pointent également la publication, cet été, par le leader travailliste britannique Jeremy Corbyn d’unmanifeste pour la démocratie numérique. Ce manifeste, rédigé en collaboration avec l’universitaire Richard Barbrook (@richardbarbrook), promeut une série de propositions inspirées des cultures open source et de défense des libertés numériques, détaille Erwen Chardronnet sur Makery. Parmi les propositions de Corbyn, les plateformes coopératives sont l’une des priorités mises en avant pour répondre aux dérégulations de l’ubérisation (nous avions déjà souligné combien les solidarités et les collectifs pouvaient être des réponses à ces perturbations).
Reste que les coopératives ne sont pas en soi une solution. Le sociologue Thierry Brugvin pour le Journal du Maussrevient sur les différences entre les différents statuts des entreprises coopératives. Les formes d’organisations (coopératives, mutuelles, entreprises privées ou publiques…) induisent différentes formes de démocratisation économique. Si les coopératives peuvent servir de modèles à une démocratisation de l’économie, toutes les formes coopératives n’induisent pas les mêmes formes de participation, rappelle le sociologue en pointant notamment les différences entre mutuelles et coopératives.
Dans une tribune au Guardian, Nathan Schneider (@ntnsndr) invite les utilisateurs de Twitter, inquiets du rachat possible de l’entreprise par un grand acteur comme Disney, à faire une offre. Avec l’investisseur Armin Steuernagel dePurpose Fund, il propose de lancer une collecte pour recueillir 20 % des fonds nécessaires au rachat, puis d’emprunter le reste et d’acheter Twitter. Et de distribuer les droits de vote selon une échelle d’engagement aux investisseurs et utilisateurs afin de donner plus de contrôle à ceux qui contribuent le plus à la valeur de la plateforme, comme ses employés ou ses utilisateurs les plus actifs. Robin Chase, fondatrice de Zipcar, interroge : les employés de Twitter seraient-ils prêts à déployer une partie de leurs stocks options dans une nouvelle structure de propriété ? Un blogueur, Tim McDonald, estime qu’il suffirait que 1 % des utilisateurs (3 millions de personnes) achètent pour 2300$ d’actions chacun pour pouvoir voter en bloc pour la transformation de la société en coopérative. Rendre Twitter aux utilisateurs est-il possible ?
Comment toucher et mobiliser les utilisateurs de la plateforme ? Comment organiser l’action à plusieurs millions de personnes ? Comment développer de nouvelles formes d’investissements ?… Ce qui est sûr, c’est qu’un hastag n’y suffira certainement pas.
Hubert Guillaud
Article publié sur le site : http://www.internetactu.net/2016/10/05/cooperatives-forces-et-limites/
Dernière modification le jeudi, 05 janvier 2017