Les conservateurs et/ou les corporatistes, les réactionnaires et/ou ceux qui ne pensent qu’en termes de moyens s’organisent pour combattre tout ce qui pourrait changer la conception du métier d’enseignant dans ses missions et ses pratiques.
Ils interviennent dans tous les groupes et sous-groupes. Leur discours est construit sur une ambition affichée d’un haut niveau de culture pour tous et donc sur le renforcement d’un enseignement du second degré dès la sixième et sur la protection des disciplines scolaires traditionnelles, sur l’exigence de fondamentaux, lire-écrire-compter, que le premier degré serait coupable de ne pas construire efficacement. Pourtant, il suffit de voir l’ennui des élèves, leur incompréhension et leur rejet de l’école, la souffrance des enseignants eux-mêmes face à des élèves indociles qu’ils ne comprennent pas et qui sont si différents d’eux quand ils avaient leur âge, le décalage entre le développement exponentiel des savoirs de l’humanité et de leur diffusion, et le contenu des programmes scolaires que personne ne parvient jamais à finir, pour se rendre dompte qu’il faudra bien changer si l’on veut empêcher l’école de disparaître.
Quand Michel Serres déclare que « la forme classique de la transmission est périmée », on l’écoute respectueusement et on admet son analyse, mais on a du mal à accepter que cela puisse s’appliquer à soi-même, ici et maintenant.
On avoue difficilement être « bordélisé » soi-même, on le reconnaît éventuellement pour les autres, mais en considérant qu’ils manquent simplement d’expérience. Il faut une dose de courage pour déclarer comme le font quelques profs qu’il faut désormais dans un cours d’une heure, 15 minutes pour obtenir le silence, que l’on peut « faire cours » 30 minutes avec une partie variable des élèves et que l’agitation s’installe souvent le reste du temps. La souffrance des enseignants est d’ailleurs souvent minimisée, quand elle n’est pas déniée. Le discours sur le changement nécessaire hérisse donc d’autant plus que l’on se considère personnellement « bon prof », ce qui est humain et généralement vrai dans le cadre de la conception élitiste, traditionnelle du métier de transmetteur magistral de savoirs scolaires.
Cette posture existe depuis la création du collège unique et le refus catégorique de l’école fondamentale. Elle a toujours pesé sur les évolutions possibles de l’école et elle posera encore de gros problèmes. Les professeurs de cette mouvance se battent, affirment – comme encore ce mercredi dans deux groupes de concertation – « qu’il y a longtemps que les profs sont descendus de leur estrade », ce qui peut être vrai matériellement, et que « le numérique permet toutes les pédagogies », habile formule pour protéger, le plus souvent, le modèle pédagogique dominant. Il est vrai que comme le disait Claude Thélot, « on se sait pas ce qui se passe réellement dans les classes » puisqu’il n’existe pas, en France, d’outils ou de moyens de mesurer et de catégoriser la réalité des pratiques pédagogiques.
Mais les réactions peuvent être aussi vives du côté des enseignants progressistes, de ceux qui sont influencés par ou engagés dans les mouvements pédagogiques (CRAP, ICEM Freinet, GFEN, AGEEM, AFL…), qui considèrent à juste titre que malgré tous les obstacles, toutes les pressions hiérarchiques, toutes les difficultés, toutes les menaces de sanction, ils résistent et transforment courageusement leurs pratiques.
Ils ne peuvent pas comprendre que le corps enseignant soit mis en cause alors qu’eux refondent l’école, comme ils peuvent, seuls ou avec des collègues-amis, qu’ils s’épuisent sans que leurs efforts soient reconnus. Leur agacement est parfaitement compréhensible, il contribue pourtant, involontairement, à renforcer les combats corporatistes.
Ainsi il faudrait refonder l’école, mais sans remettre en cause les professeurs. Cette affirmation est évidemment relayée à qui mieux mieux dans les milieux politiques où l’on sait bien que pour ne pas perdre de voix, pour ne pas mettre les gens dans les rues, il faut déranger le moins possible, quitte à ne changer que les apparences. L’opinion publique suit d’autant plus facilement cette position, qu’elle est particulièrement sous-informée sur ces questions et qu’en cette période de refondation, personne ne parle des finalités de l’école dans la société de la connaissance On voit des banderoles contre les suppressions de postes, on n’en voit jamais contre les programmes affligeants de 2008 ou contre le déni systématique de la pédagogie qui s’est imposé dans l’indifférence alors que ses conséquences sont et seront dramatiques pour les élèves.
Pour pouvoir vraiment refonder, il faudrait que chacun comprenne que les personnes, ni les conservateurs, ni les progressistes, ne sont en cause. La conscience professionnelle dans ce métier devenu de plus en plus difficile demeure toujours aussi forte. La volonté individuelle de faire réussir les élèves est toujours aussi forte au-delà de tous les découragements.
Il faudrait que chacun comprenne que c’est le système entier qu’il faut changer fondamentalement, que l’on ne peut se limiter à la coloriser et à le corriger sur ces marges, que cela exige un grand projet éducatif politique prospectif neuf. Il ne peut en aucun cas se réduire à l’amélioration des projets précédents, d’autant plus que le dernier était profondément marqué par une idéologie ultra libérale techniciste et autoritaire qui nous conduisait à la catastrophe.
Pour réussir la refondation, on ne pourra plus faire l’école comme avant, même si on la faisait bien. Il faudra bien faire autrement. Le changement, c’est maintenant ou jamais.
Il est vrai qu’il aurait fallu suspendre les mesures régressives qui se sont accumulées depuis 2007, empêcher le maintien de pratiques hiérarchiques autoritaristes, faire une pause d’un an par exemple pour l’inspection individuelle et demander aux inspecteurs d’accompagner la réflexion collective sur le terrain, de soutenir les innovations, de développer la recherche-action, de rétablir la confiance, de ré enchanter l’école. Il aurait fallu, il faudra bien engager un travail de problématisation, de proposition à la base, de travail sur les finalités, à la fois pour casser le fonctionnement pyramidal traditionnel avec tuyaux d’orgue et parapluies, et pour mobiliser l’intelligence collective des acteurs, de tous les acteurs, enseignants, partenaires, élus, parents, sur les territoires.
La transformation des missions et des pratiques des enseignants ne pourra se concevoir que si chacun admet que ce n’est pas sa personne qui est en cause, mais qu’il faut impérativement changer le système et que ce changement de système ne pourra pas se faire sans changer les pratiques, les organisations (l’heure, le cours, la discipline, la classe), l’architecture, l’ouverture des établissements, leur place dans la cité, etc
Le message de la refondation, l’importance même du mot refondation, ne semblent pas avoir convaincu. Les enseignants n’y sont pour rien. Il manque le souffle nécessaire et la création de nouveaux enthousiasmes dans un public qui doute d’autant plus que les politiques antérieures sont maintenues et que les pratiques des hiérarques demeurent.
Si personne n’alerte, n’interpelle, on aura une ixième réforme condamnée d’avance.
Tant pis si l’alerte passe pour de la contestation ou, chez les plus gentils, pour de l’impatience maladive. C’est que la démocratie a encore beaucoup de mal à irriguer un système éducatif bloqué.
A suivre