D’ailleurs beaucoup d’entre nous en font, et ils se portent plutôt mieux que les autres. Sans doute l’hypothèse qu’un professeur puisse proférer une pareille ânerie vous paraît improbable. Et vous avez raison. C’est pourtant une opinion semblable que la plupart des enseignants défendent aujourd’hui à propos de la mémoire. Ils considèrent qu’il serait devenu inutile d’apprendre par cœur les textes classiques, les poèmes en particulier, maintenant qu’ils sont disponibles sur la Toile où il est facile de les retrouver.
Le premier point que ceux-ci paraissent ignorer, et qui pourtant est bien connu des spécialistes (Michel Fayol a beaucoup écrit sur le sujet), tient à ce que la mémoire est engagée dans la lecture. Pour lire, pour poursuivre une lecture au-delà de quelques mots ou de quelques phrases, il faut comprendre ce que l’on lit. L’idée selon laquelle on pourrait lire sans comprendre est aussi inexacte que celle selon laquelle on pourrait mémoriser de façon mécanique un bref résumé d’histoire ou les paroles d’une chanson. Et tout aussi répandue, hélas.
Pour poursuivre sa lecture, quand celle-ci est solitaire, le lecteur a besoin de s’appuyer à chaque moment sur le résumé mental qu’il est capable de faire de ce qu’il a déjà lu. Un résumé dans lequel il intègre les informations les plus pertinentes qu’il a recueillies, sans lesquelles il ne pourrait pas comprendre ce qui lui reste à lire. Si ce travail n’était pas fait, sa lecture s’interrompait d’elle-même, assez vite, sans qu’il n’y puisse rien, un peu comme un véhicule s’arrête quand son réservoir est vide. Ce qui nous indique sans doute possible que, dans la lecture, compréhension et mémorisation sont étroitement liées.
Je ne peux pas comprendre ce que je lis dans un roman ou un simple article de presse sans avoir traité en mémoire ce que j’ai lu dans les lignes qui précédent, c’est-à-dire sans avoir sélectionné et organisé les informations qui s’y trouvaient contenues, et ce traitement en mémoire suppose que je comprenne ce que je lis.
Ceux qui s’occupent de personnes de grand âge savent combien il devient plus difficile pour elles de lire, et même de suivre une narration filmique à la télévision, au fur et à mesure que leur mémoire s’étiole. À l’inverse, le meilleur lecteur (disons Borges) n’est pas celui qui lit le plus vite, comme on a longtemps voulu nous le faire croire, mais celui qui est capable de faire entrer en résonance ce qu’il lit, au fur et à mesure qu’il le lit, avec le plus grand nombre d’ouvrages qu’il a lus depuis l’enfance et de la façon la plus précise.
Un second argument s’oppose à ce dédain des exercices de mémoire. Il consiste en ce que, pour trouver un poème, il faut le chercher, interroger les moteurs de recherche, et que cela suppose de le connaître un peu au moins, d’en savoir quelque chose, un bout dont on va se saisir pour le récupérer, qui peut être son titre ou le nom de l’auteur, mais qui peut être aussi bien quelques paroles d’un vers qui vous reviennent en mémoire.
Tapez cinq mots d’un vers de Baudelaire, et le moteur de recherche vous permettra de retrouver le texte entier. Moesta et Errabunda est un des plus beaux textes des Fleurs du mal. Son titre latin est un peu obscur (il signifie "Triste et vagabonde"), si bien qu’on est excusable de l’oublier. Mais tapez seulement "Emporte-moi wagon", ou "Enlève-moi frégate", et vous verrez que le moteur de recherche vous le retrouve, vous le livre aussi complet et exact que si l’auteur venait de le copier à votre intention dans un email.
Les moteurs de recherche ajoutés à toutes les ressources de la Toile multiplient la puissance de notre mémoire dans des proportions considérables, sans nous dispenser d’en posséder une qui soit aussi riche que possible et bien organisée, et sans donc nous dispenser de la cultiver depuis le plus jeune âge, de manière patiente, au jour le jour.
Mais surtout, il est très différent de lire un poème et de travailler à le reconstituer de mémoire. Dans le premier cas, c’est comme si vous parcouriez un bâtiment déjà construit. Vous pouvez faire attention à sa forme, s’il se trouve que vous vous intéressez à l’architecture, mais vous n’y êtes pas du tout obligé, car cette forme est déjà acquise et ne dépend en aucune façon de l’attention que vous voudrez lui accorder. Tandis que, dans l’autre cas, c’est comme si vous participiez vous même à sa construction. Votre attention sera requise et nécessaire à chaque instant, comme si sa forme dépendait de vous, de votre propre talent.
Vous avancez dans un texte que vous reconstruisez au fur et à mesure de votre progression, suspendu dans le vide.
Si nos Moulins à paroles (m@p) n’avaient qu’un seul avantage ce serait celui de retenir l’attention du lecteur sur le texte, et de l’obliger ainsi à s’en délecter, à le remâcher lentement, à le faire résonner dans sa tête, en l’obligeant à peser chaque mot qui le compose comme si son choix définitif ne dépendait que de lui.
Il ne vous sera jamais permis de posséder un Picasso, tout au plus aurez-vous affaire à des copies plus ou moins fidèles. Mais en lisant sur la Toile tel poème classique, vous accédez à l’œuvre même dans sa forme originale. Et en le reconstituant de mémoire, un mot après l’autre, compte tenu de toutes les questions et toutes les objections de sens et de forme que soulève le choix de chacun, ce sera comme si vous collaboriez au travail de l’auteur. Comme si vous pénétriez dans son cerveau en même temps que dans le produit de son cerveau. Comme si, entrant dans un dialogue personnel avec lui, vous deveniez son disciple. Comme si lui-même vous invitait à prendre sa place. Une expérience irremplaçable.
Christian Jacomino
Dernière modification le jeudi, 16 octobre 2014