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Quand on analyse l’histoire des objets produits dans le champ des technologies de l’information et de la communication, on peut identifier un cadre qui repose sur le degré de liberté et de conscience donné à l’utilisateur final. Pour le dire autrement quand un objet technique numérique est mis à disposition sur le « marché », le lien entre la ou les fonctions et l’usager est déterminé par la possibilité d’intervention de celui-ci. Lorsque je conduis une voiture, certaines fonctions me sont imposées, c’est à dire mise en fonction automatiquement, « à l’insu de mon plein gré ».

Ainsi en est-il des assistances au freinage et autre régulation des injecteurs. Dans le même véhicule, d’autres fonctions peuvent être activées ou désactivées comme le régulateur de vitesse. Enfin l’usager peut proposer ses choix à des objets qui sont dans l’attente de la commande pour exécuter des tâches comme le GPS par exemple. Il est vrai que la marge de manœuvre de l’usager, dans ce dernier cas est plus ou moins restreinte, mais l’existence de menus de paramétrage laisse une place à des choix « personnalisés ».

La question du « Degré de Liberté et de Conscience » (DLC) est fondamentale pour plusieurs raisons. D’abord parce que le concepteur d’un objet technique peut être tenté d’imposer ses choix et donc d’assujettir l’usager à une forme d’action qu’il a préalablement déterminée. Ensuite parce que très souvent nous sommes tentés d’utiliser les objets techniques de notre environnement sans chercher à identifier les possibles au-delà de ce que nous pensons qu’ils sont censés faire. C’est à dire que nous n’utilisons pas le potentiel de choix qui est permis. Mais aussi, pour poursuivre parce que au fur et à mesure du développement de l’informatique, les concepteurs, aidés par les ergonomes, les graphistes et les spécialistes de l’interface homme machine, n’ont eu de cesse de « faciliter » la vie de l’usager en lui restreignant l’accès à des possibilités de modification, de programmation. Enfin parce que les objets qui autorisent des choix importants imposent des apprentissages coûteux en temps et en énergie cognitive.

L’arrivée de l’ordinateur individuel a ouvert un espace nouveau dans la relation entre concepteur et usager. Lorsqu’au début des années 1980 nous achetions nos premiers ordinateurs individuels (PET, ORIC, Commodore, Z81 de Sinclair etc…) nous découvrions un objet technique nouveau. Tout d’abord il était divisé en deux : d’un côté l’objet matériel, de l’autre l’objet virtuel. Ensuite nous découvrions le droit de définir ce que l’objet matériel pouvait produire. On pourrait oser l’analogie avec les jeux de construction pour enfants (type Lego par exemple) qui nous propose un ensemble d’objets (les briques, les pièces) non finalisées en amont par ce que leur assemblage permet de produire (le modèle). Avec l’informatique, la brique élémentaire que l’on manipule est extrêmement simple (des zéros et des uns), mais dès que l’on se penche de plus près sur ce qui est permis à l’utilisateur, on s’aperçoit qu’il y a déjà des contraintes liées à la conception des langages de pilotage (ceux qui ont fait de l’assembleur savent bien les possibilités offertes et les limites fixées dans la machine). La programmation en langages évolués (principalement le Basic à l’époque) a permis cependant de donner à l’utilisateur « un degré de liberté ».

L’évolution de l’informatique au cours des cinquante dernières années a confirmé une tendance à la convergence : rendre les objets faciles à utiliser. Dès les premières heures du Macintosh d’Apple, la guerre a fait rage : facile à utiliser et sans erreur (plantage, écran bleu contre bombe). Cette même société a fait tellement d’émules qu’aujourd’hui la norme d’usage est bien celle qui consiste à rendre l’usager capable d’utiliser immédiatement la machine pour assurer des fonctions complexes inaccessibles à lui jusqu’à présent. En cachant progressivement les couches basses de l’informatique, les professionnels ont ainsi pu envahir l’ensemble des sphères de la société tout en disparaissant de la surface des usages : on parle désormais de numérique… et plus d’informatique ou de TIC, sauf quand on veut revenir aux sources. Mais cette évolution pose problème en termes de DLC. D’ailleurs les tenants de l’enseignement du code se sont rendu compte de l’envahissement de l’évolution ergonomique et réclament désormais leur place au nom de cette DLC. N’est-il pas bien trop tard ?

La tendance ne semble pas aller dans un autre sens. La preuve en est l’émergence du Cloud (l’informatique en ligne, le nuage). De plus en plus d’applications sont en ligne. Votre matériel n’est plus qu’un intermédiaire ergonomique et ne vous permet plus d’accéder aux « sources ». L’essentiel est de se connecter, via une App ou un navigateur Internet et d’accéder à l’utilisation de la fonction. Du langage basic aux interfaces tactiles, nous passons du local au distant, sans nous rendre compte que c’est notre DLC qui est en cause. Big data, Machine Learning, adaptive learning, learning analytics etc… voilà les symboles de l’évolution du DLC. Avec les fonctions en ligne, l’usager perd toute possibilité de sortir du cadre. Aussi ne lui reste-t-il que les possibilités permises par ces objets. Avec le traitement de texte en ligne, je garde la main sur mes écrits. Avec le réseau social numérique, je garde la main sur mes relations. En d’autres termes, il ne reste à l’usager comme DLC, que la surface humanisée des machines. Cette impression « humaine » interroge : je suis libre de l’usage de ma parole, mais elle est « intermédiée » par les objets avec lesquels j’opère.

La très grande force des concepteurs de l’informatique et de son développement c’est de penser le rêve d’Alan Turing. C’est d’imaginer que pour y arriver il faut se faire oublier pour ne laisser que l’humain. La machine disparaissant, l’humain pourrait penser qu’elle n’existe plus (les fonctions numériques invisibles sont dans ce cas-là), et ce d’autant plus qu’il pourrait en être satisfait (le progrès bon pour l’humain). Or cette disparition se fait au prix fort : il faut connaître l’usager (captation d’informations à son insu) pour mieux se faire oublier (effet miroir) en lui proposant ce qu’il est au plus près d’attendre (cf. le requêtes sur un moteur de recherche ou encore l’anticipation des mots dans la frappe sur un clavier de smartphone). L’apparence de DLC est la partie émergée de l’Iceberg… on peut aisément deviner ce qui est en dessous…

En termes d’éducation, les jeunes, nés avec cet environnement, sont initialement tenté de la naturaliser. L’éducation, qui est fondamentalement centrée sur le DLC (la citoyenneté n’étant qu’un des leviers retenus et trop souvent présenté comme premier), doit donc permettre au jeune de « dénaturaliser » l’environnement. « Les collines ont été façonnes par l’homme ». Cet homme qui en, progressivement, organisant sa conquête de la terre, a construit ces objets serait bienvenu de ne pas oublier de transmettre à ses enfants qu’il tente d’enfouir ses intentions pour ne laisser passer que ses résultats. Le DLC est à ce prix : accepter de « dévoiler » pour « autoriser ».

A suivre et à débattre

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Dernière modification le mercredi, 30 décembre 2015
Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.