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Comme promis, je souhaite revenir sur cette question lancinante des usages du numérique qui préoccupe tant le microcosme éducatif. Rappelez-vous, ça a commencé il y a quelques années avec le souhait fort légitime des collectivités de rendre compte à leurs électeurs de ce qui est fait de l’argent public. À force de dépenser pour la connectivité des écoles et des établissements, toujours plus gourmands, pour les infrastructures de câblage, pour les matériels fort divers et toujours nouveaux, pour les ressources pédagogiques et les ENT, pour des projets spécifiques innovants avec le numérique enfin, les collectivités ont sollicité les fournisseurs d’indicateurs et les laboratoires de recherche pour obtenir « des retours d’usages », comme on dit.


Les fournisseurs privés ont placé sur les pages d’ENT et les webs de ressources des indicateurs quantitatifs de téléchargement. Les laboratoires de recherche ont fait entrer dans les classes des chercheurs pour une évaluation qualitative de ces fameux et mirifiques usages.
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Pour le reste, ce sont les services de l’État qui s’y sont mis, en tentant de valoriser, via les agences des usages du réseau Sceren, maintenant appelé Canopé, les réussites de la pédagogie numérique.
Et puis, il s’est agi rapidement de corréler le pilotage à l’observation des usages. Les enquêtes successives menées l’ont été à cette seule fin, refusant même curieusement — ça saute aux yeux à la lecture des commentaires, même si le vocabulaire change un peu, quant aux résultats de l’enquête Profetic (sic), par exemple… — de discerner au milieu du magma utilitaire les pratiques professionnelles innovantes qu’il convenait de valoriser.
Dès lors, le mot « usages » a inondé l’ensemble des dispositifs éducatifs en charge du numérique, des collectivités territoriales comme de l’État. Il est devenu le centre de tous les regards, de toutes les interrogations, dans la bouche de tous ceux qui voulaient montrer leur souhait d’être « au niveau ».
Usages, usages, usages, on ne voit plus, on n’entend plus que ça…
Il n’est pas un nouveau projet d’école ou d’établissement qui ne fasse pas apparaître un supplément ou un codicille dédié aux usages pédagogiques des Tice. C’est très tendance et surtout très consensuel, chacun subodorant de quoi il s’agit sans y comprendre goutte. C’est pratique.
Je ne reviens pas sur l’incongruité de cet acronyme abscons en milieu pédagogique, dont le « T » initial a freiné voire bloqué bien des initiatives. On se frotte alors à la technologie, ce qui est une façon certes honorable mais bien réductrice et surtout peu efficace de se frotter à la culture.
« Avez-vous des usages pédagogiques des Tice ? » demandent assez couramment les inspecteurs, IPR ou IEN, aux professeurs qu’ils sont chargés d’évaluer. Pire ! : « Avez-vous intégré les Tice (le numérique, peu importe) à votre pédagogie ? ».
Imagine-t-on la même question dans n’importe quel autre secteur professionnel ? Imagine-t-on un responsable des ressources humaines décider du recrutement d’un nouveau collaborateur parce qu’il a des « usages des Tic » ou des « usages des technologies nouvelles » ? Non, bien sûr. La seule question qui vaille est celle des pratiques professionnelles, de l’acquisition des compétences nécessaires à de nouveaux modes de fonctionnement qui s’éclairent de la dimension numérique, des nouvelles postures professionnelles induites par cette immersion.
Pourquoi le système éducatif échappe-t-il à ce vocabulaire pourtant bien commun ? Pourquoi en adopte-t-il un autre ? Pourquoi l’école met-elle autant de distance entre elle et le numérique pour n’évoquer que les seuls « usages » de ce dernier ?
Il faut chercher, je crois, l’explication dans la volonté non exprimée mais bien réelle de ses acteurs, professeurs comme cadres pédagogiques, de ne rien s’approprier du tout, de faire croire qu’on comprend les enjeux tout en ne s’engageant que si peu qu’on ne se confronte — qu’on ne se « frotte » — au numérique que dans la seule posture tranquille d’utilisateur ou d’usager, comme on est usager des services publics ou des chemins de fer…
Au sens propre et pour ne pas tourner autour du pot, cette histoire d’« usages pédagogiques » n’est rien d’autre que la conséquence des attitudes adoptées profondément réactionnaires et immobilistes.
Le propos est maintenant pour chacun, à commencer par la formation initiale, de s’engager dans des pratiques professionnelles en adéquation avec leur temps et les manières de ce monde. Notez ce mot, car c’est bien de cela dont il s’agit, il convient de cesser enfin d’avoir des usages pour s’engager pour de bon. Avoir des engagements enfin à la hauteur des enjeux et des exigences.
Chiche !
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Crédit photo : Stitch via photopin cc
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.