J’ai bâti mes argumentaires en mettant en exergue des éléments significatifs comme, les dispositifs horaires des statuts, l’aspect chronophage, l’inadéquation des salles d’informatique etc ... Et si la formation en ligne ne se diffusait pas aussi simplement et qu’il fallait tenir compte de freins sociaux liés à la notion de pouvoir ?
Dans son livre "l’intimité au travail" Stéfana Broadbent (1) évoque la place qu’occupait le téléphone comme attribut du pouvoir chez les cadres :
"Par le passé, quand le seul outil de communication disponible était le poste fixe, l’interpénétration du privé et du professionnel existait, mais restait le privilège des élites, telles que les cadres supérieurs, les dirigeants et les universitaires, ou était acquise en montant les échelons. Le bureau de direction possédait aussi une ligne extérieure personnelle. Ce type de liberté était accordé à des individus perçus comme capables d’autodiscipline et en qui l’on pouvait avoir confiance pour ce qui est de connaître les priorités" page 120
A l’ère de la très large diffusion d’internet et des moyens de communication avoir accès à l’information est moins discriminant, les symboles du pouvoir existent toujours mais sont autres. Je me demande jusqu’à quel point la formation en ligne, les moyens de réunions distantes ne sont pas, d’une certaine façon, un moyen de gommer les symboles du pouvoir. Lorsqu’il s’agit de construire un scénario de formation dématérialisée, il me semble que les paramètres sociaux liés à la symbolique du pouvoir doivent être pris en compte, analysés, décortiqués.
Je vois poindre des problématiques que je n’avais jamais encore envisagées. Lorsqu’un cadre (j’envisage ici l’éducation nationale mais ce n’est pas exclusif) est intégré dans un dispositif de formation en ligne, ne modifie t-on pas une forme de codification sociale ?
Quelles sont les raisons qui peuvent expliquer une forme de résistance (consciente ou pas) au développement de la e.formation, du e.travail ?
Le dispositif de formation et/ou de réunion en ligne place l’ensemble des apprenants dans une situation d’égalité spatiale. On ne se déplace plus dans un lieu physique dédié mais on se connecte dans un lieu d’interaction numérisé (un lieu d’interaction spatialement égalitaire). Il est techniquement possible de faire travailler les gens à distance, il est possible de favoriser le travail à domicile (dans une proportion qu’il convient de définir et si les volontés politiques l’acceptent). Dans les nombreuses conversations que j’ai entretenues avec des acteurs ayant des responsabilités, l’idée du télétravail, de la formation en ligne, des réunions distantes sont toujours analysées avec les mêmes arguments de résistance :
- C’est mieux de se rencontrer en face à face ;
- Nous avons un grand besoin de nous concerter (présence physique et qualité de la concertation sont très liées dans les arguments) ;
- Le décalage horaire contraignant ;
- Les questions de sécurité informatique (je ne suis pas un technicien mais je suppose que la cryptologie à fait de grands progrès ...) ;
- Quel contrôle des subordonnés sur leur travail à domicile ? Mon actuelle lecture de Foucault me donnera certainement des éléments de réponse (2)
- Dans une même conversation on peut avoir des arguments contradictoires de type "il faut être de plus en plus rentables", malheur à celui qui a tendance à respecter les heures normées, gloire à celui qui reste au bureau. En même temps dans un double mouvement contradictoire, on explique que l’on accepte de "perdre du temps" dans les déplacements, un temps improductif.
J’ai le sentiment (je ne puis malheureusement le démontrer en l’état) que l’introduction du e.learning et toutes les méthodes de travail distant doivent composer avec des codes sociaux qu’il convient de ne pas négliger. Le pouvoir étant au centre de cette réflexion. L’intégration du travail distant peut elle être associée au sentiment de perte de pouvoir ?
- La reconnaissance professionnelle s’inscrit dans des symboles subtiles, comme celui de pouvoir se déplacer (seul celui qui dirige peut se déplacer ou le fait de façon régulière) ;
- A contrario rester à la maison ou sur site est vécu (ou semble l’être) comme une situation dévalorisante, une posture pour les subordonnés ;
- Le e.learning met les apprenants en situation égalitaire d’environnement. Une formation hors établissement (notre historique jacobin oriente mon regard vers Paris), une réunion au ministère peuvent permettre d’utiliser son temps libre après temps de travail pour voir une exposition, un spectacle, discuter entre pairs à une bonne table ... Des "avantages" liés à la fonction, non fondamentaux mais, me semble t-il, intégrés plus ou moins consciemment comme tels comme accessoire de la fonction ;
- Être présent sur site, est peut être une façon (notamment pour les hommes) de s’affranchir des tâches domestiques (moins valorisantes ?) (3). Renvoyer une part de l’activité professionnelle au domicile peut être mal vécu, le lieu privé n’est pas neutre, il ne symbolise pas l’expression d’une forme de pouvoir. Il est un lieu nécessaire de concession, de partage. Le pouvoir au travail (traduisez l’accroissement des responsabilités) est corrélé au nombre d’enfants (2) ;
- Le e.learning, l’interaction distante de façon générale donnent peut être un sentiment de lissage des modes de formation. Un lissage qui ne tiendrait plus compte des différenciations hiérarchiques et des symboles qui s’y rattachent.
Voici quelques éléments de réflexions qui retiendront mon attention pour les mois à venir. Bien sûr ce blog est un lieu de dialogue et d’interactions. Si cette question vous intéresse, si vous êtes en total désaccord avec mes arguments, vous êtes invités à vous exprimer.
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(1) "L’intimité au travail, la vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise" - Stefana Broadbent - (Fyp 2011)
(2) "Surveiller et punir"- Michel Foucault (1975)
(3) "Alors qu’il existe chez les hommes cadres une corrélation positive entre le nombre d’enfants et le niveau de responsabilité exercée, cette corrélation est plutôt négative chez les femmes. Nonobstant le critère de l’âge, 11 % des hommes sans enfant exercent un poste à « forte responsabilité » contre 32 % des hommes avec au moins trois enfants." In Femmes cadres et hommes cadres : des inégalités professionnelles qui persistent - APEC mars 2011