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Éducation et nouvelles donnes (8)

Je souhaite ici faire écho, par quelques remarques, au débat actuel sur les enjeux de notre rapport aux nouvelles donnes[1].

En partant du constat que l'enfant d'aujourd'hui, encore peut-être davantage que l'adulte, qui résiste du fait de son histoire, n'a plus ni le comportement ni le mode de pensée que celui d'il y a cinquante ans, l'éducation scolaire doit prendre la mesure de ce en quoi le milieu nous transforme, et des mesures en conséquences. Où en sommes-nous ?

1) Nous avons la chance de disposer de techniques aux formidables capacités ? Profitons-en.

Les objets nous délivrent, et ce n'est donc pas simplement une question d'outil – par exemple, il y a bien longtemps que nous savons que l'important n'est pas la performance d'érudition et de mémoire encyclopédique : celle-ci est définitivement (mais cela fait déjà un moment!) relayée par les mémoires artificielles. Ainsi je me "délivre" de cette partie : d'autant, je mets plus de cœur à la méthode. " Le fait de mémoriser n’est plus important. Il préfère réfléchir et synthétiser l’information." (Audrey Miller) Mémoriser est sans doute toujours important : mais différemment. Les outils liés à l'informatique (notamment les mémoires artificielles consultables sur ordinateur ou accessibles à distance) permettent en effet de "rerouter" nos capacités sur d'autres tâches, notamment de méthode et d'invention.

C'est aussi la nécessité formative de s'y retrouver dans l'immensité de la ressource : celle-ci, avec les moyens actuels, se multiplie. Mais est-ce en toute clarté et en toute facilité d'accès raisonné ?

2) Une autre face de ce changement porte sur notre intelligence du monde via les médias : les lectures multiples, les univers kaléidoscopiques sont notre environnement citadin quotidien : les messages de la rue, les écrans géants, forment le décor de nos trajets et le mouvement des voiries qui nous entourent est interrompu. Les diffusions et les flux sont incessants. Cependant que nous usons diversement des objets connectés.

La question n'est pas neuve, ce sont là des assertions "multidécennales". Il n'est là nul mystère, et nulle occasion de digressions savantes : mais la nécessité de comprendre ce rapport et de s'en saisir. Nous sommes toujours confrontés en effet à la "tension entre ce qu’on est capable de comprendre et l’ampleur des phénomènes qui émergent". http://www.educavox.fr/alaune/pensee-et-numerique-quels-rapports

Rappelons au passage à quel point les temps de la science, des techniques, des médias et de l'éducation ne coïncident pas ; le "sujet" est - depuis longtemps, et, au fond, tout au long de ces processus (ce que quelques philosophes de l'éducation auront souligné) – affecté et sans doute "transformé" par les mutations de notre monde[2]. Dans l'ordre du réel, aussi bien que dans l'ordre de l'imaginaire. A fortiori, pour nous, le "sujet de l'éducation"[3]. Il faut donc faire le point sur ce qui est (profondément) modifié chez le sujet contemporain en termes de connaissance comme en termes d'imaginaire. La "contingence" du monde tel qu'il va nous fait "mutants". Encore nous faut-il l'accepter. Mais il n'est pas acquis que cette mutation nous atteigne dans notre définition : elle touche notre "être au monde", nos comportements, nos influences.

Cette simple considération devrait prévaloir sur les faux débats relatifs à l'aggiornamento scolaire, d'ordre le plus souvent bien peu rationnel, et suggérer quelque modestie dans notre approche du geste éducatif.

C'est une question majeure, décisive, qui ne peut être comprise de manière superficielle. la moindre des choses rationnelle serait d'en tirer toutes les conséquences. Celles-ci ne sont ni futiles, ni simplistes, comme s'il suffisait de mieux enseigner qu'hier : avec les mêmes, aux mêmes, mais avec des techniques modernes.---

Cependant, il me semble qu'il faille ici utiliser la distinction classique entre les deux ordres du contingent et du fondamental.

1) Fondamentalement, l'homme ne "change pas" pour ce qu'il est : dans sa spécificité anthropologique. Ce ne sont pas les capacités (ou ce qu'on appelait jadis les facultés) langagières, techniques, éthiques ou communicationnelles, qui sont touchées "en tant que telles" : elles nous constituent, nous définissent. Mais elles sont autrement stimulées par l'expansion du milieu.

2) Historiquement, le développement d'un milieu culturel inédit, mais prévisible (pourquoi avoir tant attendu!) et dont les caractéristiques sont suffisamment prégnantes, nous oblige à réviser, de manière drastique, la copie pédagogique. C'est au fond très simple sur le principe, et tous les pédagogues dignes de ce nom s'y sont employés. Ce n'est pas un effet "après coup" de la technosphère sur les comportements, mais le fait que nous sommes partie prenante du monde que nous fabriquons et auquel nous appartenons. Ce sont bien les conditions du milieu (situation mésologique) qui interfèrent non sur ce qui fait que nous pensons et agissons, mais sur notre manière actuelle de penser, d'agir, et de réagir.

Une lecture formative

Si donc nous sommes "transformés", c'est bien sur le plan comportemental du rapport au milieu (mais non, bien entendu de manière fondamentale sur ce qui nous constitue). Nous avons tenté naguère  de décrire les effets des processus en cours dès cette époque sur notre "mode d'intelligibilité". Nous avions alors proposé un topogramme des relations entre le milieu culturel transformé par les avancées techniques, et le "sujet" de l'éducation.

Cette réflexion (fondée sur une longue trajectoire d'expérimentation pédagogique (liée notamment à la réalisation  de médias internationaux de type "journal" en situation de communication authentique) portait sur les trois faces décrites dans le "PMR" (Programme Médias Réseaux, 1994) : approfondir l'examen des caractéristiques de l'univers que nous produisons et dans lequel nous évoluons. L'enjeu est simple à comprendre : le sujet contemporain présente non seulement des comportements mais aussi des modes de pensée en rapport avec les "nouvelles donnes"[4]. Cela n'est pas anodin : c'est le mode d'intelligibilité qui est touché.

La composante d'informatisation nous place au cœur de la cybersphère et suggère la notion de programmatique (écriture, calcul ; intelligibilité, cognition et interprétation, mémoire ; gestion du projet). Là se situe davantage le "nombre" que le "doigt" (numérique/digital). Le mode d'intellection et d'imagination lié à l'invention et à la pratique est radicalement nouveau, par rapport aux écritures traditionnelles. Même si les principes eux-mêmes du calcul ou de la littérarité ne le sont pas.

Second versant : la médiatisation où s'organise une "médiasphère"[5] dont les effets mésologiques (médiatisation ; virtualité, dispositif et représentation, etc.) présentent à leur niveau un ensemble englobant de la relation au réel et à l'imaginaire. Comprendre ce qui se passe là, et sur un autre versant, ménager un retour au réel, convoquer l’espace de l’imaginaire, comme lieu même de l’intervention.

Un troisième aspect s'est fortement accentué du fait des développements liés à la capacité des réseaux, symbolisée par l"Internet" : la réticularisation (ubiquité, communication et distanciation) contribue, en formant la "plexosphère", à l’installation d’un « milieu » original, dans des phénomènes de "délocalisation", "téléportation" psychologiques, et la formation des flux de communication. Il engendre un mode de pensée spécifique (« nomade », dont les figures seraient labyrinthes, entrelacs, déplacements, délocalisations, etc.).

A noter que le développement des objets "hybrides" (objets incluant les diverses dimensions du processus, et notamment les objets miniaturisés et les mobiles) implique pédagogiquement une déconstruction des fonctions amalgamées et une réflexivité sur l'usage familier.

L'hypothèse de l'époque était donc qu'à chacun de ces univers correspondait alors un "mode de pensée" spécifique : par exemple, numérique et computationnel (cybersphère) ;  analogique (médiasphère) ; labyrinthique (plexosphère)[6].                                

Pour prendre l'exemple des modalités du texte, on se rend bien compte que les modes de lecture sont aujourd'hui d'un tout autre ordre que "de mon temps"[7] : ce n'est guère nouveau, et nous pouvions nous en douter avec un peu d'esprit de prospective (Arborescence et pages-écrans ; mosaïques et blocs ; hypertextes et rhizomes). Etc. Il s'agira alors de prendre en compte les "litteraties" comportementales correspondantes : par exemple pour les apprentissages des nouvelles lectures comme pour la formation de l'esprit critique.

Ce n'est là qu'un aperçu. Les voies de recherche ne manquent pas pour les spécialistes. Ce qui éviterait de transformer les considérations techniques et scientifiques en débat idéologique, comme on l'a vu pour la littérature ou l'orthographe. Où en sommes-nous ? 

Le soin pédagogique

Ces points font donc l'objet d'un savoir expert en formation. En pédagogie, ce qui comptera est de les prendre en compte, non seulement pour comprendre la psychologie contemporaine, mais aussi pour accéder à une compréhension qui ne passe pas nécessairement par une approche frontale, mais fortement par des stratégies de "transferts" d'apprentissage, notamment lorsqu'il s'agit de "production compréhensive".

Il se trouve que la tripartition PMR n'était nullement sortie d'un quelconque chapeau spéculatif (même si nous prenions appui sur des données en sciences de la communication), mais d'une expérimentation de plusieurs années en pédagogie des médias dans l'espace international, et dont elle n'était que la traduction symbolique. Elle a été abandonnée, mais il se trouve qu'elle a beaucoup plus tard rencontré des formalisations similaires[8].

C'est la période où l'on réfléchit aux possibilités de former aux moyens positifs de se repérer "dans la forêt des signes". La proposition "lire les médias" a elle aussi plus de vingt ans[9] : elle suggérait, au travers d'actions et d'ingénierie de formation, de prêter attention accrue aux modes de lecture nécessités par les univers multi-sémiotiques[10].  

A l'époque, nous nous privions des "translittératies"[11] : le terme n'est venu que bien plus tard. Il pourrait avoir son utilité : mais si la question éducative est bien posée dans la prose spécialisée, le souci reste de savoir quelles conséquences pratiques sont effectivement engagées… Notre problème était notamment de passer de la constatation des usages sociaux à un investissement pédagogique correspondant.

En particulier, il est étonnant que constater que l'assertion "pour répondre à des problèmes nouveaux, il nous faut des objets pédagogiques d'un nouveau type" ne se traduit pas dans les faits par un chantier cohérent.

De la même façon, une philosophie du soin éducationnel ne peut se dispenser de comprendre les "maladies" générées dans cet "univers". Et, tout aussitôt, de chercher à y remédier. Or ces déséquilibres, voire ces pathologies, varient selon les caractéristiques de chaque plan ou niveau[12]. Sur le plan nosographique les atteintes sont donc différenciées et doivent faire l'objet d'une analyse en conséquence[13]. Une nosographie (classification des pathologies) bien conçue entraînerait des focalisations sur des principes d’action et de remédiation, en réponse par exemple aux atteintes de type absorption, confusion, déréalisation, effet de bulle, exhibition etc. " De sujets que nous aspirions à être, nous devenons de simples objets paramétrés, des e-objets de marché" (Hervé Fischer).

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Le pédagogue actuel n'a sans doute pas à "transformer le cerveau des jeunes" (ce qui semble une formule disons… risquée. D'autant que c'est réciproque ; dans cette situation, le pédagogue doit s'armer et se  former, et lui aussi accepter d'apprendre de l'élève). Il a pour mission de prendre en compte sa façon d'être au monde, et aujourd'hui de l'armer pour de nouvelles capacités (de lecture, de compréhension, d'analyse, de production, de communication etc.). Et sur ces terrains mouvants, se positionner mutuellement de manière à pouvoir se repérer, se diriger, progresser. Ce qui est un des principes d'une pédagogie muable.

Il y aura toujours du grain à moudre. Je reste, à un quart de siècle de distance, estomaqué par la résistance des systèmes d'éducation formelle aux sollicitations des "nouvelles donnes". Dans un monde en gestation, nous peinons décidément à franchir la passe : pourtant, celle-ci est telle, avec ses périls, que nous ne pouvons nous en tenir aux anciens modes de navigation. 

Ces considérations contribuent aussi à revoir notre conception des "fondamentaux". Ils ne sont pas immuables et ne peuvent plus être les mêmes que jadis. Et bien entendu pour les modalités pédagogiques – qu'il s'agisse du rapport au savoir ou de la forme scolaire. Les rhétoriques supérieures n'y suffiront pas.

Une véritable "réforme" de l'éducation scolaire commencerait par prendre en compte le fait majeur de notre mutation, et à en tirer les lignes de conduite, non par des prescriptions et des dispositions normatives et réglementaires, mais en formant le cadre de régulation indispensable au bon exercice d'une pédagogie éclairée.

Article placé sur mon blog Aléas philosophiques


[1] v. divers articles récents sur Educavox : pensée et numérique : quels rapports? (Audrey Miller http://www.educavox.fr/alaune/pensee-et-numerique-quels-rapports)

ou encore Un "autre" numérique  (Hervé Fischer) http://www.educavox.fr/accueil/debats/un-autre-numerique

[2]  v. par exemple les remarquables travaux de Clarisse Herrenschmidt.  

[3] v. entre exemples Agnès 2005, l'Internaute et le pédagogue, https://leportique.revues.org/600)

[4] Une lignée de travaux a fait évoluer cette question – par exemple de Mac Luhan (1968) à Louis Porcher (1994) insistant sur les constituants médiatiques (« l’ubiquité, l’immédiateté, la brièveté, l’éphémérité »… Noter que ce vocabulaire sera repris par d'autres, notamment à son compte par Paul Virilio.  

[5] Je n'utilise pas le terme au même sens que dans la "médiologie", mais dans un sens "médialogique".

[6] La terminologie n'est pas à prendre au pied de la lettre, mais pour ce qu'elle recouvre. Elle est donc d'emblée améliorable.

[7] Mais nous étions prévenus! J'ai appris à lire il y a… plus de soixante ans par la fréquentation des bandes dessinées : au cœur du genre, c'est bien de l'amalgame texte-image, des tabularités etc. qu'il s'agissait déjà.

[8] Exemple désengagé des questions éducatives : http://cyberspace.homo-numericus.net/ Je souhaiterais à ce propos davantage de concertation entre chercheurs, entre chercheurs et praticiens, un peu d'esprit de transmission. Il ne sert à rien de "refaire le monde". 

[9] Agnès J., Savino J, Lire les médias : pour une introduction, Clemi, 1993 (texte de présentation du stage national “ Lire les médias”).

Je lis encore pourtant dans la presse spécialisée des titres stupéfiants du genre " Le numérique change-t-il la donne ? "

Ce sont en effet des questions travaillées de longue date…

[10] Nous étions déjà depuis longtemps habitués à distinguer la page et l'écran, l'orientation "française" ou "italienne", le linaire et le tabulaire ; à évoluer du mono- au poly-sémiotique : nous nous passionnions pour les amalgames du texte et de l'image… Et nécessairement, nous produisions des actions pédagogiques en conséquence.

[11] "Notion née de la révolution numérique". V. par exemple Alexandre Serres 2012 : " Le terme désigne donc l’ensemble des compétences d'interaction, mises en œuvre par les usagers sur tous les moyens d'information et de communication disponibles (…). Savoir écrire, lire, communiquer, chercher de l’information, manipuler des images, utiliser les réseaux sociaux, savoir lire la presse et décoder l’information, utiliser la radio, la télévision, le cinéma, etc. "

[12] Je ne crois donc pas à ce propos que la nosographie doive concerner quelque aspect particulier même s’il y a des priorités comme chez Bernard Stiegler  (par ex. à propos de l'attention). Nous n'avons aucun intérêt à limiter cette question en termes comportementaux : "Depuis longtemps, le travail se formule comme une lutte contre l'oisiveté et impose une certaine discipline de l'attention, tandis que la consommation impose précisément de capter l'attention. Des techniques de plus en plus sophistiquées sont déployées pour la capturer : mesure d'audience, campagne publicitaire, profilage algorithmique. L'effet de ces technologies sur nos comportements est largement vérifié : augmentation du nombre de troubles de l'attention, dissipation au travail générée par une hyper connectivité…." nous dit-on. Et à condition, ajoutai-je qu'on s'y attelle en termes de soin. De soin effectif.

[13] A noter au passage que la période antérieure était davantage attachée à la "lecture des messages de médias", à les décrypter - sinon à les déjouer : ceci est toujours à l'ordre du jour tant la pression idéologique des grands médias (presse populaire, télévision, publicité : éminents pourvoyeurs en idées reçues, simplismes, caractéristiques de la "doxa") est forte. Tant elle organise un "récit aliénant", à l'opposé des idéaux éducatifs d'émancipation.

Dernière modification le mercredi, 27 mai 2015
Jean Agnès

Domaines de recherche actuels : principes d’une philosophie de l’éducation (transmission, soin éducationnel, « nouvelles donnes » pour l’éducation scolaire, espace de la pédagogie). 

Philosophe, écrivain, il a été responsable associatif et éducatif.  A enseigné "à tous niveaux" et exercé des missions nationales et internationales comme formateur de formateurs et de cadres, et concepteur et animateur de programmes en pédagogie des médias. Il a été membre de divers conseils et comités de rédaction scientifiques. Auteur de nombreux travaux et publications, il est spécialiste en philosophie de l’éducation et fondateur du sitephileduc