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Résumons ici quelques notes de travail déjà datées, mais apparemment, et sauf contre ordre, non point dépassées par les événements récents. Évidemment, le développement « exponentiel » de la "cyberculture" donne lieu à de nombreux commentaires, mais enfin, trop épars ou trop individuels à nos yeux pour qu’ils puissent générer l’action commune de manière véritablement cohérente.
Comme tout ce qui concerne la culture, la question des effets est éminemment interdisciplinaire. En tenir compte éviterait par exemple de se cantonner aux seules approches psychologiques et sociologiques, pour considérer cela comme un tout. Il est ainsi de la plus grande importance de comprendre ce que la modification de nos modes de pensée et de nos visions du monde doit à la mise en place progressive d’un système de représentation radicalement différent de ceux auxquels les générations précédentes ont été rompues. Et s’il est compréhensible que tel spécialiste insiste sur un aspect qui lui tient à cœur, il conviendrait qu’une vision d’ensemble puisse éclairer les pratiques formatives et pédagogiques. Le changement de paradigme affecte, après d’autres, les conditions mêmes de la transmission, ce dont ont témoigné maintes déclinaisons récentes d’une aporie constitutive d’un sujet lui-même inattendu – jusque dans ses aspirations latentes et ses champs d’attentes implicites. C’est bien de lui qu’il s’agit de prendre soin en procédant à une révision des paramètres éducatifs, et, si l’on suit le fait que se développent des pathologies liées à la technosphère, il faut des remèdes appropriés.
 
L’ensemble du thème paraît dominé par deux champs principaux :
 
1) La modification du quotidien
2) L’ambivalence de l’artefact
 
Il ne s’agit bien sûr pas ici de faire montre d’optimisme ou de pessimisme, mais de lucidité dans le constat « positif/négatif » :
 
- sur une face, les possibles accrus – de manière inouïe, et enthousiasmante ;
 
- sur l’autre, les impérities, atteintes, et autres dommages qu’il serait imprudent de sous-estimer. En termes de « technè », c’est le thème du « pharmakon »[1] à la fois poison et remède.
 
Cette dualité se trouve à d’autres niveaux : par exemple, les médias construisent le monde autant qu’ils le montrent : plus que sociale et psychologique, la question des effets est celle d’un remaniement de notre réalité. 
 
Il semble que les commentateurs aient été ces derniers temps davantage sensibles aux atteintes  : d’où une longue litanie en forme d’inquiétudes : sombres avertissements, sentences désolées relatives à la toxicité et à ses conséquences psychologiques, sociales, culturelles. Plus encore, comment dépasser le simple constat, alors que ces phénomènes neutralisent notre capacité d’agir : l’individualisation, la virtualisation et la micronisation du pouvoir en empêchant la coexpérience ; la totalisation spectaculaire en rendant vain tout exemple ; la réinterprétation continue des messages et leur incessante confiscation dans un univers d’auto discursivité en stérilisant par avance touteréinvention et re-prise ?
 
Cette situation « à double tranchant » est parallèle d’une attitude éducative elle-même ambiguë : à l’époque d’une attitude défensive (contrer ou réparer les impérities des médias[2]) a succédé la tendance inverse à tenter d’opérer un compagnonnage fécond : celle-ci a pu hélas se forcer en complaisance - « Les objectifs des médias et de l’école sont complémentaires et indispensables à l’apprentissage de la démocratie »[3]… mais sous quelles conditions ? -, faisant alors oublier une mission essentielle, aussi bien pour la formation des journalistes que celle des enseignants, d’ouverture à la prise de distance critique.
 
Si l’on raisonne en termes de soin éducationnel (Agnès 2003) les atteintes sont en principe l’objet d’une nosographie. A tels types d’atteintes correspondront, ipso facto, des propositions d’actions et de remédiations adaptées. Par exemple, les blocages aux extrêmes, les risques de perdition aux deux pôles de la technosphère et de la noosphère ; ou encore les excès de confiance sans la technique (codes et réglementations ; déréalisations et absorptions ; effets de bulle ou de transparence liés aux usages incontrôlés de l’informatique, des écrans ou des réseaux…).
 
C’est plus profondément, et si l’on n’y prend garde, le sentiment de dé-saisissement liés à la perte de repère, d’orientation et de responsabilité - et la rupture qui s’y attache : le sujet même de l’éducation est déconstruit par les processus d’individualisation, de fragmentation, en même temps que, convié à une liberté feinte, il est en réalité sous le coup d’une sidération et ne peut désormais agir. 
 
La modification, bref
 
Il serait bien naïf de s’en tenir aux dangers, comme, à l’inverse, de se contenter d’un légitime engouement pour les possibilités qui s’ouvrent, et qui sont immenses.
 
Ce qui est désormais transformé, ce n’est pas un simple environnement, qu’il faudrait maîtriser, mais un milieu dont nous sommes partie prenante. L’ensemble de ces effets « secondaires » est donc subordonné à un fait fondamental : c’est le sujet lui-même qui est affecté, et il s’agit d’une mutationanthropologique.
 
Pour autant, la mue ne semble guère s’être opérée, ni dans les repères, ni dans les mœurs. Il faudra sans doute en cela encore plus d’une génération, comme il a fallu plus d’un quart de siècle pour revenir à des données déjà établies, sans compter, d’ailleurs, les reculades de cette période, notamment dans le domaine du rapport éducatif aux nouvelles donnes. Pour les précurseurs, les inventeurs, c’est en effet décourageant, et quelques-uns ont disparu bel et bien de la circulation, sans pouvoir « faire passer le message ». Nous en payons le prix.
 
Par ailleurs, nous avons sans doute pris la mesure du changement depuis un bon quart de siècle : alors que nous avions cru précédemment à la déréalisation du monde par les médias, nous avons assisté à une nouvelle réalisation du réel. A ce point crucial, que des auteurs soulignent cela encore aujourd’hui de manière répétitive sinon plagiaire (mais c’est aujourd’hui une loi générale) de manière lancinante, et si longtemps après[4], indique que l’urgence est encore en cela de tergiverser.
 
A la fois « que de temps perdu », mais en même temps, c’est comme une loi de la résistance que nous opposons au changement, singulièrement dans ces domaines. Car ce qui importe, ce n’est pas la « justesse définitive » des descriptions et des analyses, toujours à reprendre, mais leur utilité pour l’action éducative et leurs conséquences pour l’ensemble de l’organisation et des programmes d’études et d’actions. Le pire est le « constat sec ». Plutôt que de répéter à l’envi ce qui est acquis depuis longtemps, mieux vaudrait en tirer les leçons théoriques (de nouvelles logiques) et surtout pratiques : sommes-nous vraiment décidés à bouger et comment. Non seulement une vague « prise de conscience », qui se répète indéfiniment, mais des prises de décision et des actions cohérentes. Un autre mode de fonctionnement est possible…. Mais il est étrangement remarquable qu’aucun chantier approprié ne soit ouvert, à la hauteur de l’enjeu. 
 
Enfin, la réponse à ces phénomènes ne peut s’en tenir à de pieux propos abstraits, des injonctions supérieures ou des actions de communication. Mais pourra, en théorie, passer par des travaux méthodologiques adéquats, précis et systématiques, attachés à l’ensemble des curricula. En habilitant ces questions dans les eaux de la recherche pédagogique et des sciences de l’éducation, cette fois « engagées ». Et cela concerne l’éducation « tout au long de la vie ».
 
Nous en sommes loin.
 
( A suivre : Tant de pessimisme, trop de défaitismes)

[1] Actualisé notamment par Bernard Stiegler
[2]« ce gros appareil médiatique - surtout audiovisuel et numérique - qui, sans cervelle ni pilote, n’a plus rien à voir avec le journalisme » (JC Guillebaud 2013).
[4] Les exemples récents de « répétition » ne manquent pas, comme cet ouvrage commenté par la revue Esprit :Philosophie de l’écran. Dans le monde de la caverne,
Jean Agnès

Domaines de recherche actuels : principes d’une philosophie de l’éducation (transmission, soin éducationnel, « nouvelles donnes » pour l’éducation scolaire, espace de la pédagogie). 

Philosophe, écrivain, il a été responsable associatif et éducatif.  A enseigné "à tous niveaux" et exercé des missions nationales et internationales comme formateur de formateurs et de cadres, et concepteur et animateur de programmes en pédagogie des médias. Il a été membre de divers conseils et comités de rédaction scientifiques. Auteur de nombreux travaux et publications, il est spécialiste en philosophie de l’éducation et fondateur du sitephileduc