fil-educavox-color1

Crédit photo JRBrousse An@é - Le petit livre que j’ai écrit avec Philippe Meirieu en 2008[1]« L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ? » redevient plus que jamais d’actualité. Si l’éducation a occupé une place importante dans le débat pour l’élection présidentielle, on ne peut pas dire que cette question fondamentale ait été réellement traitée.
La polémique autour de l’annonce de la re-création de 60 000 postes, les oppositions rudes sur toutes les questions quantitatives, les annonces en recherche d’effets ont trop souvent placé les questions de fond en arrière plan, à peine visibles. On fait trop facilement l’impasse sur les questions idéologiques considérées comme suspectes ou comme dangereuses électoralement.
 
Or, ce sont ces questions qui déterminent l’avenir du système éducatif.. L’opposition entre une vision ultra libérale autoritaire de l’éducation qui a été mise en œuvre avec détermination depuis 2005/2007 et une vision progressiste, prospective, qui a manqué de lisibilité, n’a pas fait l’objet d’un grand débat national comme on aurait pu l’espérer compte tenu de la gravité de la situation. Il est vrai que la politique de la période écoulée était parfaitement légitime, les français l’avaient choisie majoritairement, sans avoir toujours conscience des conséquences probables en termes de cohésion sociale et d’avenir du pays. Il est vrai que le projet alternatif a beaucoup tardé à être disponible et compris.
 
 
Une page se tourne aujourd’hui. L’idée de refondation du système éducatif s’est donc imposée dans les urnes, mais tout reste à faire.
La tâche sera rude.
 
 
Il faudra d’abord expliquer clairement à la Nation quels sont les enjeux et faire partager cette idée essentielle, que le monde a tellement changé depuis la création de l’école de Jules Ferry et les efforts de rénovation entrepris après mai 1968, qu’il sera impossible de se limiter à corriger l’existant, à l’améliorer, à le retoucher aux marges, à le coloriser.
 
Les liftings peuvent sauver ou conforter des apparences, mais ils ne peuvent pas supprimer la réalité du vieillissement et de l’obsolescence. Il faudra expliquer que la conception de l’éducation détermine, au moins en partie, l’avenir de la société, du vivre ensemble, de la réussite économique, sociale et sociétale. Le culte de l’individualisme avec ce qu’il entraîne de culpabilisation, de compétition et donc de violence, de fatalité de l’échec, la fabrication de gagnants et d’exclus, avec ses dérives et ses dégâts collatéraux, avec ses alibis et ses actions de bienfaisance pour la bonne conscience, aura eu des conséquences considérables. Ses instruments, le pilotage par les résultats, les programmes, l’évaluationnite négative systématisée, angoissante, l’aide individualisée avec sa fausse apparence compensatrice, ont produit des effets aussi rapides que profonds. Si l’on veut refonder, il faudra reconsidérer ces choix et convaincre les citoyens et leurs représentants, de tous bords, de la pertinence d’un autre projet pour la France
 
 
Il faudra donc, d’abord, informer, convaincre, mettre en perspective, afficher une vision de l’avenir.
 
 
Ensuite, il faudra dire clairement où l’on souhaite aller pour les 20 ou 30 ans qui viennent, pas seulement pour les 5 prochaines années. Evidemment, il ne suffira de décréter qu’une page est tournée. On se heurtera à l’opposition morale des enseignants à la « réformite ». Le « y’en a marre des réformes qui se superposent » est un obstacle considérable au changement. Même si l’on sait qu’il traduit à la fois une amertume évidente du corps enseignant et qu’il est souvent un alibi et une arme pour les conservateurs, il interdit toute réforme à la hussarde. Dans le même temps, si la seule perspective est de continuer à faire comme avant avec un peu plus de moyens, un grand rendez-vous aura été, une fois de plus, raté. Il faudra fixer des objectifs à long terme et programmer dans la concertation tous les changements nécessaires : les programmes et leurs rapports avec les finalités, la restauration de la place de la pédagogie, les missions des enseignants, la place de l’école dans la cité, l’articulation avec l’idée des apprentissages tout au long de la vie, etc. Ceci implique le choix d’une pédagogie de la réforme, du refus de l’autoritarisme, de l’accompagnement de ceux qui font le choix de s’engager pour une autre école, d’un vaste plan de formation nouvelle.
 
 
Il me semble qu’il y a au moins trois leviers intéressants à actionner : l’intelligence, le territoire, le numérique.
 
 
L’intelligence, l’intelligence individuelle et collective[2], celle des élèves dont les programmes ne parlent pas, celle des enseignants que, soumis aux oukases descendant depuis toujours du sommet de la pyramide, l’on néglige toujours, celle des parents d’élèves qui ne sont pas que des « parentdélèves », sous-enseignants, mais des citoyens eux-mêmes porteurs de savoirs, celle de tous les acteurs de l’éducation dans tous les domaines de la vie sociale, et notamment les animateurs sociaux, culturels, sportifs, associatifs.
 
 
Le territoire parce qu’il ne peut pas s’agir que de la juxtaposition des compétences recensées sur un secteur géographique déterminé, mais de la prise en compte des savoirs accumulés sur ce territoire pour extrapoler, transférer, exploiter le réel autour de l’école et pour tendre vers le général et l’universel. Ce levier imposera une nouvelle réflexion sur la souplesse nécessaire des programmes et sur l’indispensable exigence au niveau des finalités et de la réalité de leur prise en compte. Il imposera la notion de projet éducatif global territorialisé et un accord entre l’Etat et les collectivités territoriales[3].
 
 
Le numérique, car comme je l’ai souvent écrit dans les billets hebdomadaires, il impose une transformation fondamentale du rapport aux savoirs et à la construction des savoirs et des compétences. Il impose des ruptures, par exemple avec le sacro saint principe « une heure, une discipline, une classe, un prof » ou, autre exemple, avec le tout aussi sacro saint modèle pédagogique de la transmission magistrale qui refuse de mettre l’élève au centre du système.
 
 
Certes, ces leviers, aussi puissants soient-ils, ne peuvent être actionnés dans l’immédiat sans préparation. Il faut donner du temps au temps, permettre de retrouver de l’engagement et de l’enthousiasme, et surtout, indiquer la voie en proposant d’y aller ensemble, pas à pas.
Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.
 


[1] « L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ? ». Philippe Meirieu et Pierre Frackowiak. Editions de l’Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009
 
[2] J’ai toujours été étonné du fait que l’on n’en parle jamais. Comme si l’école n’avait pas l’ambition de développer les capacités intellectuelles, les outils mentaux, mais seulement de transmettre des savoirs disciplinaires cloisonnés.
[3] Une nouvelle étape de la décentralisation sera nécessaire. Les articulations entre les collectivités (communes, regroupements de communes, départements, régions) seront, pour le moins, à redéfinir.
Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.