La simplification technique s’applique ici aussi bien au matériel qu’au logiciel, que ce soit le logiciel système ou les applications. Cette observation, banale en soi, n’est pas sans poser quelques questions qu’il faut pourtant bien aborder au moment où les usages personnels sont devenus tellement développés qu’on ne peut que s’étonner de ces difficultés dans les classes.
Faut-il limiter les usages pour garantir leur effectivité ?
Faut-il enfermer les usagers dans des systèmes qui leurs laissent très peu de possibilité de « personnalisation » de leur outil ?
Faut-il réserver les TIC aux seuls enseignants qui ont un niveau de maîtrise personnelle suffisant ?
Les enseignants sont-ils si rétifs à apprendre ces technologies, nouvelles pour la plupart d’entre eux (en attendant une génération nouvelle qui serait aguerrie) ?
Faut-il utiliser, dans la classe, les « trucs » qui marchent au quotidien en dehors de la classe ?
Au delà de la technique, le rapport aux ressources (matérielles, logicielles ou autres) des enseignants comme des élèves, dans leur vie personnelle, n’est-il pas incompatible avec les apprentissages tels qu’ils sont définis actuellement dans le cadre et la forme scolaire ?
Apprendre suppose-t-il un environnement limité, pré-structuré ou s’appuie-t-il sur l’analyse d’un environnement ouvert et non structuré a priori ?
Chacune de ces questions (et il y en a bien d’autres) demanderait un trop long développement et un travail de recherche complexe. Il est donc illusoire de pouvoir y répondre simplement. Il s’agit ici de tenter de voir plus clair et d’indiquer des pistes de réflexions issues de cette observation des comportements enseignants (et élèves) face aux usages des TIC dans les classes mais aussi en dehors. Un premier axe d’étonnement est l’écart entre le taux de dysfonctionnement des TIC en milieu scolaire et celui observable dans l’ensemble des pratiques personnelles hors milieu institutionnel. Une longue expérience personnelle des TIC à domicile révèle qu’il n’y a pas souvent de dysfonctionnements majeurs. D’ailleurs si c’était le cas, il est probable que les vendeurs auraient vu leurs chiffres baisser significativement. L’ère PC/Macintosh et son évolution entre 1983 et 2010 montre qu’il y a eu une forme de convergence des interfaces d’usage et des usages. Cette convergence a accompagné la banalisation des machines. Ce qui est beaucoup plus impressionnant c’est la rapidité du développement d’Internet d’une part, des téléphones portables/smartphone d’autre part. Or dans ces deux cas, il y a simplification du coté de l’usager.
Au contraire, dans le monde de l’enseignement, on ne cesse de déplorer des dysfonctionnements. Le rapport de l’IGEN sur l’expérience de Corrèze est un bon témoignage de cette situation. Mais bien plus, il est rare de trouver un établissement dans lequel les critiques sur l’état et le fonctionnement du matériel et des logiciels ne sont pas au moins assez vives. Il s’avère que dans de nombreux cas, les décideurs de ces équipements ont rarement exploré jusqu’à son terme, les conséquences en termes de suivi et de maintenance du dispositif mis en place. Mais il s’avère aussi que les usagers eux-mêmes se sont rarement sentis véritablement impliqués dans la mise en place de ces dispositifs.
On peut constater que dans de nombreux exemples, les usagers préfèrent garder ce sur quoi ils ont la maîtrise depuis plusieurs années plutôt que d’aller vers des expériences qui risquent de modifier cet état stable. Ainsi nombre d’enseignants, et ce n’est pas nouveau, préfèrent conserver des pratiques habituelles plutôt que de s’exposer à une déstabilisation trop forte du fait de dispositifs qui injectent de l’incertitude voire du trouble dans le fonctionnement général et quotidien. Le succès de la vidéo projection vient, plus de quarante années après le succès très relatif de leur ancêtre, le rétroprojecteur à acétates…. renforcer cette thèse.
L’écart entre ces comportements, largement majoritaires, et certaines pratiques très actives, voire innovantes, des TIC dans les classes, souvent médiatisées est très important. Or c’est dans l’entre deux que se trouvent des pistes d’action, et c’est là que la limitation, l’enfermement dans des solutions toutes faites semble montrer leur intérêt. Le défaut du passionné est qu’il aime personnaliser son environnement et qu’il est très souvent incapable de se soumettre à un environnement normé. La réaction d’enseignants aux dispositifs proposés aussi bien dans les Bouches du Rhône qu’en Ille et Vilaine ou en Loire Atlantique il y a quelques années l’ont illustré. Les critiques sur ces environnements enfermés ont été nombreuses. Le discours tenus par certains, qui pouvaient trouver trop limitées ces dotations, a eu des effets négatifs auprès de l’ensemble des usagers, créant un sentiment d’insatisfaction. Le défaut du néophyte est la crainte a priori des dispositifs qui viennent changer son contexte.
L’objet technique, en particulier, est entouré d’un discours marqué par un imaginaire qui, pour certains, se situe dans le domaine de la pensée magique, inaccessible pour eux. Cependant cet état n’est que temporaire pour la plupart. Les pratiques personnelles du numérique venant progressivement, mais lentement, changer ces représentations. Car les dispositifs numériques personnels se diffusent justement car ils encadrent les usagers, les limitent et donc chercher à les rassurer suffisamment pour qu’ils les utilisent.
C’est donc dans l’écart entre des pratiques personnelles ordinaires et des pratiques professionnelles pionnières qu’il y aurait un frein au développement des usages. Toutefois si le cadre d’activité ne change pas entre ces deux populations, la représentation du cadre est assez déterminante. Là encore la perception du degré de liberté ou de contrainte s’ajoute à la perception des technologies. Le sentiment d’inadaptation du cadre sur un plan matériel (salle de classe trop petite, éclairage gênant, matériel à déplacer etc…) et sur un plan professionnel (programmes peu adaptés au numérique, élèves ayant des fonctionnements d’apprentissage troublants, comme le plagiat…) vient s’ajouter au craintes exprimées.
Nous touchons là à une dimension humaine fondamentale : la capacité à accepter l’instabilité, l’imprévisibilité de l’environnement. Les concepteurs des machines, au départ passionnés, ont compris petit à petit ces écarts avec les usagers ordinaires. Il faut dire que la variété des demandes et des besoins les a amenés d’abord à se centrer sur des environnements contrôlés et contraints en milieu professionnel (banques, assurances, entreprises de production…, industries). Dans ces contextes les marges de manoeuvre personnelles sont faibles. Dès lors que l’on passe au grand public, il faut recréer un univers suffisamment contraint pour être acceptable. Avec les machines dédiées (le téléphone en est un bon exemple) la contrainte est liée à l’usage prescrit. Avec l’intégration et la convergence numérique, c’est la variété des usages possibles qui prend le pas. Dès lors il peut y avoir une multiplicité d’usages qu’il est difficile de prescrire de manière suffisamment fine et précise. Les choix des concepteurs se tournent donc vers des équilibres dont Apple a réussi, le premier à tirer partie.
Dans le monde scolaire, c’est l’imbrication d’industrie et de particulier qui rend les choses délicates. Le déploiement des ENT et leur projet initial était bien de se calquer sur le modèle industriel. Mais là où les choses deviennent plus délicates, c’est dans l’acte d’enseigner lui-même. Avec l’enseignant on est dans le domaine du « particulier ». La variété des profils est donc une donnée à prendre en compte. Du coup la tentation est grande de restreindre les possibilités techniques en les structurant fortement et en les limitant si l’on veut obtenir une pratique effective. L’arrivée des tablettes, comme le souligne le rapport de l’IGEN sur la Corrèze, pourrait bien être le vecteur clef pour l’usage dans la classe, car leur mode de fonctionnement semble correspondre avec ces contraintes à ces réalités humaines.
A suivre et à débattre
BD
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