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Pour l'entrée dans cette nouvelle année, l'ami Laurent Carle nous fait à tous un somptueux cadeau : sa propre réponse à la question qu'il feint de poser au grand Victor. Elle couronne ce débat qui nous agite tous, de façon ardente ou désespérée, sur une refondation qu'on a vu fondre comme neige qu'on n'a pas, à un soleil qu'on n'a guère. http://www.dcalin.fr/publications/carle47.html
Merci à Laurent de nous offrir ce lourd filon où brillent des pépites capables de secouer les lassitudes, de titiller les petites cellules grises et de rouvrir des yeux, qui, de déceptions en déceptions, sont parfois devenus très myopes...

On sait ce qu’est un « bon » élève. Pour l’école, la question divise.

Selon qu’elle s’adresse aux patrons, aux parents, aux formateurs, aux élèves ou aux élus qui nous gouvernent la réponse ne sera pas la même. Au-delà des variations, en général, pour les profanes comme pour les experts, il suffirait d’être savant pour être un bon prof. Je vais tenter, modestement, d’imaginer la réponse de Victor Hugo, au soir de sa vie. Je pense qu’avant de répondre il examinerait avec lucidité les « résultats scolaires », les effets de l’école sur les individus et sur la société, à la lumière des objectifs et missions qui lui furent confiées par la République. Telle école, tel enseignant ! Par quelle pédagogie, avec quel projet, pour quelle destinée d’adulte et vers quelle société en perspective, instruire et éduquer les enfants en contribuant avec succès et satisfaction professionnelle au progrès humain ? La réponse se trouve dans l’histoire. L’école l’enseigne. Qu’enseigne l’histoire de l’école ? Fille « naturelle », spirituelle et légitime de la Révolution (des révolutions) et de la République, porte-t-elle encore en elle leurs idéaux ou les a-t-elle perdus en chemin dans les cahots de l’histoire ? Forme-t-elle des citoyens ou des sujets ?

Depuis la chute de Napoléon III à Sedan en 1870, après avoir vécu plusieurs siècles sous la monarchie, les Français ont découvert, très lentement mais quand même, les avantages de la démocratie et, parmi elles, la liberté de pensée. Jusque là, nos ancêtres priaient, sans trop y croire, pour être gouvernés par un « bon » monarque, clément et paternel. Depuis un peu plus de 140 années, on vit enfin, avec des hauts et des bas, dans une république parlementaire imparfaite, qu’on améliore de législature en législature. Le système scolaire a-t-il évolué en même temps que la société, au rythme des réformes politiques ? L’esprit de réforme bouillonne-t-il dans les esprits ?

Un extraterrestre, qui débarquerait de son vaisseau spatial, aujourd’hui, découvrirait avec étonnement une république démocratique qui, après avoir inventé les droits de l’homme et du citoyen, pour les préparer à devenir des électeurs, entraine ses enfants à se comporter en sujets d’une monarchie. Y a-t-il une réelle différence de statut entre l’écolier de la Russie de Poutine, ou de Staline, et l’écolier français ?

L’humble débutant arrivant dans son premier poste découvre, cela va de soi, une salle de classe meublée et aménagée en auditorium. Le gestionnaire des bâtiments scolaires a donc anticipé sur le choix du régime éducatif et pédagogique de la classe. Ce sera un enseignement magistral frontal. Normal, car conforme à l’idéologie qui inspire le système scolaire dominant. Au pédagogue démocrate  débutant, en contradiction avec la « norme » (la tradition), il faudra l’audace et le génie d’un tribun révolutionnaire pour choisir librement.

Liberté, égalité, fraternité

A l’heure où l’élève trouve, en quelques clics, mille fois plus de données que la mémoire d’un prof peut en contenir, apprendre à chercher, trier, choisir, échanger, dialoguer est moins dérisoire et plus formateur que tenter de glaner quelques savoirs scolaires en prêtant l’oreille pendant la « leçon » du maitre. Y a-t-il, existe-t-il, un autre mode d’éducation collective que le modèle monarchique compétitif ? Peu de Français, enseignants ou parents d’élèves, tous enfants de la république, en connaissent ou en imaginent un autre. En parcourant leur scolarité sur la route du « chacun pour soi et que le meilleur gagne », les petits Français ont peu de chances d’approcher l’idéal républicain « Liberté, Egalité, Fraternité ». Ils s’en éloignent. Laisser à l’élève le choix du chemin et des moyens pour acquérir la connaissance au programme serait pourtant la première marche de l’éducation républicaine et la première des libertés, en application de la Convention internationale des Droits de l’enfant et de la Charte des Droits de l’homme.

Le professeur qui ne connait pas d’enseignement autre que magistral frontal se trouve, par l’aménagement de l’espace classe, mécaniquement contraint à diriger ses vingt-cinq élèves comme un monarque omniscient, unique source du savoir, gardien suprême du principe de concurrence non faussée par l’échange et la collaboration. « La parole (et la décision) est au maitre ! » Malgré les apparences, ce n’est pas le rôle le plus confortable, quoique valorisé par la hiérarchie et la tradition. Pendant ses prises de parole, ses exposés et ses explications, surtout quand ils tendent à se prolonger, pour obtenir l’écoute, le silence et l’attention, voire l’intérêt, d’auditeurs inactifs, il va lui falloir exiger, imposer, menacer, réprimer, punir (collectivement, si nécessaire). Il décidera solitairement de la marche à suivre, du tempo des séquences, de la part de travail du maitre et de celle de l’élève, de la méthode, des règles de vie en communauté, du mode de contrôle des acquis, des sanctions, des récompenses. Il « corrigera » seul et, seul, il décidera de ce que vaut un « devoir ». Il fera les règlements, la police, la justice et gouvernera sans consultation, ni approbation, sinon pour la forme, de ses enseignés. Cependant, nanti de pouvoirs régaliens, il ne disposera pas des corps intermédiaires (troupe et fonctionnaires) pour les exercer. Chaque jour nouveau remettra en jeu son crédit et son autorité. Rares sont les personnalités qui ont le charisme nécessaire pour tenir ce rôle avec brio et sans douleur. Pour s’imposer sans vertu charismatique, il faut exercer toutes sortes de contraintes assorties de sanctions, même arbitraires. Sinon, on serait chahuté. Le prof de cours, même tolérant, reste monarque. Et le despote éclairé ou débonnaire reste despote. Mais chacun risque sa santé dans ce rôle émotionnellement couteux, auquel personne n’est vraiment préparé, dont l’inadaptation fondamentale s’aggrave à chaque avancée de la société.

Pas de pédagogie sans démocratie, et réciproquement

Une école (ou une classe) pédagogique en phase avec une société démocratique se donnerait comme objectifs de conduire ses élèves vers l’autonomie dans les démarches d’apprentissage, de leur apprendre l’initiative, l’exercice de la liberté, la coopération avec les camarades, l’entraide et la résolution démocratique des conflits dans le respect du règlement intérieur et du code civil. Ce choix éducatif n’est pas compatible avec la monarchie et l’auditorium. Un débutant qui voudrait choisir son mode d’enseignement et de gestion du groupe classe devrait impérativement bouleverser l’organisation de la salle, redéployer le mobilier pour organiser l’espace en ateliers de production et de recherche artisanaux, déstructurer pour restructurer, prélude à une cogestion de la classe. La parole, l’initiative et l’action seraient données à l’ensemble des apprentis citoyens, selon un tour et une procédure démocratiques. Et tous en profiteraient par l’échange et le partage. Les compétences individuelles et leurs fruits seraient versés dans un panier commun. Pas de concurrence de marché, ni d’entreprise privée réservant l’exclusivité des dividendes à ses actionnaires ! Les progrès profitent à tous. Une petite révolution, pacifique mais subversive. Car, à côté de l’organisation spatiale en auditorium permanent, centrée sur le maitre et son enseignement, il n’y a d’autre alternative que la classe pédagogique structurée en ateliers centrés sur l’élève, l’apprentissage et les travaux de groupe coopératifs. La conquête de l’autonomie individuelle, affective et cognitive, passe par la socialisation au sein d’un groupe de partenaires avec qui on progresse dans les savoirs, tantôt en s’accordant, tantôt en se confrontant ; jamais en compétition censée stimulante, organisée et arbitrée par le maitre. Le lien social enfante les personnalités individuelles. Ce que les enfants des classes dominantes trouvent chez eux à la naissance, l’école républicaine le doit aux enfants du peuple. Il faut donc une organisation fonctionnelle qui donne la parole et l’action aux élèves, permette la mixité culturelle et cognitive et les interactions entre pairs, formellement interdites dans le régime monarchique.

En pédagogie, il n’y a pas de « juste milieu ». La structure détermine le régime. Soit c’est la monarchie, soit c’est le « parlement ». Il y a bien l’oligarchie, cette polyarchie pratiquée au collège, dénommée « conseil de classe » quand elle siège,  qui prive tout autant le peuple de son pouvoir. Ce qui ne change rien. De toutes les formes d’enseignement, l’organisation pédagogique démocratique par équipes reste la plus détestée des monarchistes. Ce qui n’a rien d’étonnant, sauf pour un martien tombé du ciel.

Y a-t-il un démocrate dans l’école ?

L’enseignement magistral frontal, forme scolaire moderne, séquelle de l’Ancien Régime, remonte aux origines de l’école primaire dans les années 30 du XIXe siècle, sous le ministère Guizot. Avant Guizot, sous le règne de Louis XVIII, des sociétés philanthropiques avaient créé des écoles élémentaires dont les enseignants, s’inspirant de l’école anglaise, pratiquaient la méthode « mutuelle » (réciprocité entre deux écoliers, le plus avancé servant de moniteur à celui qui l’est moins). La méthode, combattue par la hiérarchie catholique, qui lui reprochait son caractère laïque et démocratique, fut vite remplacée par l’enseignement frontal et l’autorité exclusive du maitre. Nous y sommes encore, plus de 130 ans après l’avènement de l’école laïque de Jules Ferry. Où est passée la démocratie scolaire ? Que serait une société française issue d’une pédagogie mutualiste ?

Pour ne rien changer à l’ordre social dont la bourgeoisie a pris les commandes au XIXe siècle, il suffit de faire fonctionner l’école sur le modèle unique qu’elle voulut alors, légué par nos prédécesseurs. Bien que leurs ancêtres aient obtenu le bannissement des écoles mutuelles (une des formes de la pédagogie démocratique) sous le règne de Charles X, il y aura bientôt deux siècles, les réactionnaires de toute obédience ne cessent de réclamer la tête des rares pédagogues émancipateurs, réfugiés, comme huguenot, dans des écoles de campagne au fin fond d’un bois, et de la « globale », la gueuse, qui n’existe que dans leur détestation délirante de la démocratie. [i] Ils célèbrent le culte de l’enseignement « normal » selon la liturgie du XIXe qui se décline en dictées, exercices d’ « application », devoirs, notes, classements, bons points, leçons par cœur, lectures syllabées, avec le « ton », de paragraphes DU livre de lecture, et, pour les « 6 ans », initiation à la « lecture » avec un syllabaire dénommé « méthode de lecture ». Au temps de Guizot, ces pratiques directives coïncidaient avec la monarchie et concordaient avec un mode de suffrage électoral réservé aux hommes (humains de sexe masculin) de la noblesse et de la bourgeoisie. Elles « instruisaient » le peuple avec pour finalité de le maintenir dans l’enfance et la soumission et de lui imposer le français qui n’était pas la langue maternelle des petits paysans. Il s’agissait d’apprendre, vite, à « lire » (et à parler) le français à des non francophones (qui n’étaient pas destinés à fréquenter les bibliothèques), de la manière la plus scolaire et sous la forme la plus rudimentaire : déchiffrer à voix haute, sans comprendre, lettres puis syllabes, une à une, des « phrases » simplifiées, dépouillées de signification et des signes idéographiques, particularités de la langue écrite, majuscules, ponctuation, lettres « muettes ». Pour la soumettre aux besoins en main-d’œuvre pressants de l’industrie nouvelle, la doctrine didactique officielle de la lecture au bruit a décomposé le français écrit en unités de « lecture » pour en faire une matière d’enseignement par leçons. Un enseignant magistral frontal, maitre de lecture consciencieux et loyal, ne connait que la voie indirecte, le son d’abord, le sens ensuite accessoirement. Aujourd’hui, les intérêts de classe ont pris le relais des nécessités économiques et les didacticiens « modernes », celui des contremaitres. On a fait de cette aberration pédagogique l’alpha et l’oméga de l’apprentissage de la lecture : l’étude des « mécanismes » (sic). L’enseignement de cette lecture primaire à l’unité de bruit, bien nommé « alphabétisation », permettait au passage d’inculquer le respect des normes, de la langue orale de la bourgeoisie et de la hiérarchie sociale, dans la France des diligences (pour les riches) et des chars à bœufs (pour les pauvres) : « Si tu respectes rigoureusement et docilement les consignes de la méthode (à présent nommées « le code ») : déchiffrer sans chercher à comprendre, tu gagneras un bon point ». Transférer ces compétences antiques, purement scolaires, de la langue des manuels à la vraie langue de la littérature, est impossible. A l’heure du TGV et de l’Airbus, ce mode de passage à l’écrit, résultat d’un choix politique irresponsable, fournit quotidiennement la preuve de son inefficacité à instruire tous les Français, à un point tel qu’on se demande si c’en est le but. N’y a-t-il pas plutôt intention d’empêcher le peuple d’acquérir les savoirs nécessaires à une majorité culturelle et politique qui pourrait perturber l’ordre social fondé sur les inégalités ? Ceux qui, enfants de parents lecteurs, entrent déjà lecteurs au CP commencent la course avec une avance que les autres, freinés par le déchiffrage des « méthodes de lecture », ne rattraperont jamais. En continuant à guerroyer contre l’analphabétisme à coups de méthodes empruntées aux musées et rafraichies, les enseignants d’aujourd’hui poursuivent la croisade de l’« alphabétisation » contre le « patois » des ruraux du début du XIXe siècle déplacés de leur campagne natale vers les usines pour servir d’esclaves à la bourgeoisie. [ii] Croisade terminée depuis le milieu du XXe siècle ! En propageant innocemment, par tradition, l’oralisation de l’écrit, comme s’il n’était que la transcription graphique de la langue orale, ils contribuent à leur insu à conduire les enfants d’ouvriers vers l’illettrisme en les empêchant d’apprendre à lire et d’accéder à la culture écrite. Un Français sur quatre ne sait pas lire après dix ans d’école. Pour interdire au peuple la lecture des ouvrages séditieux de Marx ou de Zola, les méthodes de « lecture » furent et restent plus efficaces que l’Index du Vatican. Certains gardiens du temple, ne les trouvant pas suffisamment « alphabétiques » et redoutant que des maitres résistants encouragent la pratique démocratique qui consiste à apprendre à lire en lisant, réclament, au nom d’un rationalisme de comptable, des instructions ministérielles contraignantes qui imposeraient l’étude des « mécanismes » qui font lire sans penser. « Si b+a=ba, alors ville=bille, un=in et chocolat=choléra, CQFD ». En ce XXIe siècle, les lobbies reprennent à leur compte les exigences des patrons du XIXe. Les difficultés scolaires ne seraient pas l’effet indésirable de la priorité donnée à l’enseignement magistral sur l’apprentissage actif. Elles résulteraient seulement, nous assurent-ils, d’une erreur dans le choix de la méthode. Ils connaissent les « bonnes ». Mais changer de « méthode » ne met pas fin à l’enseignement d’une fausse lecture, ni ne règle aucun des problèmes résultant de l’esprit de compétition et d’un système scolaire centré sur le maitre. C’est le rôle et la place de l’enseignant qu’il faut changer. [iii] Pour ne rien changer, les conservateurs se déguisent en lanceurs d’alerte déclarant la guerre à « l’échec scolaire ». Ce sont fanfaronnades de charlatan destinées à promouvoir les méthodes « pour les nuls », à désigner des boucs émissaires et à inciter les crédules à recourir à la médecine « qui soigne les maladies scolaires », nommées « DYS », responsables de « l’échec ». Tout, sauf remettre en question l’idéologie de la soumission ! Malheureusement pour la république et pour les enfants, ils trouvent un écho approbateur à tous les étages du système (des ASEM et AVS jusqu’au ministre, en passant par les IEN et conseillers). Et à l’extérieur. Ces mesures de remédiation, qui n’agissent que sur l’élève et ignorent l’enseignant, ne sont que des feedbacks du type « plus de la même chose », renforçant le statu quo. Paradoxe : on dépiste et soigne les « troubles des apprentissages » dans un système qui donne l’exclusivité à l’enseignement. Cette politique sanitaire postule que l’enseignement ne dysfonctionne jamais et qu’il faut traiter le symptôme plutôt que la cause du problème. [iv]

« A tous les degrés, l’enseignement méconnait dans l’élève le futur citoyen. Il ne donne pas une importance suffisante à l’explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l’esprit critique, à l’apprentissage actif de l’énergie, de la liberté, de la responsabilité. Or, cette formation civique de la jeunesse est un des devoirs fondamentaux d’un Etat démocratique… »

Plan Langevin-Wallon, 1947.

Si le grand Hugo, Pair de France devenu républicain, revenait, je me demande s’il parviendrait à distinguer, dans l’obscurité scolaire, la veilleuse vacillante du flambeau de la pensée libératrice éclairant le peuple. Paul Langevin et Henri Wallon percevraient-ils l’ombre pâle d’un commencement de mise en acte de leur plan de réforme ? Dans notre république démocratique, l’école, taillée en 1833 aux mesures de la Monarchie de Juillet, trop parfaitement adaptée au contexte social et politique du XIXe, encore imprégnée aujourd’hui de l’idéologie d’une bourgeoisie en quête de profits et de pouvoirs, confie à l’enseignant solitaire le soin de satisfaire toutes les attentes, multiples et contradictoires. Elle ne peut pas s’adapter au XXIe siècle et servir l’intérêt général. Si les programmes et les conditions d’entrée au collège ont évolué, la méthodologie de la transmission, les méthodes directives et les relations quotidiennes entre profs et élèves au bénéfice des premiers n’ont pas changé. L’antiquité de cet enseignement lui vaut le qualificatif de « traditionnel ». Ses méthodes n’instruisent pas, elles sélectionnent. Les profs entrainent, arbitrent, chronomètrent, jugent et récompensent. Pour ne pas démocratiser l’enseignement on démocratise la sélection, se donnant bonne conscience à bon compte. Tous les cent voyages, les démocrates de la méritocratie offrent une place dans « l’ascenseur social ». Ils parlent « égalité des chances » et pensent par couples : « échec – faute morale », « réussite - mérite », « apprentissage - travail », dévoyant le droit à l’éducation et au savoir, inscrit dans la constitution. A l’école du « mérite » on ne s’instruit pas, on « travaille ». On concourt, on gagne ou on perd. Le « bon » maitre pilote sa classe d’une volonté de fer dont la somme est égale, pour le moins, à l’effectif. C’est nécessaire pour exhorter chacun, lui insuffler la volonté de gagner et « faire monter le niveau » de l’ensemble. L’esprit d’équipe, de solidarité et de recherche en commun ne sera pas son projet. Seul, doit l’animer l’esprit de compétition individuelle, nécessaire pour une sélection « impartiale et objective » des meilleurs. La « main invisible », reine des combats, fera émerger les « talents », révélant leurs mérites. Le hasard ni les déterminants sociaux ne trouvent place dans les calculs statistiques. La classe « normale » est gaussienne. Elle doit se diviser en trois tiers : un petit tiers de « bons », un petit tiers de « nuls », un gros tiers de « moyens ». Dans l’école de la compétition, ces statistiques ne sont pas des données mathématiques objectives, variables dans le temps, mais le produit constant des attentes de l’opinion. Un premier tiers en surnombre, diminuant d’autant le tiers de faibles, serait l’indice d’une indulgence coupable et jetterait le doute sur la conscience morale du prof. Un dernier tiers surchargé, une classe sans véritables « têtes de classe », signalerait un laisser-aller dans le « travail » et les « motivations » de l’entraineur. La culture des paradoxes nourrit l’esprit des traditions scolaires, mais paralyse la réflexion à tous les niveaux de l’institution, ainsi que dans la presse et la littérature.

La liberté de pensée se perd quand on ne s’en sert pas. Hugo nous le rappelle tout au long de son œuvre et de sa vie. Il y aura toujours des idéologues, des religions, des sectes, des prédicateurs du « sacré » et des gourous pour envahir les esprits et les occuper. [v] La mère des vertus éducatrices, c’est la force et le courage de penser (l’éducation) par soi-même, hors des sentiers battus (ce que fit Hugo, penseur libre), après avoir jeté par-dessus bord les idées reçues, les préjugés et les soupçons qui pleuvent sur la pédagogie depuis le premier jour d’école jusqu’à celui du départ en retraite. Avec Jules Ferry, la République a laïcisé l’école. Mais l’école ne se défait pas volontiers de sa loyauté envers son passé. Un siècle et quatre décennies plus tard, ne pouvant renier, ni oublier ses anciennes missions qui ne furent pas d’émancipation, elle ne peut se démocratiser. Ce n’est pas un ministre qui le fera, c’est un gouvernement d’éducation nationale, malgré les résistances et contre tous les conservatismes. Quand le système scolaire sera bon pour tous les enfants de France, et non pour les seuls héritiers bien nés, gagnants de l’enseignement au « mérite », tous les profs, enfin acquis et formés à la pédagogie démocratique, c’est-à-dire libérés de l’emprise de l’idéologie dominante, seront bons.  

Laurent CARLE (janvier 2016)


[i] Le terme de « globale » pointe une « méthode » qui n’existe que dans les écoles à label Decroly (une en France). Les gardiens du temple, fascinés par la nostalgie d’une époque qu’ils n’ont pas vécue, l’emploient comme épouvantail pour désigner la pédagogie de la lecture qui vise le sens de l’écrit et l’affranchissement du lecteur.

[ii] Dans les mines et la métallurgie, le travail commençait à l’âge de 8 ans. Pour les faire travailler sept jours sur sept (durée moyenne : 15 heures par jour, 12 heures après 1848), sans vacances et sans congés (loi sur le repos dominical obligatoire : 1906), les patrons du XIXe siècle voulaient des ouvriers francophones et dociles, non des citoyens instruits et critiques. « Il faut que les ouvriers sachent bien qu’il n’y a de remède pour eux que la patience et la résignation ». Casimir Périer.

[iii] « L’enseignement explicite des sons et mécanismes de lecture » agit comme une dose de curare psychique qui paralyse le jugement, des années après avoir été administrée. Évidemment, la victime n’en a pas conscience. Elle peut croire mais ne peut plus exercer son esprit critique.

[iv] Autre paradoxe : des femmes, supérieures en nombre dans l’enseignement, plus encore dans les petites classes, sous-hommes de sexe faible sans droits, exploitées et soumises à l’autorité patriarcale pendant des siècles, qui n’obtinrent la citoyenneté qu’en 1945, constituèrent pratiquement le gros de la troupe chargée à coup de punitions :

  1. d’interdire, comme délit, la langue de leurs mères aux petits provinciaux,
  2. de leur imposer le français
  3. et d’exiger, par l’appât de « bons points », le détour par le son pour conquérir le sens de l’écrit.

Aujourd’hui émancipées, « institutrices » ou rééducatrices orthophonistes de la « lecture », soldats du son toujours exposés aux campagnes de persuasion permanentes des nombreux groupes de pression qui se disputent le pouvoir obscurantiste dans l’école, elles ne sont pas près d’envisager de renoncer à la fonction archaïque d’alphabétisation, reliquat de temps révolus, qui leur fut déléguée à l’époque de leur infériorité sociale et politique. 

[v] Luthériens, calvinistes, puis catholiques, et enfin laïques, l’intention première des fondateurs d’école fut de répandre la bonne pensée, la bonne croyance, la bonne parole, les bonnes mœurs, l’orthodoxie des clercs et des idéologues du pouvoir en place. L’apprentissage de la liberté de pensée, même laïque, ne fut jamais leur credo.

http://www.charmeux.fr/blog/index.php?2016/01/05/284-hugo-qu-est-ce-qu-une-bonne-ecole

Dernière modification le jeudi, 21 janvier 2016
Charmeux Eveline

Ancienne élève de l’ENS, professeur à l’EN d’Amiens, puis au CRCEG de l’EN, entre 1956 et 1971.

Nommée ensuite à l’ENG de Toulouse, puis à l’IUFM de cette ville jusqu’en 1993, date de mon départ en retraite, j’ai parallèlement travaillé à l’INRP, en tant qu’Enseignant chercheur associé, depuis 1966 jusqu’à mon départ en retraite. J’ai publié de nombreux ouvrages sur la pédagogie du français à l’école primaire et au collège.