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Nouvelles donnes : retards et précipitations - Comment s’écrira l’histoire du rapport indécis de l‘éducation scolaire au monde des médias ?
Ce que manifestent les récentes expressions publiques d’intérêt pour les questions relatives au cyberespace suscite quelques interrogations de fond sur la volonté réelle de la gouvernance de placer le système scolaire au diapason des « nouvelles donnes ». Et, loin des lignes d’action de type « fer de lance », à même de générer les initiatives, de produire une dynamique, de l’image à la presse puis aux nouveaux supports de la représentation médiatique, désormais, tout se dilue dans le « tout-numérique » et l’appellation officielle « éducation aux médias ». La tribune hiérarchique, la communication, la déclaration d’intention suffiront-elles à faire vivre concrètement l’idéal de prise en compte des nouvelles donnes dans la pratique scolaire ? Le « millésime 2013 » de la question fera-t-il date pour une « refondation » du genre ? 
 
La lecture du programme d’une actuelle manifestation officielle sur ces questions met quelque peu mal à l’aise[1]. A titre personnel, je vois principalement quatre motifs de perplexité : l’absence d’historicité (oubli, effacement, non-prospective), la dissémination (éparpillement sans cohérence d’ensemble), la dilution thématique (déperdition par fusion hâtive dans le numérique), la faible détermination praxéologique (disjonction endémique des déclarations et des actions).
 

 

1 Absence de situation : présentisme, positivité immédiate
 
Les considérants de la manifestation nationale « Cultures numériques, éducation aux médias et à l’information » piquent spécialement notre curiosité. Révélateurs de l’état actuel du dossier, ils témoignent de quelques dysfonctionnements.
 
1) La perte de mémoire et l’aphérèse chronologique
 
- C’est l’inscription aléatoire de l’histoire, et l’effacement de données du disque dur (ce qui s’observe particulièrement dans l’oubli des modèles, comme des pionniers, les bibliographies officielles)…
- Ce sont des citations, à titre d’arguments d’autorités, de personnalités en vogue[2], et non des bâtisseurs. A l’époque du plagiat général, certains d’ailleurs n’hésitent pas à reprendre à leur compte des énoncés qui ont plusieurs décennies… Particulièrement étonnante, l’utilisation de la partie la plus accessible du travail pédagogique de la première décennie (82-92) du Clemi[3]… sans reconnaissances de sources, ni d’auteurs.
- Il ne reste rien, en effet, aujourd’hui, de la période fondatrice de l’introduction des médias dans l’enseignement : y compris les noms, les schémas, les recherches et les avancées pédagogiques de l’époque, toutes effacées… Comment se fait-il que tant de noms de pionniers et de précurseurs aient purement et simplement disparu ? Les avancées significatives, d’autant plus que l’effort institutionnel consenti était alors important, ont été démembrées. Sur le fond, il ne reste pratiquement rien des projets, des engagements, des ouvertures et partenariats de l’époque… Si bien qu’aujourd’hui, il s’agit non pas d’engranger et d’investir du profit, mais… de refaire le monde, d’une autre façon.
 
En termes d’enrichissement patrimonial la formule « une époque chasse l’autre » (l’image ® la bédé ® la presse ® les moyens d’information ® les médias ® le numérique), est désastreuse. Et nous ne savons pas non plus gérer le pluralisme, ni, dans le temps, la diversité, et, alors que nous avons tant besoin de cette ouverture, nous prenons ici le risque du conformisme univoque. 
 
Quel domaine scientifique pourrait se permettre (mais d’autres cas existent, en effet) de ne pas inscrire le travail dans l’enrichissement du savoir ?
 
L’esprit d’escalier
 
Au retour par la case départ, il faut ajouter la réitération du « vœu pieux » Que s’est-il passé pour qu’on lise aujourd’hui, y compris chez des responsables en vue, des déclarations d’intentions qui étaient déjà à l’ordre du jour…. il y a trente ans ?
 
Les réflexions sur l’appropriation pédagogiques du triple processus d’information, de médiatisation et de réticularisation de la société, ce que devient alors le « sujet des médias », et singulièrement l’élève et le professeur, le rapport de l’école au milieu de vie et à l’ « éducation seconde  », ne datent vraiment pas d’hier !
 
- la réflexion sur la modification du paysage et ses conséquences, en raison du changement de paradigme global, n’est pas non plus une nouveauté : remontons seulement trois décennies plus tôt, lisons les études et les rapports avancés depuis[4], pour nous en convaincre, et ce qui a changé, ce n’est pas ici la méthode de raisonnement requise, mais l’évolution technique, en effet, qui ne pose pas davantage de problèmes de principe que devant, mais qui les place à une dimension, et une accélération inégalées.
 
 
On assiste pourtant à la redite des mêmes attendus sous forme de « bonnes résolutions » : pour « prendre en compte à l’école la culture numérique des enfants », « construire une compréhension critique des médias », « il faut un souffle nouveau », « il y a urgence »[5]et donc, « il est temps de changer d’échelle »[6].
 
Très longue est la liste de ces formules, sur plusieurs décennies désormais : il est au fond pénible (et un peu humiliant pour ceux qui ont beaucoup œuvré dans ce sens…) de voir nos lointains successeurs « refaire le monde » de manière vague, sur le plan des idées institutionnelles comme celui des vues sur les travaux nécessaires pour les méthodes et les contenus. De constater, sur le moyen terme, à intervalles réguliers, les mêmes requêtes, souvent revues à la baisse, comme si rien ne s’était passé. Trop d’idées aujourd’hui avancées (avec quelles… avancées  ?) ont été largement discutées de manière approfondie… il y a trente ans[7]. Comme dans ces assiettes anciennes à énigmes, où sont passées les réponses ? Peut-on raisonnablement poser sans cesse les mêmes questions, sans les rapporter 1) à ce qui a déjà été fait 2) à un chantier effectif, méthodique, organisé ?
 
 
2 La dilution
 
Remarquable aussi est le télescopage : voilà les médias résolus dans le numérique. Pour moi, la définition du terme « médias » me suffit comme englobant – notions de programme, de discours, de réseaux, et pour distinguer des modes de pensée (par exemple, cybernétique, numériques, analogique, plexologique[8]), et rapporter à l’articulation technique/discours. Et elle est suffisamment féconde.
 
Qui trop embrasse mal étreint : à se dispenser de distinctions de niveaux et d’instances, à tout mélanger dans l‘ordre technique, depuis l’utilisation la plus pointue, jusqu’aux exploitations les plus généralistes, on risque la synthèse avant d’être passé par l’analyse, au prétexte de « complexité ».
 
La dissémination
 
Avions-nous mis au point des bases ? Les reproductions de « fiches pédagogiques » ne sont rien s’ils ne sont pas facteurs de mouvement. Nous nous inquiétions, il y a vingt ans, du risque de dissémination et de déperdition, lorsque, une fois les thèmes de l’image, de la bande dessinée, de la presse, des médias, etc., légitimés, les techniques télé-matiques reconnues, on pouvait multiplier comme par clonage, des actions – quoique souvent elles restent encore des vitrines « d’innovation », multipliables à l’infini, mais pas davantage que les initiatives d’il y a quarante ans. Mieux mises en scène c’est certain[9]. Ainsi, comme en un kaléidoscope, s’agite l’actuel spectacle pédagogique. Mais les catalogues d’actions « dites innovantes » (lesquelles le sont vraiment) ne sont rien s’ils n’entraînent pas une dynamique et une méthodologie d’ensemble.
 
 
3 La déficience praxéologique
 
Le retard endémique de l’école sur les évolutions ne date pas d’hier : il en fut ainsi de l’image, de l’informatique, etc. mais on avait espéré qu’avec les efforts consentis il y a plus d’un quart de siècle pour changer de point de vue méthodique, les choses allaient pouvoir s’améliorer. Nous avions notamment avancé, dans le domaine de la pédagogie des médias, des modélisations provisionnelles, qui tiennent compte des évolutions prévisibles. Car l’état actuel de l’accélération technique n’en est (comme toujours) qu’à son début. Las.
 
Et peut-on, enfin, évoquer ces questions sans rapport à ce qu’est un programme d’action, un objet pédagogique ? Ou encore, à titre d’exemple simple, un travail théorique sur les modélisations, sur les transferts d’apprentissage ? Sans avoir au préalable opéré quelques distinctions dans le vaste domaine de la pédagogie des médias : outil accessoire (pédagogique ou documentaire)/objets d’étude ; comprendre-connaître/faire-créer ; milieu de vie/mode de pensée. Ni sans articulation (sinon « supplémentaire ») dans l’organisation de l’école ?
 
L’effort diplomatique, les réunions prestigieuses, les rituels, les recommandations des commissions, la communication[10], ne sont rien si elles ne sont pas astreintes au réel des actions[11]. Il faut donc interroger l’introduction scandée de l’item « une éducation aux médias (« notamment numériques ») et à l’information » dans les textes, à rapporter au paradigme des « éducation à », et à leur signification par rapport aux disciplines et aux matières d’enseignement, et historiquement aux expressions antérieures (« formation aux médias », « pédagogie des médias »). Quant au libellé de loi il ne garantit en rien l’effectivité de la loi[12].
 
Les actions et les publications de qualité ne sont rien si elles ne sont pas relayées, vulgarisées, encore moins si elles sont ignorées des hiérarchies, sensibles à ce qui leur est parvenu à leurs oreilles après maints filtres préalables. Pour autant, l’effort en « communication » n’est rien si elle ne sert pas : ce domaine a besoin denourriture, et non de facilités. Une agence de communication ministérielle peut organiser des manifestations, des publications promotionnelles : ce qui ne remplace ni le laboratoire, ni l’expérience, ni la formation.
 
« On demande toujours des inventeurs »
 
Il a fallu beaucoup de temps et de nombreuses initiatives, avant que l’institution scolaire n’intègre officiellement ne fût-ce que l’item d’image, de presse, de télématique, de médias. Des passionnés et des novateurs, qui ne se désignaient pas pour autant « Pédagogues » ou « Innovants », ont souvent anticipé. Aujourd’hui, nous ne manquons pas de déclarations, de chartes, de signatures… ce qui peut protéger mais non garantir le facteur humain.
 
On se souvient de la formule de Geneviève Jacquinot (Communications, 1981)[13], à la suite de Michel Tardy (1966) : et si c’était vrai ! Si les inventeurs avaient à nouveau carte blanche ? Et encore faut-il leur faciliter la tâche. 
 
L’éducation est un domaine à forte teneur (et tension) en enjeux axiologiques, et l’imaginaire des médias en haute valeur ajoutée : l’intersection des deux domaines redouble ce poids, ce qui a pour effet de tétaniser les uns, mais aussi de susciter les appétits et la tentation de confiscation par quelques-uns. Tandis que les « militants » et les « pionniers » en sont pour leur grade. Combien ont juré – mais un peu tard – qu’on ne les y reprendrait plus ! Mais tant que cette logique perdure, le « retard » chronique fera loi. C’est que la « capacité française » d’inventivité et de créativité n’a pas toujours été encouragée, comme il aurait été souhaitable, voire, elle s’est vue naguère bridée ou sanctionnée. Situation absurde, de même que l’incapacité de mettre le rapport éducatif aux médias à la vitesse européenne. Tous facteurs de stagnation, à l’opposé de nos idéaux démocratiques de pensée et d’avancée communautaires, de nos propositions méthodologiques de pédagogie muable, de déconcentration, de nos expériences de recherche-action : nous avons moins besoin d’injonctions hiérarchiques que d’intelligence collective. Et aucune « refondation » ne vaut sans état d’esprit.
 
 

Conclusion : serpents de mer, couleuvres et autres désagréments (pour la raison pédagogique)

 
La question des médias est une priorité absolue, plus largement, celle des nouvelles donnes est à considérer « toutes affaires cessantes ».
 
Bon.
 
Depuis longtemps, nous nous interrogeons sur la réponse éducative possible suggérée par la conjoncture. Elle est au moins triple : pédagogique (et plus encore, pour suivre de Peretti, méthodologique, et donc une ingénierie qui ne soit pas de pacotille, et encore moins éventuelle), théorique (et donc une recherche intrinsèque continue, persévérante, à la croisée des sciences de l’éducation et de l’information-communication - et non quelques saupoudrages externes), communautaire, car enfin la question nous concerne tous (et cela suppose donc une déontologie en conséquence). Cela implique aussi l’intégration dépassionnée des médias dans l’ensemble du dispositif, et une culture active des médias. Surtout, un horizon de sens, décidément singulièrement absent des débats.
 
Mais rétrospectivement, le dossier n’est pas en parfaite santé : à vingt ans, trous de mémoire ; trente ans, mais plus toutes ses dents ; trente-cinq ans, quelques rides… 1976- 2013 : pour nos quarante ans, espérons que la refondation proclamée aura fait son travail : soit l’oubli définitif des illusions, soit un sursaut, avec un soupçon de dignité et d’humanisme reconquis.
 
Toutefois, la crise de la transmission s’est là durement manifestée. Bien loin de l’esprit scientifique, et de la morale, et nous avons simplement à espérer de nos lointains successeurs que les précédents revers leur servent de leçons utiles. Ce qui n’est visiblement pas acquis. Et en tous cas, sans ancrage dans le passé et l’élan dans l’à-venir, sans dynamique entre les ordres, sans pluralisme des points de vue, au risque de l’invention, ce qui devrait être une épopée éducative risque fort de retarder encore, tristement.
 
Deux nécessités conjointes s’attacheraient à une action raisonnée : à partir d’une photographie exhaustive sur ce qui se fait réellement, une analyse des besoins, une détermination de méthode qui suppose un véritable travail (de type laboratoire, organisme-pilote, expérimentations - articulant recherche, ingénierie et action pédagogique) : tel serait en effet, dans l’esprit des coopérations et des partenariats, un acte à poser pour une refondation non platonique. Car nous avons besoin d’une tout autre tournure d’esprit, dont une véritable re-fondation n’aurait pas à souffrir : ces questions, comme celles de la rubrique « innovation », telles qu’elles sont mal posées, comme devant, certes nous rajeunissent d’un quart de siècle. Mais, plutôt que de refaire un chemin encombré de broussailles, ne vaudrait-il pas mieux prendre le courage du franchissement, éclaircir, et, à défaut de retrouver un fil perdu, remettre tout cela à plat pour aller vraiment de l’avant ? Autrement.


[1] « Conférence nationale : Cultures numériques, éducation aux médias et à l’information (21-22 mai). Mais aussi des initiatives d’associations, quelques prises de position des mouvements pédagogiques…
[2] On peut trouver en effet de nombreuses formules identiques, depuis bien longtemps. 
[3] A l’époque, « Centre de liaison de l’enseignement et des moyens d’information ».
[4] Y compris d’intéressants moments, par exemple le rapport « Pouzard de 2002 (L’école et les réseaux numériques).
[5]Cette histoire de l’urgence est « jalonnée » : dès les années 60, et encore :Clemi 1983, Agnès-Savino 1988, Quéau 1997, Pouzard 1998, etc, etc. Parmi les jalons académiques, le rapport IGEN « Becchetti-Brunet » (L’éducation aux médias. Enjeux, état des lieux, perspectives,2007) ou encore le récent L’école le numérique et la société qui vient (Kambouchner-Meirieu-Stiegler, 2012). Mais, figée en litanie non suivi d’effets, réitérée à intervalles réguliers, l’anaphore de l’urgence devient pathétique.
[6]« nécessaire changement d’échelle » (rapport IGEN 2007, op. cit.).
[8] L’IG P. Mathias, présent à la Conférence citée, utilise le terme de « diktyologie ».
[9] On trouve sur le site de la Conférence (v. supra) une exposition virtuelle de posters, caractéristique. http://emiconf-2013.ens-lyon.fr/posters.
[10]Qu’on peut soupçonner au vu des dernières années de rester inversement proportionnelle aux moyens réels mis en œuvre. Etaient-elles si rares, les expériences les innovations, les initiatives, à une époque où n’existait pas la « caisse de résonnance médiatique » ? La communication institutionnelle peut aider, mais ne saurait remplacer l’effort réel de pédagogie, de formation, d’introduction raisonnée dans les curricula.
[11]« Lors de cette table ronde, Gilles Braun, conseiller pour le numérique au cabinet de Vincent Peillon, a souligné l’enjeu de l’éducation aux médias et aux usages numériques pour les jeunes aujourd’hui. Ce dernier apparaîtra dans la proposition de loi sur la refondation de l’école mais il conviendra d’en préciser les modalités de mise en œuvre » (c’est moi qui souligne). Source : collectif Pour des Etats généraux de l’éducation aux médias (Assises du journalisme, 22/10/12)
[12]v. le Projet de loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République, Texte de la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication
v. le site du Sénat (Signalé par le Café pédagogique 16 mai 2012)
[13]« Qu’on le veuille ou non, des gens, massivement, apprennent des médias. Ce qu’il est urgent de savoir, c’est ce qu’ils apprennent, comment ils apprennent, et si l’on ne pourrait pas les aider à apprendre mieux. Des recherches nouvelles sont à entreprendre, même si elles doivent nous amener à remettre en question ce que l’on croyait savoir des processus d’apprentissage. Question fondamentale qui ouvre la voie à un nouveau rôle des médias dans l’éducation : non plus « fenêtre ouverte » sur le monde, mais plutôt nouvelle façon de penser le monde ».
Jean Agnès

Domaines de recherche actuels : principes d’une philosophie de l’éducation (transmission, soin éducationnel, « nouvelles donnes » pour l’éducation scolaire, espace de la pédagogie). 

Philosophe, écrivain, il a été responsable associatif et éducatif.  A enseigné "à tous niveaux" et exercé des missions nationales et internationales comme formateur de formateurs et de cadres, et concepteur et animateur de programmes en pédagogie des médias. Il a été membre de divers conseils et comités de rédaction scientifiques. Auteur de nombreux travaux et publications, il est spécialiste en philosophie de l’éducation et fondateur du sitephileduc