Quelle(s) science(s) pour l’éducation ?
Concernant l’éducation, l’apport potentiel des recherches est couramment mis en balance avec les spécificités et les tensions qui caractérisent ce champ.
Sans doute, les questions scolaires sont abordées avec une passion ou une charge affective fortes, par tous les anciens élèves que nous sommes, de même qu’elles revêtent une dimension idéologique claire. D’autant plus qu’il n’y a pas de raison qu’elles soient particulièrement consensuelles, dès lors que l’école est aujourd’hui au cœur de stratégies forcément conflictuelles d’insertion et de reproduction sociale…
Pourtant, l’idée de tirer parti des sciences pour améliorer l’enseignement est une vieille idée : dès les années 1960, la pédagogie expérimentale s’est efforcée d’élaborer ce qu’on appelait à l’époque une « science de l’enseignement ». Science qui non seulement n’a jamais été unifiée mais n’a jamais vraiment convaincue, tant elle suscitait de critiques.
On en retrouve un écho aujourd’hui dans les critiques faites aux prétentions éducatives des neurosciences. L’enseignement ne se réduit jamais à un processus « stimulus-produit », le contexte joue (les interactions en classe, les contenus proposés), mais aussi et surtout la motivation des « apprenants ».
Tout ceci rend extrêmement délicat de dégager des explications mono-causales débouchant sur des recommandations univoques. D’autant plus qu’à des considérations d’efficacité se surajoutent des considérations proprement éducatives. Même si cela peut s’avérer efficace, faut-il, par exemple, récompenser financièrement les élèves pour leurs apprentissages ?
Et puis, en général, les questions d’éducation sont abordées par les dirigeants politiques davantage sur la base d’une vision globale, politique, où la charge charismatique importe plus que l’étayage scientifique.
Réformer grâce aux « acquis de la recherche » ?
C’est à cet égard que le ministre de l’Éducation Jean‑Michel Blanquer entend se démarquer.
Il affirme vouloir fonder ses réformes sur les acquis de la recherche, par exemple quand il décide de dédoubler les classes de CP en zone prioritaire, en s’inspirant directement des travaux des économistes Piketty et Valdenaire montrant qu’une réduction très marquée de la taille de la classe, dans les milieux les plus défavorisés, peut atténuer les inégalités sociales.
Certes, on déplorera qu’il semble juger sans importance de remettre du même coup en cause, avant toute évaluation sérieuse, l’expérience « plus de maîtres que de classe », engagée elle aussi sur la base de recherches.
Mais ce ne sont peut-être pas là les recherches dans lesquelles il a le plus confiance… Aujourd’hui, il existe une multitude d’approches scientifiques des questions scolaires, et de toutes aussi nombreuses contingences politiques ou personnelles font qu’on se tournera plutôt vers telle ou telle.
Les neurosciences à la rescousse
Alors que la ministre précédente mettait en avant les travaux sociologiques et économiques établissant les bienfaits d’une certaine mixité sociale, le ministre actuel affirme haut et fort sa confiance dans les neurosciences. Certes, ces approches ne prétendent pas répondre aux mêmes questions. Comment des élèves par ailleurs comparables travaillent ou vivent plus ou moins bien selon la composition sociale du public de l’établissement, dans un cas ; de l’autre, comment les jeunes cerveaux abordent les premiers apprentissages ?
Dans sa confiance envers les neurosciences, qui s’est traduite par la nomination d’un neuroscientifique à la tête du conseil scientifique de l’Éducation nationale installé en janvier 2018, Jean‑Michel Blanquer n’innove en rien. Dès 2006, Gilles de Robien alors ministre exprimait son enthousiasme par rapport à « la science, la vraie, la science expérimentale », poursuivant « cette science toute jeune, c’est la science du cerveau ».
On croit entendre mot pour mot Jean‑Michel Blanquer, quand il s’efforce de présenter sa politique comme découlant tout simplement de la science qui lui semble la moins contestable. Et séduisante, car les neurosciences restent un continent relativement noir, mystérieux, prometteur mais encore très neuf, et c’est sans doute pour cette raison que l’enthousiasme du début du XXIe siècle (exprimé également par les instances européennes) ne s’est guère traduit jusqu’alors dans les politiques éducatives.
La tentation d’instrumentaliser la science
S’il sait être enthousiaste, le milieu scientifique est par nature et en général, prudent, bien plus que le milieu politique qui lui, doit trancher et prendre, pour exister, un flot incessant de « mesures »…
Et pour trancher dans les débats que suscitent toute décision politique, la tentation est grande d’instrumentaliser la science, comme s’il était possible d’en tirer toujours des conclusions univoques, populaires si possibles (tel que le B.A-BA pour apprendre à lire).
Mais si les techniques d’imagerie cérébrale permettent de voir les régions du cerveau activées lors de telle ou telle tâche, il reste à interpréter ce constat d’une « activité »cérébrale » (notamment, est-on face à une cause des apprentissages, ou bien à une conséquence ?).
Plus largement, tout neuroscientifique sérieux sait pertinemment que ses expériences sont des expériences, pas forcément transposables, et que les mécanismes de l’apprentissage, plurifactoriels, ne se réduisent pas à un circuit neuronal particulier.
Il sait pertinemment que le meilleur cerveau du monde n’apprend pas tout seul mais en interaction avec d’autres, que la méthode pédagogique qui respecte le mieux du monde le fonctionnement cérébral ne peut rien contre un enfant qui ne veut pas apprendre, ou encore que les principes redécouverts mais somme toute assez élémentaires selon lequel il convient de stimuler l’attention ou la curiosité des élèves risquent de rester sans effet sur les apprentissages avec des d’enseignants peu motivés, des journées de classe à rallonges ou des enfants mal nourris !
Prendre en compte l’intrication des facteurs
Contre toute tentation de déterminisme « neuro » magique, il faut rappeler aussi (et entre autres) que la psychologie sociale démontre, sur la base d’expériences, qu’il suffit souvent de modifier les pratiques en classe ou les énoncés des exercices pour que les apprentissages des élèves en soient significativement affectés.
Ou encore, rappeler que les sociologues montrent que des élèves au départ comparables progressent inégalement selon la composition de leur classe (son niveau moyen ou son hétérogénéité notamment). Ou encore que telle méthode pédagogique peut s’avérer efficace ou non selon les caractéristiques des publics auxquels elle est appliquée.
Bref, une masse de travaux convainquent sans ambiguïté que des élèves exposés à la même méthode – fût-elle conforme à ce qu’on sait sur le cerveau – vont voir leurs apprentissages fortement modulés selon le contexte pédagogique et social où ils évoluent.
Globalement, un des messages les mieux partagés au sein de la recherche en éducation (des neuroscientifiques aux sociologues de l’éducation, en passant par les psychologues de tous horizons) est l’intrication, dans tout apprentissage, de multiples facteurs : la santé (nutrition, sommeil, exercice physique…), les interactions sociales, les émotions, la confiance en soi, et bien sûr la mobilisation des enseignants et l’organisation même de l’enseignement…
Un besoin de pluridisciplinarité
Même si on peut comprendre que les neurosciences séduisent par leur simplicité (apparente), il n’y a aucune raison ni de les frapper d’anathème ni de leur donner un monopole : c’est avant tout d’une pluridisciplinarité dont on a besoin. Mais se pose alors le problème, scientifique, réel et difficile, de l’articulation de recherches qui se situent à différents niveaux.
Peu de chercheurs, que toute la logique des champs scientifiques pousse à se spécialiser, osent s’aventurer sur ce terrain, d’autant plus que, dans le champ académique, se soucier des implications concrètes de ses travaux n’est pas plus valorisé que la pluridisciplinarité. Encore faudrait-il que les diverses spécialités ne s’ignorent pas, ne se caricaturent pas…
Par ailleurs et surtout, le fait de connaître certains des facteurs et des mécanismes qui favorisent les apprentissages, et l’effet objectif de telle ou telle méthode ou modalité d’organisation des systèmes éducatifs n’est pas suffisant pour dicter une politique éducative efficace et juste.
Car au-delà de l’efficacité d’un élément, il existe toute une gamme de solutions alternatives (qui, concernant les questions éducatives, ne se situent pas toutes uniquement dans le milieu scolaire), et, surtout peut-être, un horizon de valeurs que le politique ne peut ignorer. Et qui vont exiger de lui des arbitrages.
Ainsi, les recherches sociologiques qui s’appuient sur des comparaisons internationales, si elles démontrent la portée égalisatrice d’une école unifiée, sans filières précoces, révèlent en même temps que si l’on déplace le projecteur quelques années plus loin, en considérant la facilité, pour les jeunes, à s’insérer sur le marché du travail, les systèmes à filières font mieux.
Fixer d’abord des objectifs politiques
Ce n’est évidemment pas aux chercheurs mais bien aux politiques de dire s’il est plus important, pour un pays, de voir ses jeunes s’insérer aisément dans la vie active, que de manifester, à 15 ans, des compétences égalisées.
Une chose est sûre : ni les comparaisons internationales ni les recherches quelles qu’elles soient ne dictent les pistes à suivre. Piloter scientifiquement l’école n’est pas pour demain, même si c’était le rêve du ministre… Sa tâche est plus complexe : il lui revient d’expliciter les objectifs éducatifs que la nation entend privilégier et d’en organiser les modalités d’application dans un environnement où les contraintes de toute nature ne manquent pas.
https://theconversation.com/la-recherche-au-secours-de-lecole-92814